Non, l’ordinateur n’est pas une mine de plomb !
Dans le document de présentation de l’exposition « Talents aux Arts Déco » 2009 [Ensad], Margo Rouard-Snowman, enseignante à l’Ensad et commissaire de l’exposition, écrit les lignes suivantes :
"L'exposition pose la question de la part de l'outil informatique dans la création. Je pense qu'il y a eu, aux Arts déco, il y a quinze ou vingt ans, une sorte d'incroyable fascination pour l'ordinateur et ce, à mon avis, au détriment de la création. Le dessin a alors été quelque peu délaissé au profit de la machine. Souvent les étudiants pensent que seul l'ordinateur peut matérialiser une idée, or il ne s'agit que d'un effet, par d'un signe répondant au sens. L'ordinateur ne doit pas être une finalité de production, mais l'un des outils de création disponibles au titre même qu'une mine de plomb. Je garde néanmoins espoir : depuis quelques années, en effet, les élèves ne sèchent plus les cours de dessin. Il y a, en outre, un renouveau d'intérêt pour les enseignements académiques."
Sans nier les aspects positifs de cette évolution, ni sous estimer les effets négatifs d’une addiction à l’ordinateur, je ne pense pas que l'on puisse réduire l’ordinateur à « un des outils de création disponibles au même titre qu’une mine de plomb ».
Que l’ordinateur soit un outil, nul n’en disconvient, à condition de ne pas oublie que la création d’outils est constitutif de la nature humaine [Leroi-Gourhan], et qu’un certain nombre d’outils, ou de familles d’outils, ont profondément impacté le devenir de l’humanité et l’expression artistique en particulier. Par exemple l’imprimerie de Gutenberg pour le texte, la gravure pour Dürer, mais surtout, au XIXe siècle, la vapeur [Zola]. Dans le domaine de la peinture, la photographie a ouvert une crise profonde ([Baudelaire], parmi bien d’autres) et [Benjamin] y a presque vu la fin de l’art, pendant d’ailleurs que [Malraux] y voyait d’intéressantes ouvertures. L’ordinateur prolonge cette lignée et en amplifie les promesses et sans doute aussi les menaces.
Cela dit, c’est aller beaucoup trop loin que de ramener l’ordinateur au rang de la mine de plomb. Tout d’abord, c’est inexact. L’ordinateur n’est pas un simple perfectionnement d’outils antérieurs, comme la mine de plomb a pu l’être par rapport au fusain, à la pierre noire, au pastel. En effet :
- il remplit de multiples fonctions et applications : depuis la paie dans les entreprises jusqu’aux systèmes d’armes, en passant par le calcul scientifique et bien entendu les arts graphiques ; dès les années 1950, un Wiener (et autour de lui le groupes des entretiens Macys) avait perçu cette universalité, qu’avait entrevu depuis longtemps des auteurs comme [Hoffmann],[Verne] ou [Villiers], et dont nombre d’auteurs pressentaient la venue dès les années 1930 [Birkenhead][Valéry], et dont un [McLuhan] puis de multiples auteurs ont montré l’étendue, sans oublier par exemple [Nora], rapport qui accéléra sensiblement en France l’acculturation informatique généralisée dans le cadre de la télématique ;
- grâce à sa construction binaire, il unit radicalement, au plus profond de tous ses composants, le calcul, la logique et la mémoire [Von Neumann], structure d’autant plus importante que, depuis, le digital s’est avéré être au cœur de la vie [Watson] comme de la pensée humaine [Gazzaniga].
Pour faire image, l’ordinateur c’est non seulement la mine de plomb, mais aussi la boite de couleurs, le papier, la cartothèque, l’imprimerie et la Poste !
En quelque sorte, on rêve de nous ramener au temps d’Ingres et de Delacroix, avec un peu d’informatique pour faire moderne, mais soigneusement cachée (discrétion on ne peut plus visible d’ailleurs à cette exposition), comme on « efface les réseaux » dans les sites historiques, et en faisant comme s’il ne s’était rien passé depuis le salon des Refusés de 1863 !
Dommage, sous la plume d’une personnalité qui a des responsabilités importantes dans une des plus prestigieuses écoles d’art françaises. On sait que les étudiants d’aujourd’hui sont moins attirés que leurs parents par les disciplines scientifiques et techniques. C’est d’ailleurs assez inquiétant pour l’avenir d’un univers qui n’a guère d’autre choix, pour continuer sa croissance comme pour en corriger les méfaits écologiques, que de progresser considérablement dans la maîtrise des techniques et notamment de l’énergie. On pourrait au moins espérer que les écoles d’Art prennent leurs responsabilités en la matière, au lieu des faire rêver aux poses de nu et à la mine de plomb !
Pendant ce temps, les Japonais sont en train d’innover radicalement en matière culturelle. Née d’une pénurie de moyens après la dernière guerre mondiale, la culture des mangas et des animés s’est emparée tout naturellement des nouvelles technologies dans le cadre d’un original post-modernisme (qui n’ignore pas, d’ailleurs, ses origines françaises) [Azuma][Mechademia]. Ces productions inondent chaque jour un peu plus les rayons de nos librairies et de nos télévisions. Les Américains n’ont pas mieux à y répondre que les variétés de leur disneylands.
Or il se trouve que, en matière de cinéma d’animation notamment, la « French touch » est appréciée dans le monde entier. Et cela est dû, pour une bonne part, aux méthodes d’enseignement pratiquées dans plusieurs de nos écoles d’art, à commencer par l’Ensad. De telles positions risquent de ramener nos brillantes avant-gardes à l’âge... du plomb. L’exposition le montre bien : c’est propre, léché, parfaitement aligné ou arrondi mais vraiment ouvert sur le monde de demain ? On peut en douter.
Pierre Berger, novembre 2009
[Azuma]
AZUMA
Hiroki : Génération Otaku. Les enfants de la post-modernité.
Hachette 2008 (original japonais 2001)
[Baudelaire] BAUDELAIRE Charles : Baudelaire
critique d’art, édition établie par Claude Pichois, Gallimard 1976.
[Benjamin] BENJAMIN Walter : L'œuvre d'art à l'ère de sa
reproductibilité technique. in Essais Denoël-Gonthier 1971.
[Birkenhead] BIRKENHEAD The earl of : The
world in 2030 AD. Hodder and Stoughton, London, 1930
[Ensad] Talents aux Arts Déco. Ecole nationale supérieure
des arts décoratifs, Le journal des Arts, novembre 2009
[Gazzaniga] GAZZANIGA Michael S., IVRY
Richard B. and MANGUN George R. Cognitive neuroscience, the biology of the
mind. Norton, New York, 1998-2009
[Hoffmann] ENGELIBERT
Jean-Paul. L'homme fabriqué.
Récits de la création de l'homme par l'homme. Garnier 2000. (Les récits de Hoffmann, Shelley, Poe, Barbara, Bierce,
Schropp, Villiers de l'Isle-Adam, Wells, Panizza, Capek, Huxley , Glish et
Carter, avec une introduction et des présentations par J.P.Engélibert, et des
extraits d'Ovide, Descartes, La Mettrie, Baudelaire et Truong).
[Malraux] MALRAUX André. Les voix du silence. NRF 1951. La première
partie Le musée imaginaire, est parue (sous forme remaniée) en livre de
poche. Folio 1965.
[Mechademia] MECHADEMIA. 1. Emerging worlds
of anime and manga (2006), 2. Networks of desire (2007), 3.Limits of the human
(2008), 4. War/time (2009), University of Minnesota Press.
[Nora] NORA Simon et MINC Alain : L'informatisation de la
société. La documentation française, 1978.
[Valéry] VALERY Paul. Les forces spirituelles, notre
destin et les lettres. Revue Conferencia, 15/9/1937
[Verne] VERNE Jules: la journée d'un journaliste en 2889.
Hetzel. (Parution originale dans la revue américaine The Forum, 1889).
[Villiers] VILLIERS DE L'ISLE ADAM : L'Eve future.
Première édition 1886. G-F Flammarion, 1992.
[Watson] WATSON James D. : The Double
Helix. Mentor books, New american library, 1968.[Zola] ZOLA Emile : La bête humaine. 1890.