Présentation de la télévision française d'Etat, 31 mars 1939


L'allocution de Marcel Prévost


Texte paru dans La Revue de France du 1er Mai 1939

Le 31 mars dernier, une présentation de la télévision française d'Etat fut organisée dans la salle du théâtre des Ambassadeurs. Elle fut précédée de trois allocutions: la première du ministre des P.T.T., la seconde de M. Jean Perrin, de l'Académie des Sciences, la dernière de M. Marcel Prévost qui préside la section littéraire du Conseil supérieur de Radiodiffusion. Voici le texte de cette dernière allocution.


Monsieur le ministre des P.T.T. et mon célèbre confrère, le professeur Perrin, ont traité, tous deux, avec une précision et une clarté que j'admire, le problème de la Télévision française au point de vue technique comme au point de vue social. De ce côté, ils ne m'ont réellement laissé rien à dire qui puisse valoir ce qu'ils ont dit.

D'autre part, s'il est vrai que, dans un passé lointain, j'ai entretenu quelques relations polytechniciennes avec la mathématique et la physique, mon rôle, à la radiodiffusion, est aujourd'hui strictement littéraire, et vous ne serez certes pas étonnés qu'après les lumineuses considérations savantes et pratiques que vous venez d'entendre, je veuille insister surtout sur le domaine, -comment dire ?- émotif et psychologique que la télévision est appelée à conquérir à travers le onde. Non seulement en lui procurant un divertissement nouveau, d'une qualité exceptionnelle, analogue par exemple, à celui qu'a inauguré le cinéma mais en atteignant l'être humain au delà de ses réceptivités physiques et en exerçant comme une intervention soudaine, magique, au plus profond de sa sensibilité.
Toutes les trouvailles de cet ordre, notons le, avaient été réalisées antérieurement, dans un but purement utilitaire: faciliter les échanges et, pour cela, réduire le temps que la distance oppose à cette facilité. Pareille réduction, l'homme primitif l'a demandée d'abord à l'allure accélérée de sa marche, puis à la vitesse de sa monture, au vent qui gonfle les voiles.

Sa parole avait utilisé le porte-voix; il avait allumé sur les collines le feu des signaux. Mais, notez-le bien ! à partir d'une date, déjà lointaine, ces réalisations n'ont progressé que lentement. On peut dire sans paradoxe que Louis XIV n'avait à sa disposition, dans cet ordre d'idées, que le matériel et les moyens des rois mérovingiens: perfectionnés, embellis surtout, mais, au fond, les mêmes.

C'est le XIXe siècle, surtout dans ses vingt dernières années, qui amorça les prodigieux résultats du présent. Aviation, téléphone, navigation sous-marine, etc... Tout cela, la fin du XIXe siècle en légua au XXe non pas seulement l'idée, mais une réalisation partielle. Au siècle héritier, le nôtre, était réservé par le destin un achèvement presque intégral.

Notre siècle avait trouvé dans l'héritage du précédent la possibilité d'une communication jugée prodigieuse: le texte d'une pensée humaine pouvait se transmettre, dans un délai assez rapide, d'un point du globe à l'autre! Mais déjà c'était trop peu pour le génie moderne. La froideur et la concision télégraphiques ne suffisaient plus. Dans la littérature du passé, ombien de fois déjà l'être humain s'est plaint de ne recevoir la pensée des absents que figée, glacée sur une page ? L'aspiration du monde vers la parole à distance fut bientôt trop pressante pour ne pas activer le génie des inventeurs.
Un jour vint où non seulement la pensée, mais la voix humaine surmontèrent l'espace. Il faut reconnaître que cette réalisation fut extraordinairement rapide. Ce qui était de bon augure pour les problèmes encore non résolus. Ceux-ci, la science les attaqua tout aussitôt.

Le premier problème qu'elle attaqua, je vous prie, chers auditeurs, de considérer qu'il était tout à fait nouveau, profondément différent des autres, vraiment insolite. Les réalisations précédentes avaient, avant tout, je vous l'ai signalé, un objet utilitaire: transmettre à distance, par la voix même, des informations pratiques.

Cela accroissait le bien-être général, facilitait les échanges, diminuait le danger des catastrophes: en somme cela améliorait les conditions de vie dans la guerre comme dans la paix. Pratiquement, cela suffisait. Un négociant, traitant des affaires au téléphone, n'a pas un besoin absolu de voir la figure du correspondant. Pareillement, un général qui transmet un ordre aux avant-postes... Et puis... mon Dieu ! accessoirement, la vie sentimentale pouvait profiter de cette communication matérielle pour échanger... des propos de sentiments, voire d'amour. Entre gens qui s'aiment, c'est déjà quelque chose que de s'entendre, si on ne peut se voir. Mais un poète latin l'a dit dans deux vers célèbres: bien moindre est l'émotion transmise par les oreilles qui celle qui atteint les yeux. La télévision allait réaliser ce miracle. Désormais, ainsi que l'oreille entendait, malgré la distance, les yeux, à travers l'espace immense, verraient.
Tout à l'heure, on vous a expliqué clairement l'admirable mécanisme de cette réalisation. Moi, c'est du point de vue de ses conséquences intellectuelles et psychologiques que j'ai préféré vous entretenir. J'insiste d'abord sur ce fait capital: par la télévision, c'est la première fois que la science apporte aussi directement à l'humanité non seulement un divertissement merveilleux, mais un tel pouvoir d'enrichissement de l'esprit et une telle source de joie morale.
Je m'explique: Sur le bienfait intellectuel, inutile de discourir. Deux mots suffisent: cette suprême découverte nous annexe l'univers. le sens du mot voyage est changé: c'est le monde extérieur qui se déplace, vient à nous, s'arrête devant nous. Un écolier - quand la télévision scolaire sera définitivement accomplie - aura fait plusieurs fois le tour dumonde... à l'âge de dix ans.

Mais ce n'est pas seulement l'esprit humain que la télévision élargit et enrichit, comme par un effet magique. Elle apporte à l'humanité une capacité nouvelle de joies morales. Sans vaine sensiblerie, osons dire que, désormais, ce mot "séparation" n'aura plus le même sens qu'autrefois. La vue d'une mère séparée de son fils ne sera-t-elle pas transfigurée si, au cours de la séparation, non seulement elle peut entendre la parole de l'absent, mais elle le voit lui parler ?
Ne croyez pas, chers auditeurs, que j'exagère ou que j'anticipe sur un avenir hypothétique, et que je prenne des possibilités pour des réalisations. Dès à présent, dans deux grandes villes allemandes, distantes d'environ mille kilomètres, des cabines publiques de télévision sont installées, et les interlocuteurs se voient, comme ils s'entendent. On peut donc prévoir qu'en France, dans un avenir prochain, on aura chez soi l'appareil télévisuel voisinant avec le téléphone. Et, très vite, ce prodige couvrira le monde. Or, c'est vraiment autre chose, j'y insiste, de voir que d'écouter. Notre parole humaine se détache, pour ainsi dire, de nous quand nous la confions au téléphone; mais c'est nous-mêmes que la télévision rendra présents et vivants, à des milliers de kilomètres, pour les regards anxieux qui nous cherchent.

Voilà pourquoi, chers auditeurs, je vous convie aujourd'hui non seulement à admirer le côté pratique utilitaire instructif ou divertissant de la télévision, mais surtout ce qu'elle contient de possibilités et de satisfactions psychiques, ce qu'elle apporte de purement spirituel, de purement idéal pour accroître le bien-être humain.

Non seulement une commodité, une facilité, une distraction, mais une puissance de réconfortante émotion; osons dire le mot: une puissance de bonheur. L'absence est le plus grand des maux, roucoule l'un de ces deux voyageurs ailés qui (nous dit La Fontaine) s'aiment d'amour tendre. Eh bien ! nous célébrons aujourd'hui la suprême défaite de ce "plus grand des maux".

Rendons à ce propos hommage à la science. A travers les âges, elle a poursuivi sa tâche bienfaisante. D'abord, elle permit à l'absent d'exprimer instantanément sa pensée; puis ce fut sa parole... Bientôt, vous tournerez un bouton magique, et l'absent surgira devant vous. Regardez-le: il vous sourit, il vous parle, et les mots (qu'un autre miracle scientifique vous apporte), vous voyez sa bouche les articuler.

Mesdames, messieurs (laissant systématiquement à part le domaine scientifique), j'ai tenu à vous découvrir cet autre émouvant aspect de la télévision, sa force élargissante sur notre esprit, son action bienfaisante sur la sensibilité humaine, son rôle comme instrument d'apaisement moral et de joie.
Dernier acte de la science contemporaine, elle vient, aboutissement magnifique, de supprimer "l'absence".

Marcel Prévost, de l'Académie Française.