L'informatique libère l'humain
3. Vivre la relativité digitale.
Les autres. le corps, l'amour, la famille
Le groupe en général
A la différence d'un groupe de molécules ou d'un corps matériel, un groupe humain a d'emblée une part "immatérielle" comme tous les groupes animaux, qui disposent de moyens de communication et dont les individus intègrent dans leurs comportements (pour ne pas dire dans leur conscience) des règles utiles ou nécessaires à la survie du groupe, par exemple l'accès ordonné à une source d'alimentation, qui commence par les plus forts. Quand les rapports de force évo-luent, des combats, en général symboliques pour limiter les dégâts, remettent "la loi" en accord avec les faits. Nos groupes humains ont donc toujours une double dimension, matérielle et psychologique. On peut aussi considérer qu’il n'y a qu'une différence de degrés entre des relations franchement matérielles, basées sur les poids et
les forces physiques, et les relations immatérielles, qui utilisent plus finement les interactions matérielles par l'intermédiaire du système nerveux. En pratique, les différences restent sensibles entre les deux modes d'interaction. On parle aujourd'hui, par exemple pour l'ensei-gnement, de réunions "présencielles", avec regroupement corporel, en un même lieu, des participants, et de réunions "virtuelles", où les personnes peuvent rester éloignées et sont mises en communication par les technologies du téléphone ou de la téléconférence.
L'expérience, maintes fois renouvelée, montre à la fois l'utilité et les limites des réunions virtuelles. Elles réduisent le besoin de réunions physiques, avec les pertes de temps et les conséquences écologiques qu'elles impliquent (pollution urbaine et des aéroports notamment). Mais elles stimulent l'envie de la rencontre physique. Même en famille, plus on se téléphone, plus on se voit. Le progrès technolo-gique encourage le mode virtuel, le rend de plus en plus complet, immersif, mais il ne s'agit que d'un décalage, toujours en partie com-pensé par les progrès apportés aussi au transport physique.
La décision
L'important, dans un groupe, ce sont les décisions qu'il prend, ou mieux l'énorme flux décisionnel qu'implique son fonctionnement, car chacun des participants doit en permanence décider de ses attitudes, de ses interventions et, dans un nombre limité de cas seulement, de ses choix explicites à travers des votes plus ou moins formels.
Chacun doit en particulier décider de son degré de participation : simple adhésion, présence passive, participation active, actions de maîtrise et de domination (que ce soit dans une optique égoïste ou dans l'intérêt global du groupe).
De manière formelle ou non, ces décisions s'agrègent. Les choix individuels se transforment en décisions d'ensemble. Les responsa-bilités deviennent collectives. Partant du chaos, la construction de ces consensus est une des plus belles choses à voir, comme l'aptitude de certains animateurs à y conduire, en jouant sur les règles comme sur les personnalités.
Les décisions des groupes sur eux-mêmes
Les décisions les plus intéressantes des groupes sont celles qu'ils prennent à propos d'eux-mêmes, d'abord le flux de décisions indivi-duelles qui les conduit à se fonder, puis à se doter de structures et de procédures plus ou moins élaborées, puis à les faire évoluer dans l'ensemble des autres groupes et, dans certains cas, de décider de leur division en plusieurs groupes, de leur absorption par un groupe plus grand ou de leur disparition pure et simple.
Un problème clé de l'organisation du monde est de choisir la bonne granularité, qui permet dans chaque sous-ensemble une optimisa-tion, un flux décisionnel performant et satisfaisant pour tous. C'est cela précisément, construire la démocratie.
La montée du virtuel encourage la coexistence de groupes multiples. Alors que dans la société primitive (telle que nous l'imaginons) la localité et les relations organiques au sein du groupe font tout, et de manière pratiquement toujours hiérarchique, dans un monde virtuel chacun peut appartenir simultanément à un très grand nombre de groupes.
Le groupe a aussi constamment à décider du niveau de système d'information qu'il se donne sur lui-même, à la fois comme repré-sentation de lui-même et comme machine exécutrice des fonctions même du groupe. Alors que, pour l'individu humain, le corps biologique conserve un rôle fondamental, sinon transcendant, un groupe n'a pas cette contrainte, et son "âme" peut devenir presque totalement objectivée dans un système d'information. La loi impose tout de même un minimum de rattachement de la "personne morale" à des personnes physiques, notamment par la personne du président ou du gérant, qui ne peut être lui-même une personne morale. Mais cela peut devenir une limite presque purement théorique. L'essentiel devient la réalisation "informatique" du groupe, son orgware. Et certains finissent même par mettre en cause l'existence même du moi, de la réalité individuelle, sinon comme groupement plus ou moins fluctuant de composants biologiques et culturels !
La famille, lieu des décisions majeures
Le premier groupe que nous connaissons dans la vie, le dernier aussi sans doute en dehors de l'hôpital, c'est la famille. C'est en son sein, pour elle, avec elle, que nous prenons nos décisions les plus importantes: choisir un conjoint, avoir des enfants et les mener à la maturité, assurer la fin heureuse de nos parents. Autrefois, il s'agissait à peine de décisions. L'instinct, le désir le plus fort, les usages ou l'intérêt en décidaient de l'extérieur.
Peu à peu, au fil de l’Histoire, la contrainte et la compulsion s'organisent en décisions, en flux de décisions de plus en plus riches. Le choix du conjoint est libre et s'assortit de phases exploratoires préparatoires, d'examens médicaux. La procréation s'inscrit dans un "planning familial" la fin de vie s'allonge, se répartit en plusieurs phases avec une série de décisions accompagnant l'entrée dans la dépendance et les phases terminales.
La variété des actes augmente. Même au sein du plaisir, on ne confond plus aujourd'hui "baiser" et "faire l'amour". Et l'on a depuis longtemps jeté aux orties les recommandations ecclésiastiques de se limiter à la position du missionnaire. Le plaisir amoureux se décline et s'enrichit de mille variétés. Digitalisation .... le mot sonne assez mal ici, tout de même. La quantité d'information autour de la conception s'enrichit fortement et rapidement. L'échographie, encore rare et très curative au début des années 90, devient à la fin du siècle une cérémonie à grand spectacle et en couleur, avec écrans pour la maman, le papa, voire le grand frère ou la grande sœur. Et l'on part avec l'image du bébé sur bande magnétique ou sur cassette. On la transmet sur Internet à la famille attendrie. "Lorsque l'enfant paraît... ", disait Victor Hugo ; c'était au salon après quelques mois. Maintenant c'est largement avant la naissance que bébé fait son entrée dans la famille, avec les joies et les inquiétudes qu'il apporte, les décisions qu'il exige de prendre, qu'elles lui plaisent ou non.
Toute cette information crée un nouveau flux décisionnel de précautions, de soins et de dispositions. Très tôt, on peut aussi intervenir dans le processus, chimiquement ou chirurgicalement, jusqu’à des greffes et, en cas d'anomalie grave, d'interruption de la grossesse. Il s'en faut, tout de même, que nous maîtrisions tout le processus. Une partie de la vie du foetus doit toujours se passer dans un utérus maternel. Cette limite est-elle franchissable, ou au contraire, comme dans le bouclage de soi- même sur le sub-conscient, y a-t-il une nécessité fondamentale à cacher, un instant au moins, le processus à toute explication, à le confier à nouveau, peut-être un jour purement symboliquement, à la bonne nature ?
Vers une ingénierie génétique ?
Dès à présent, l'abondance de nos connaissances et de nos pouvoirs nous donne une responsabilité lourde à porter. Jusqu'où aller dans le savoir? Certains parents préfèrent ne pas connaître à l'avance le sexe de l'enfant... Mais surtout, jusqu'où aller dans la décision ? Jusqu'où recourir aux prothèses physiques et chimiques qui bloquent, retardent ou favorisent la venue de l'enfant. Jusqu'à quel âge prolongera-t-on la possibilité de grossesse ?
Ira-t-on jusqu’à déterminer le sexe de l'enfant, et pourquoi pas ses autres traits physiques et psychologiques, et dans le détail ? Bref, la procréation deviendra-t-elle une véritable ingénierie génétique et biologique, avec son plan d'origine, ses adaptations progressives au fur et à mesure du développement du fœtus, de l'embryon ? Nous considérons bien comme normal de "corriger les défauts" d'un enfant trop indiscipliné ou trop paresseux. Pourquoi s'arrêter là ?
Et ceux qui s'indignent qu'on puisse même penser à de telles évolutions peuvent-ils se rappeler ou voir encore dans certaines civilisations attardées ou régressives le prix que font payer les traditions à tous mais surtout aux femmes, et à travers elles aux enfants et aux hommes eux-mêmes ?
Avant-guerre, l'eugénisme faisait presque l'unanimité dans les pays occidentaux. On l'a proscrit car on a trop vu avec le nazisme à quels excès il pouvait conduire. Et plus généralement, nous tremblons toujours un peu devant ces intrusions dans les processus les plus sacrés de l'humanité. Mais s'interdire l'eugénisme est aussi une décision, comme renoncer à soigner pour ne pas utiliser la greffe, proscrite dans certaines civilisations, ou comme ne pas téléphoner à un médecin le jour du sabbat...
En fait, les technologies nous proposent ici d'aller très loin, bien plus loin que l'eugénisme et la sélection, mais vers la création volontariste de l'humanité future. Peut-être ne faut-il pas les suivre, les développer ou les laisser se développer. Mais il s'agit, en toute hypothèse, d'une décision.
Et qui décide ? Qui doit décider, en ces matières ? Dans la Rome antique, le père de famille a droit de vie et de mort sur le nouveau-né, ou plutôt il porte la responsabilité de le conserver dans la famille ou de le jeter à la décharge. Aujourd'hui, on tendrait plutôt, à l'inverse, à donner à la mère un droit exclusif sur son enfant à naître. Hier, et aujourd'hui encore dans certaines sociétés, le choix du conjoint relevait de la famille et non pas des futurs époux...
Et pourquoi d'autres autorités n'auraient-elles pas leur mot à dire dans le processus d'enfantement, puisqu'une grande partie des charges pèseront sur la communauté, par le biais des systèmes plus ou moins élaborés de sécurité sociale, d'allocations familiales et d'enseignement public ? L'autorité politique, de la commune jusqu'à l'ONU, ne peut abandonner aux hasards, aux fantaisies ou aux opinions individuelles des opérations aussi essentielles à sa survie et à son évolution.
La construction des protocoles de décision en la matière est donc un point fondamental. Nous ne sommes certainement pas parvenus aujourd'hui à un stade satisfaisant de maturité sur la manière de faire ces choix, pourtant les plus importants de tous.
La transmission culturelle et patrimoniale
A priori, il se pose moins de problèmes d'éthique pour la trans-mission familiale et sociale de la culture que pour la génération biologique. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une totale innovation par l'espèce humaine. Déjà les animaux supérieurs assurent la pérennité de leur groupes par la transmission de savoirs et de techniques, de réflexes, au cours des premiers mois de l'existence. Certains trans-mettent aussi des adaptations plus ou moins élaborées du biotope : tanières, barrages des castors. Pour d'autres espèces, comme les abeilles et les fourmis, la transmission dépasse d'autant plus l'indi-vidualité que celle-ci n'a guère de sens, et que seuls des romanciers peuvent nous émouvoir en nous faisant nous identifier à une fourmi et à ses ambitions de révolution quasiment planétaire.
Mais l'espèce humaine a fait un grand pas en mettant au monde des fœtus qui n'ont même pas encore consolidé leur boite crânienne, afin de permettre l'augmentation du volume cérébral sans accroître à proportion le bassin des femmes. Autrement dit, le "logiciel" devient avec l'homme résolument dominant sur le "matériel" dans la transmission des fondements même de l'espèce.
Le rôle des parents dans la transmission culturelle aux enfants conserve une importance cruciale, d'autant que l'on a écrit : "tout est fait à 4 ans". Cependant, une grande part du cadre de formation s'est étendu de la famille à la cité, à l'Eglise, aux universités. Et même ces cadres "biologiques", ces flux de transmission d'homme à homme cèdent le pas à des médiatisations de plus en plus poussées. Relayant le livre et la presse, le Web et le CD-ROM occupent le devant de la scène. L'enfant ne se forme plus "au grand livre de la nature", mais au petit écran de la télévision et de l'ordinateur. Et même quand il part en randonnée, il n'accède plus qu'à une nature tantôt couverte de béton, tantôt préservée par des techniques de conservation de plus en plus volontaristes.
Même la transmission de la tradition familiale fait un appel croissant aux nouveaux médias: logiciels de généalogie, CD-ROM familiaux, site Web. Et la messagerie électronique enfonce les réticences des familles les plus traditionnelles dès qu'un enfant éloigné y recourt pour limiter les notes de téléphone. Les nouvelles technologies de l'information cassent le modèle de la "famille nucléaire" (parents plus deux ou trois enfants) qu'avait encouragé, pour ne pas dire imposé, l'automobile.
Les
parents, l'entourage, les pouvoirs publics de tous niveaux, et enfin chacun
pour son compte à la mesure de sa maturité, prennent un nombre croissant de
décisions pour cette transmission :
-
niveau d’énergie que l'on consent à investir pour ses enfants, niveau
d'attention et de conformité qu'on leur demande ;
-
part du budget et du temps disponible investie dans cette trans-mission par
rapport à d'autres consommations ou à l'optimisation de la carrière des parents
;
-
type des contenus transmis, orientés plus ou moins vers le passé ou l'avenir ;
-
filtrage de l'information transmise sur le passé. Certains parents privilégient
la franchise et la vérité, aux dépens de la respectabilité des ancêtres.
D'autres cherchent dans leur passé des raisons de fierté, se cherchent des
ancêtres prestigieux, font passer dans l'oubli les divorces, les maladies
honteuses, les faillites, a fortiori les délits.
Au fil des ans, des siècles, des millénaires, ce legs culturel s'orga-nise en patrimoines précieux, au point parfois d'être écrasants pour les générations nouvelles. Certains aspects douloureux du passé restent entachés d'une interdiction de recherche, par exemple le nombre exact des victimes de la Shoah. De toute façon, les archives restent secrètes pendant un certain temps. Il y a un devoir d’oubli. On peut le rapprocher de la période de latence imposée pendant la grossesse.
Plus cela ira, plus il faudra prendre des décisions en ces matières, plus aussi nos marques sur le monde et la nature même des machines que nous construisons feront le relais entre les générations. Parents, école, églises, ne joueront plus qu'un rôle auxiliaire mais, pour autant, indispensable, dans la mesure même où cette transmission de bouche à oreille et de bisou à sourire est essentielle à notre nature.
L'homme de synthèse
Finalement, les deux modes de transmission, le biologico-affectif et le culturel objectivé convergent vers la perpétuation d'une humanité décidant toujours mieux de se perpétuer et de se perfectionner elle-même. Quelle part prendront les deux chimies, le carbone et le silicium, dans cette transmission ? On ne peut actuellement que faire des hypothèses et poser quelques questions de base.
Et d'abord, que voulons-nous transmettre, au juste ? A un extrême, je veux me transmettre moi-même, me pérenniser, échapper à la mort par la transmission de mon patrimoine génétique et de mes œuvres. Et semen tuum a generatione in generationes, dit le psalmiste. Mais, tant qu'à faire, pourquoi ne pas devenir moi-même éternel ? Le progrès technique nous ouvre des pistes toujours déçues jusqu'à maintenant, mais toujours plus prometteuses, vers cette immortalité. Tout d'abord nos corps biologiques parviennent à tenir de plus en plus longtemps. Madame Calment a franchi le mur des 120 ans. L'âge moyen augmente dans les sociétés développées. A âge égal, nous sommes de mieux en mieux conservés, à force d'hygiène, de médicaments, d'opérations, de prothèses mécaniques et de plus en plus électroniques, de greffes. Les tissus transgéniques voire le clonage dès l'enfance de certains tissus de l'individu même ouvrent encore de vastes perspectives de prolongation.
Le clonage pourrait apporter une solution plus radicale, en préparant d'abord un autre corps identique au premier, mais plus jeune, et dans lequel, au moment opportun, on transférerait les savoirs (le logiciel). Actuellement, on voit encore mal comment cette possibilité pourrait se réaliser de manière efficace et éthiquement satisfaisante. Mais la recherche n'a pas dit son dernier mot.
D'autres voient une possibilité d'immortalité dans un transfert de l'essentiel, c'est-à-dire de mon logiciel, du contenu de mes mémoires (mémoire proprement dite, mais aussi mémoire musculaire, code génétique) vers les supports de l'informatique, plus robustes que ceux de la biologie, ce qui apporte une indépendance définitive par rapport au support, puisque les fichiers digitaux se recopient sans erreur. Cette proposition a l'inconvénient d'être réductionniste. Pour que le transfert binaire puisse se faire dans un temps fini, il faut que le nombre de bits à transmettre soit fini. Les auteurs qui envisagent cette solution font donc des calculs de la capacité mémoire correspondante (cerveau, code génétique) ainsi que de la puissance de calcul de notre cerveau. En prolongeant les courbes de progrès des technologies, ils prédisent à quelle date les machines seront assez puissantes, selon eux, pour rendre le transfert possible. En l'occurrence, ce serait vers 2050.
Il se peut aussi que l'on aille plutôt vers une combinaison des chimies du carbone et du silicium. On pourrait ainsi éviter le réductionnisme nécessairement attaché à un transfert purement digital. Mais on perdrait alors quelque chose en indépendance. Tout à son prix !
Toutes ces solutions sont-elles satisfaisantes ? Une seule chose est sûre : mourir sera de plus en plus une décision, de moins en moins une nécessité biologique.