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Pierre BERGER


propos recueillis par Patrick Curran, Paris 8
lors du colloque L'interface des mondes réel et virtuel.

Montpellier, mars 1993

L'année prochaine, une partie du colloque de Montpellier sera consacrée aux jeux et j'aimerais en savoir d'avantage sur cet essor annoncé, au moment même où l'on constate une stagnation du développement des dispositifs industriels de réalité virtuelle.

Il n'y a pas de doute que lorsque l'on voit pour la première fois un casque vidéo, on peut reculer, horrifié, devant cette espèce de coupure brutale, ce walkman de la radio poussé à ses limites.

Si l'individu se coupe ainsi du réel, il entre en contrepartie dans un univers complètement nouveau où il peut devenir créateur. Après que cette phase d'enthousiasme - et un peu de vertige -ait eu lieu, on a l'impression que ça plafonne, et cela était net dans Informatique 93.
Faut il désespérer et dire : "Il ya eu une mode de la réalité virtuelle, elle va retomber comme d'autre", là vraiment, je ne le crois pas, car le désir est profond, notamment en matière de jeux.

Il y a vraiment, chez des couches importantes de la population, le désir de jouer avec ces nouvelles images, et je crois qu'un certain nombre d'expériences le montre :
- les heures que les enfants passent devant leurs consoles de jeux,
- les heures que les adultes passent devant leurs micros sous différentes formes,
- et, tout récemment, aux USA, nous avons le phénomène MUZ (mot qui n'a pas de signification particulière) où l'on joue sur des réseaux à des jeux de type "Donjons et dragons". L'engouement est si grand, que les entreprises, les universités où cela se pratique ont été obligées de mettre des barrières, et, le cas échéant, c'est l'individu qui en fait le demande, comme on peut se faire interdire de jouer dans un casino. On peut demander au système de limiter son droit de jouer à 2h par jour, ou 2h tous les jeux jours, de manière à ne pas devenir un computer-adip ou un Muz-adip.

Je crois que l'ensemble de ces faits atteste que la réalité virtuelle arrive au moment où ce désir s'affirme. Personnellement, je pense que cela même est souhaitable, étant donné que nous consommons beaucoup trop de produits énergétiques, de voyages qui nous conduisent à recouvrir la terre d'autoroutes et à consommer beaucoup d'énergie. Il est souhaitable de préserver d'avantage l'environnement.

Alors, quand est-ce que ça va repartir, quand les marchés vont-ils véritablement s'ouvrir ? Je crois que vraisemblablement le salut va venir du Japon. On peut regretter que l'industrie européenne ne trouve pas le dynamisme suffisant, que quand elle investit, elle ne trouve pas d'avantage tout à fait les bonnes solutions. Il faut espérer, notamment, que Philips va trouver le bon moyenn celui qui passe. Elle avait fort bien réussi la cassette audio il y a quelques années.

Pour l'instant, il semble que les plus gros investisseurs sont japonais, et qu'ils vont relancer la machine virtuelle avec des produits très peu chers.

Jusqu'à maintenant, la réalité virtuelle était l'apanage des laboratoires fortunés, avec des machines à plusieurs millions de francs. On est descendu à 200 ou 300 000 francs, mais c'est encore beaucoup pour s'amuser. C'est normalement à la fin de cette année que l'on peut espérer avoir un casque ou des lunettes à moins de 2000 F.

Après cet essor technologique, ce sont les contenus qui vont devoir évoluer. Si les Japonais sortent simplement des super-Mario, l'intérêt se lassera bien vite. Pour affirmer cette reprise, il faut de la créativité, des idées, pas forcément de la technologie haut-de-gamme, l'exemple de MUZ est là pour le prouver.

Ces jeux en réseau n'utilisent pas d'images à haute définition. Il s'agit d'une messagerie de textes, une sorte de Minitel en plus ergonomique et en plus rapide. L'avantage du support textuel est que chacun met ce qu'il veut dedans... Si on décrit une plage avec des cocotiers, ceux qui sont allés aux Antilles auront tendance à camper ce décor, en fait chacun l'imaginera à sa façon. D'ailleurs, Quéau a bien insisté sur ce point : l'immersion, dans la réalité virtuelle, n'est pas l'apanage du matériel. Quelqu'un doté d'imagination s'immerge très bien. Le texte a un autre avantage : l permet de créer facilement des personnages, sans avoir besoin d'être programmeur.

Voilà donc ma vision du proche avenir : une phase un peu difficile, une vague japonaise avec de la haute technologie à bon marché, puis une phase où, je pense, on ira beaucoup plus loin.

Il y a un second volet que je souhaite aborder avec toi : c'est celui des hypermondes, dont tu es l' "inventeur" dans le double sens du terme, puisque tu en es aussi l'explorateur.

J'ai créé le mot hypermonde parce que je trouvais celui de réalité virtuelle un peu négatif : ça me faisait trop penser à un cours d'optique du bac, où il y avait d'un côté l'image réelle, de l'autre l'image virtuelle, et je cherchais quelque chose de oins restrictif.

Il y avait déjà dans la tradition de la réalité virtuelle les Hypertextes (Ted Nelson) : le mot était déjà plus sympathique, puis on est passé aux hypermédia et je me suis dit : Pourquoi pas l'Hypermonde ?

Je trouvais que cette métaphore fonctionnait bien parce que Hypermonde c'est comme le "Nouveau monde" qui a été découvert il y a 500 ans.

Au début de la réalité virtuelle, on a plutôt l'impression qu'il s'agit d'un prolongement de notre Monde : "Je suis dans le Monde, et puis j'y ouvre de petites fenêtres". On y décrit ces médiations comme des représentations du réel. Or je crois que l'hypermonde va beaucoup plus loin que cela.

C'est un véritable monde, en ce sens que tous les petits morceaux de média que nous avons créés (le papier, la radio, la TV, la réalité virtuelle) sont un peu comme les différents points que Christophe Colomb, Cartier et les autres sont touchés initialement dans le nouveau monde, et derrière ces points là, il y a un grand continent, où nous n'avons fait que débarquer. Il y a des têtes de ponts solides, mais on va progresser vers l'intérieur. L'immersion va jouer sur l'ensemble des sens et l'interaction va aller plus loin.

Les premiers conquistadores ramènent l'or : c'est très pauvre et hélas, ils détruisent beaucoup. Dans l'Hypermonde, par contre, il n'est pas nécessaire de tuer les gens pour s'installer.

Alors : immersion, interaction, on va commencer d'y construire et rien de permet de préfigurer ce futur où tout est à inventer.

Ta métaphore du nouveau monde m'a fait penser que - de même que l'on parle des "Micro-Univers" de Pappers pour exprimer le cheminement - ce voyage vers l'imaginaire pourrait bien, tout compte fait, être le meilleur vecteur de communication, le moyen de découvrir l'Autre comme planète inconnue.

C'est absolument cela. Tu réponds d'ailleurs là à une des inquiétudes qui est souvent avancée à l'encontre de la réalité artificielle et de l'Hypermonde : Mais alors, ces personnes, regardez-les, elles ont mis un casque, et elles terminent dans l'autisme, l'onanisme. C'est vraiment l'horreur de l'individualisme.

De ce point de vue, je ne suis pas du tout inquiet et je vais complètement dans ton sens. En voici un exemple Pendant les vacances, un de mes amis envoie sa fille en vacances de neige, et elel enporte sa petite console de jeux. Elle est revenue furieuse et elle a dit à son père : C'est scandaleux, tu ne m'as pas donné de câble pour communiquer avec les autres consoles, et je ne pouvais pas jouer avec les autres".