"Faut-il nommer les choses pour que le corps (humain) bouge ou bouge mieux ?"

Réflexions au débotté (ou plutôt au décasqué en revenant d'un tour à vélo en forêt de St Germain). Pour répondre à une question de J.Y. Gresser, et en français, pour ne pas l'agacer avec mon globish.

Je préfère reformuler de façon un peu plus générale (ne serait-ce que pour que Roxame y trouve sa place): Faut-il employer des mots pour agir mieux ?

Réponse globale : Il faut nommer dans la mesure où l'on veut avoir un champ d'action suffisamment riche.

Sinon, pour se débarasser des mots, il y a deux moyens opposés :

- réduire son champ d'action; en particulier, réduire la communauté dans laquelle on agit, avec le cas limite de la méditation silencieuse et le cas échéant mystique, et le cas encore plus intéressant des échanges amoureux; mais on peut avoir aussi ce genre d'immédiateté avec un cheval quand on commence à être un peu à l'aise en selle et à connaître un cheval déterminé qui s'y prête.

- mettre en place des dispositifs (machines ou réflexes) qui permettent d'agir "instinctivement" (intuitivement, naturellement...). Exemples: la virtuosité du musicien, le logiciel en général

En termes binaires, pour réduire le nombre de bits, on peut;
- réduire le nombre d'actions possible (à 2**Nb , Nb étant le nombre de bits)
- augmenter le nombre de bits dans la machine, par exemple pour faire disparaître les alias d'une image.

Question complémentaire: quid de la conscience ? Dans quelle mesure peut-on être conscient sans mots ? Le mystique est à la fois très conscient et très peu conscient. J'ai commencé à lire Le Code de la conscience, de Dehaene, mais n'en suis qu'aux premières pages.

Commentaire sur les langues (un peu hors du sujet mais pas tout à fait)

Les langues cherchent en permanence à en dire plus avec moins de mots (ou, à peu près équivalemment de bits).

1. Babel. A partir d'une racine unique (si l'on est monogéniste, ce qui n'est plus évident avec ce qu'on sait de Néanderthal), comparable à l'unicité basique de langage génétique, toutes les fois que des groupes humains se séparent (géographiquement) ou se distinguent (culturellement, familialement...) ils tendent à optimiser leur langage en spécialisant leurs capacités phonétiques, leur vocabulaire. L'évolution des langages peut se comparer (avec précaution) avec la séparation des races animales ou des ethnies humaines, qui introduisent des traits spécifiques sans perdre l'interfécondité (pour le langage, on peut toujours, en principe, traduire, mais pas toujours très bien).

Quand les groupes humains se réunissent (empires, états-nations), il ont des solutions variées : polylinguisme de l'empire romain, turc, chinois.. ou apparition de "vulgates" (latin tardif ...) ou autoritarisme (Académie française, Jules Ferry, hébreu et grec moderne).

2. Ecriture. Pour suppléer à la mémoire humaine, on écrit sur différents supports. L'écriture tend à devenir de moins en moins analogique. On va des écritures idéographiques aux alphabets et aux écritures de plus cursives. De l'Egypte et des Phéniciens au miracle grec, qui a une base linguistique. Et une évolution comparable au Moyen-Age, de l'onciale à la cusive.
Quand même des contre-exemples : les cunéifformes.
Pour les langues orientales, je persiste à penser que le maintien des idéogrammes est une faiblesse, mais bon...

Arrive un moment où les écritures alphabétiques ne suffisent plus à une expression efficace de la pensée, notamment en mathématiques. D'où la montée des formalismes, depuis Descartes et Leibniz jusqu'à Bourbaki (suivant en cela les Allemands, mais je n'ai pas les références).

Chacune de ces évolutions se paie d'une rupture de plus en plus profonde entre le signifiant et le signifié. Mais au profit d'une plus grande universalité, d'une plus grande puissance. Et d'une motricité propre au langage (syllogismes, machine de Turing).

On atteint une limite radicale avec l'invention du bit (Shannon, 1947) et la machine de Von Neumann (pour faire simple). La rupture est définitiement consommée entre signifiant et signifié, le bit n'a aucun sens par lui-même. Le prix est lourd à payer mais les avantages sont considérables. D'autant que les avantages pratiques du binaire (qu'exploite la "loi" de Moore) permettent de reconstituer l'analogique pour les êtres humains (travaux du Xerox Parc, puis Apple).

Nous arrivons à un moment où :
- la puissance des machines commence à se mesurer avec celle des cerveaux humains.
- les machines deviennent plus nombreuses que les humains, et communiquent entre elles plus rapidement qu'avec les humains (et a fortiori les humains entre eux). La majorité (à vérifier) des échanges sur le web se fait entre machines, de même que les transactions boursières.

Nota. Postérieure à l'original. On peut alors se poser la question de machines qui n'emploieraient pas de mots. Communiqueraient et travailleraient essentiellement par des images ou des signaux acoustiques nou lingustiques.

Essayons des exemples.
Des machines peuvent se communiquer des images et les comparer. Et déclencher une action si une image a telle caractéristique, ou si deux images sont assez différentes. Cela pourrait se faire de manière purement analogique...

Retour à la question de J.Y.

Question finale: la réponse à la "singularité" de Kurzweil/Google et compagnie est peut-être, effectivement, un retour au non verbal. Il y a des expériences intéressantes, mais encore à peine émergentes, avec les lunettes de réalité virtuelle couplées avec des capteurs d'ondes cérébrales (projet par exemple de David Guez).

Mais Daesh et Boko Haram (ou le FN) apportent d'autres réponses, pour l'instant efficaces, hélas

A plus.

Pierre