Digital et mathématiques
Pierre Berger, 13 mars 2011
Un mathématicien écrit, suite à un échange de messages : Je ne comprends pas en fait ce que veut dire le digital. Qu’il y ait une révolution informatique, des logiciels aux ordis, OK, mais ce sont des affaires de télécoms, mais de nature profonde. Pour moi que tout soit une suite de bits, OK? Surtout quand on sait que tout nombre réel peut être approché par des rationnels. Au besoin parler de limites inductives ou limite projectives. ... ce sont des applications des maths. Mais je ne vois pas ce qu’il y a de spécifique dans tout cela, et qui puisse se dire “digital”...
Sur les relations entre mathématiques et digital, je n'ai pas tellement réfléchi. Je dirais même : Longo-Bailly non plus, qui y voient plutôt des problèmes pour la physique (impossibilité de représenter certains points singuliers quelle que soit la finesse de la matrice de points).
J'essaie d'avancer un peu et tu pourras peut-être aller plus loin. Une partie de ce que j'écris ci-après est vraisemblablement très naïf.
Je laisse de côté le volet "limites inductives ou projectives" sur quoi je n'ai pas de compétences.
Un préalable : "Les" m athématiques ne sont pas un ensemble si cohérent que cela. Ce n'est pas pour rien qu'il y a des géomètres et des algébristes, et qu'ils ont du mal à se comprendre ! Sans parler de ces sous-mathématiciens qui sont les mathématiciens appliqués, ni des physiciens, qui font autant de maths que d'expériences réelles. Il y a fondamentalement deux manières au moins de faire des mathématiques. Elles sont irréductibles l'une à l'autre (voir Weil Zaristksy, si je ne me trompe sur le patronyme), même si elles arrivent à coopérer efficacement, et même si les géomètres ne peuvent faire autrement que de passer l' "algèbre" à partir du moment où ils veulent une démonstration formelle.
Je vais distinguer quatre étapes dans les relations entre digital et mathématiques, correspondant
- en partie à des époques historiques,
- en partie à des définitions différentes de "digital".
1. Digital = discret
Si on prend digital au sens de discret/discontinu, comme le fait wikipedia, alors on peut avancer un certain nombre de positions;
-L'expression des mathématiques est digitale dès l'origine, puisque le langage est fondamentalement discret (un "système d'oppositions"), et plus encore dès qu'il est écrit. Le début de Bourbaki est très bien là-dessus : "Les signes d'une théorie mathématique... ".
- Cette expression est d'ailleurs une construction, pas "naturelle" (Longo-Bailly : les coniques existaient sans doute de toute éternité, mais pas le mot "conique").
- La mathématique des formes reste bien distincte de celle des nombres : le postulat d'Euclide n'a strictement rien de numérique. La géométrie est radicalement distincte de l'arithmétique.
- L'espace des formes est discret en ce sens qu'une forme (droite, triangle) est bien distincte de son environnement (qu'on n'appelle d'ailleurs peut-être pas encore espace, d'ailleurs). En revanche, la forme "en elle même" reste essentiellement continue (droite, cercle), bien que séparable en partie dans certains cas, soit par nature (polygone), soit par construction (on place un point sur la droite, et il y a un avant et un après).
- La relation à la matière reste très forte. On se sert de la logique (discrète puisqu'appartenant au langage, et même binaire). Mais les opérations et le raisonnement (géométrie euclidienne) collent encore fortement à des opérations manuelles (réelles ou mentales). On "raisonne" sur des figures, leurs déplacements, leur égalité, indépendamment de toute numérisation. O chers cas d'égalité ! : Je déplace peu à peu (continument) les parties du triangle et je vois qu'elles se superposent. Deux objets matériels simples, la règle et le compas restent... "la règle".
2. Digital = numérique
Si on prend digital dans le sens de numérique, comme l'Académie nous y contraint et comme le pense Gérard Berry, alors :
- Avec Descartes, la digitalisation conquiert la géométrie, puisque l'espace est décrit par des coordonnées numériques.
- Au départ cette numérisation reste une description des formes traditionnelles à deux et trois dimensions. Il y a coïncidence entre deux modes de raisonnement.
- Puis (toujours Descartes mais aussi Leibniz), les formes textuelles prennent leur autonomie, et l'on invente : de nouvelles formes de nombres, qui ne correspondent à rien dans les espaces intuitifs traditionnels : racines négatives (là, ça va encore), nombres complexes, de nouveaux espaces à plus de trois dimensions, qui sont des "n-uples" inimaginables...
Les objets artificiels prennent une nouvelle autonomie, puisqu'ils n'ont plus nécessairement une relation directe avec des objets matériels ou visuellement pensables (voir Serfati) :
- les représentations écrites (et la logique) prennent l'avantage sur les perceptions et les modes démonstratifs visuels/manuels
- elles apportent de nouveaux espaces de liberté dans la construction de nouveaux objets mathématiques, de plus en plus éloignés des idées "platoniciennes" ; il y a quelque chose de prométhéen là-dedans
- miraculeusement (...) cela continue quand même assez bien de coller avec la géométrie traditionnelle ; avec cette "colle" géniale qu'est la construction des réels à partir des rationnels.
- le raisonnement logique reste bien séparé des opérations arithmétiques ; même s'il y a une relation entre la logique et l'arithmétique par Peano.
A la même époque (quoique déjà pas mal au Moyen-Age, notamment chez les Cisterciens), La relation à la matière prend une nouvelle expansion. Les combinaisons mécaniques de continu et de discret s'enrichissent avec des réglettes et des rouages :
- tantôt conçus comme continus : cames, ou couples d'engrenages avec une forme des dents presque parfaite, développante (si c'est le bon mot)),
- tantôt conçus comme discrets : déclanchement d'une sonnerie au moment où une dent arrive au bon endroit pour indiquer l'heure "pile"
- tantôt avec des astuces pour passer du continu au discret, en particulier les traits sur les règles à calcul, les verniers sur les pieds à coulisse, etc.
Parallèlement, les objets matériels prennent aussi de nouvelles formes d'autonomie, car les rouages leur permettent de fonctionner indéfiniment sans intervention humaine (moulins à eau et à vent, puis machine à vapeur, puis électricité).
3. Digital = binaire
Si on prend digital au sens de binaire :
- Bourbaki y est presque arrivé. Partant de "Les signes d'une théorie mathématique.... " On aurait pu aller à "Il y a deux signes mathématiques, que nous appellerons par convention (au choix : oui/non, 0/1, positif/négatif...). C'est ce que personnellement j'ai tout de suite (en tous cas très vite) fait en lisant cette merveilleuse phrase, en regrettant que Bourbaki ne l'ait pas fait.
- Assez vite, Bourbaki soi-même s'aperçoit que ces notations hyperformelles (les signes de Bourbaki et a fortiori les bits) ne conviennent pas à l'esprit humain, et on recourt (page 14 dans mon édition), aux symboles abréviateurs. Ce sont, sous forme typographiquement ad hoc, des ensembles de bits. Noter d'ailleurs que l'informatique ne manipule des bits isolé qu'exceptionnellement ("booléens") ou à très bas niveau de fonctionnement (portes logiques élémentaires).
- Von Neumann (après les avancées de Babbage/Lovelace/Jevons) comprend l'universalité sémantique du bit. Ce que j'appelle son rôle de pivot. Une même forme de représentation logique (le bit, les chaînes de bits) peuvent représenter (ou "fonctionner comme") n'importe quelle forme de disciplines jusque là séparées, en particulier la logique et les nombres (rationnels).
- En même temps, le système binaire s'avère d'une efficacité incomparable pour la construction de dispositifs matériels
. Cela n'était pas évident à l'époque mécanique (les dispositifs de Jevons ne semblent pas être plus efficaces que les rouages de Babbage). L'emploi d'engrenages et réglettes va cependant se perfectionner et atteindre des sommets à la fin des années 1960 (sur les machines à calculer d'Olivetti, par exemple).
. Mais il se trouve (ce n'est sans doute pas un hasard), que le binaire peut tirer un parti extraordinaire de l'électronique. Et, depuis les premiers tubes jusqu'aux circuits intégrés d'aujourd'hui et de demain, la croissance est exponentielle, cf. la loi de Moore (toute une question, passionnante, en elle-même).
D'où l'assertion fondamentale de Von Neumann (et al.) : “We feel strongly in favor of the binary system”, for three reasons :
- hardware implementation (accuracy, costs),
- the greater simplicity and speed with which the elementary operations can be performed” (arithmetic part),
- logic, being a yes-no system, is fundamentally binary, therefore a binary arrangement… contributes very significantly towards producing a more homogeneous machine, which can be better integrated and is more efficient”.
Un volet essentiel, et que Von Neumann n'explicite pas dans ce passage, c'est que la "logique" est aussi "contrôle". Elle permet de piloter des dispositifs matériels (avec des relais, des convertisseurs digital/analogique, etc.). Mais, de façon encore plus importante, elle permet l'autocontrôle, c'est à dire la récursion : une fonction peut s'appeler elle-même. D'où une autonomie radicale.
Au niveau binaire matériel de base, cela s'explicite dans un dispositif tout à fait original : l'horloge binaire, qui change d'états à intervalles réguliers (quelques Nanon ou picosecondes de nos jours) et qui est le "moteur logique" pilotant tout l'ensemble du fonctionnement.
Accessoirement (peut-être), le binaire permet la reproduction, la mémorisation et la transmission à distance sans erreur (ou avec un taux d'erreur pratiquement sans conséquences pratiques, d'autant qu'on sait construire de multiples dispositifs correcteurs).
Tout cela ne serait pas possible autrement que par le binaire. Babbage a payé pour le savoir. Et j'ai récemment compris que la Vie avait fait la même "constatation" en "découvrant" l'ADN.
C'est peut-être impossible à voir pour un mathématicien, car fondamentalement il a coupé les ponts avec la physique. Il y a ici une sorte de paradoxe (à éclaircir) :
- l'algébriste est assez à l'aise avec l'informatique, car il vit dans un monde de symboles et de logique, comme l'informatique. Et pourtant il y a des différences pratiques et mentales considérables (le signe " = "cn'a pas du tout le même sens pour les deux disciplines).
- le géomètre a moins perdu le contact avec la matière, le monde spatial au moins ; mais les relations que son cerveau entretient avec le monde matériel (platonisme) sont aux antipodes de celles d'un informaticien (constructiviste).
4. Digital et quantique, et autres projections d'avenir sur l'informatique
La loi de Moore ayant encore dix ans de bon devant elle, il faut penser que nous aurons en 2021
- des machines entre 1000 et 10000 fois plus puissantes qu'aujourd'hui,
- une prolifération de très petites machines (nanotechnologies).
Par ailleurs se développe le calcul quantique. Là dessus, je suis incompétent. Il vient de sortir un gros bouquin très technique et mathématique sur le sujet ( CORGE Charles : L'informatique quantique. Editions Ellipse 2011. ) . C'est bourré d'équations différentielles, et l'ami qui me l'a montré, qui pourtant a travaillé au CEA en mécanique quantique, m'a dit qu'il n'y comprend rien (en tous cas en première lecture).
Il ne faut pas exclure l'arrivée de formes de calcul associant l'organique (neurones, lents mais hautement reconfigurables dans leurs connexions, et avec des relations complexes, chimiques, entre eux ; de même que l'ADN ne se réduit pas à une chaîne linéaire mais se replie sur lui-même, non sans conséquences).
Enfin, se développent de dispositifs de relation directe entre cerveau et informatique, dans les deux sens. Pour l'instant, c'est très limité. On s'en sert de manière ludique ou pour aider les handicapés. Personne n'a l'air de s'interroger sérieusement sur les conséquences possibles à long terme. C'est à la fois passionnant et très dangereux. Mais surtout cela, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, sort de la règle de base "nihil in intellectu nisi per sensum" (catégories kantiennes à part).