Informatique et sciences humaines

Sur un texte (perdu) de Gérard Hegron. Vers 1995.

Ma réflexion sur ta réflexion

Je te rejoins sur un constat: les sciences humaines n'ont pas été sérieusement appliquées à l'informatique.

Autrement dit:

- il n'y a pas eu de grandes expérimentations scientifiques susceptibles de valider des hypothèses, de dégager et d'affiner des lois scientifiques au sujetde l'informatique; tout au plus a-t-on utilisé un certain nombre de "modèles" qualitatifs (Jakobson, Saussure) pour analyser un certain nombre de phénomènes informatiques;

- les sciences humaines n'ont pas fourni d'outils dévaluation solides permettant par exemple d'apprécier cientifiquement l'ergonomie d'un terminal, la onvivialité d'une interface, la température d'un mode d communication;

- ni les universités ni les entreprises n'ont de grands laboratoires de sciences humaines capables d'exhiber des résultats bien convaincants (ce que tu as vécu à Dauphine est exemplaire; on pourrait citer quelques labos actifs, par exemple Sciences sociales de Grenoble, à une certaine époque; le Cnam pour l'ergonomie; mais aussi bien l'échec du projet Inforsid première manière que l'inefficacité du collège de systémique de l'Afcet sont significatifs);

- les outils et systèmes informatiques se construisent à coups de technologie, d'intuitions, de coups de coeur et de génie, mais pas sur la base de prescriptions venant des sciences humaines; tout au plus ont-elles inspiré les débuts de certaines méthodologies, notamment Merise;

- le seul montage expérimental quantitatif est le marché, avec l'espère de darwinisme qui en découle: le produit qui se vend dégage des profits pour concevoir le produit suivant.

Pourquoi cet insuccès ?

On peut chercher les causes de cet insuccès des sciences sociales:

- inhumanité de notre société obnubilée par l'argent, l'économique;

- incapacité des chercheurs en science sociale à exhiber des résultats exploitables; tendance générale de ces milieux à se replier dans une critique souvent justifiée mais stérile du monde contemporain et capitaliste en particulier;

- phobie, dans ces milieux, du quantitatif; on ne met pas l'homme en équations; peut-être, mais alors comment exploiter les résultats; McLuhan n'a pas fourni le thermomètre qui permettrait de mesurer la température de l'informatique;

- peut-être impossibilité radicale de faire des sciences humaines; c'est par exemple le point de vue de René Thom (mais pas le mien);

- coût extrêmement élevé de tout montage scientifique sérieux en la matière;

- longue durée nécessaire pour concevoir les montages expérimentaux, obtenir les crédits, faire le montage, analyser les résultats, publier; pendant ce temps, la technologie progresse tellement vite que les résultats sont périmés;

- rareté des chercheurs ayant sérieusement la double compétence informatique/sciences humaines; on trouve tantôt des informaticiens avec un vernis de psychologie ou de sociologie, tantôt des psys qui ont écrit quelques lignes de Basic... ; parmi ceux qui ont été assez loin dans les deux voies, on peut citer Peaucelle, Bisseret, Hoc, Dumas, Egron (et Berger parmi les journalistes...), quelques petites équipes au Cnam, à Valenciennes... et encore, aucun de ces noms n'est-il tout à fait convaincant à un niveau recherche dans les deux domaines à la fois;

- polarisation de ces recherches, pendant un demi-siècle, par l'étoile marxiste, justifiant le peu d'attrait des bailleurs de fonds pour ces chercheurs trop rouges à leur goût;

- incapacité de la société occidentale et des différents groupes sociaux (entreprises, équipes, services) à se regarder en face (Lasfargues en témoigne éloquemment).

Faut-il pleurer sur cette impuissance?

On peut s'affliger de cet échec. Le monde informatique est livré aux techniciens et à leurs complices les commerciaux. Les autres subissent, assimilent sans broncher les discours marketing. De temps à autre, quelques fous hurlent sur le bord de la route (CIII, Clodo, Chaos computer club...).

Les gens comme toi et moi sont bien obligés de nourrir leur famille. Ils restent attentifs, ils lisent, ils espèrent toujours. Mais en attendant, il font de la technique et du commercial car il n'y a pas d'argent pour faire progresser les sciences sociales et les appliquer méthodiquement à l'informatique.

Mais, l'échec de la science en cette matière comme en quelques autres (le darwinisme reste à prouver, par exemple), peut aussi bien nous réjouir. L'homme ne s'est pas laissé mettre en équations, il ne se réduit toujours pas à un automate, et le grand matérialisme historique et déterminisme de Marx s'est effondré.

Que faire?

1. Ne pas désespérer de la science. Je berce encore un vaste projet d'épistémologie quantitative sur lequel je compte me mettre à travailler sérieusement dès que je serai débarrassé de la nécessité de gagner ma vie. Projet ambitieux, un peu déraisonnable, mais pas réductionniste.

2. Rencontrer des gens qui ne désespèrent pas et qui acceptent de prendre un peu de leur temps pour regarder au delà des soucis quotidiens. C'est notre club de l'hypermonde. Il n'est heureusement pas le seul.

3. Soutenir les projets qui vont dans ce sens. Je l'ai fait toutes les fois que je l'ai pu en tant que journalistes. Les différentes activités futures du club ouvriront de nouvelles possibilités et perspectives.

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Notes sur quelques points plus techniques

Sur le linguistique.

Si c'est la langue naturelle qui fait référence, l'informatique n'a pas encore atteint ce niveau. Elle progresse régulièrement, commence à savoir, par exemple, corriger les fautes d'orthographe syntaxiques, mais est encore à une distance presqu'infinie de "comprendre" le langage, même écrit.

Si c'est la forme textuelle qui compte, par rapport aux données d'une part, aux images de l'autre, nous sommes actuellement dans une situation intermédiaire. Pendant quarante ans (1940-80), l'informatique a été presqu'exclusivement orientée données. Le texte a pris depuis une importance plus grande, mais qui reste encore assez partielle. Peut-on aller plus loin? L'attention se polarise maintenant vers l'image (DVI, Next, espaces virtuels...).

D'accord avec toi pour penser qu'il y une vraie menace d'être submergés par les images. Or ce qui compte pour moi est basé sur le texte: la raison, la démocratie, la religion.

L'hypermonde est dangereux, car il poursuit la valorisation de l'image en lui apportant le relief, le réalisme, l'interaction. Il sera essentiel de promouvoir le texte, de se battre si nécessaire. Ce combat n'est pas d'aujourd'hui. Les dictatures ont toujours brûlé les livres (En science-fiction, Fahrenheit 451, de Ray Bradbury), est centré sur ce thème).

Je crois surtout qu'il va falloir pousser plus profond la réflexion sur la relation texte/image, car la distinction n'est pas simple:

- un texte, sous forme écrite, est une image d'un type particulier, fortement structuré (caractères, lignes, paragraphes, etc.)

- toute image fortement structurée et assortie de codes est une sorte de texte, quoique en général non linéaire (grands tableaux synthétiques des religions tibétaines (je crois), la cathédrale gothique et son iconographie,)

- la vidéo d'aujourd'hui nous offre des exemples de séquences extrêmement travallées (à commencer par les publicités et les clips de chanteurs), sans parler de la structure élaborée d'une image d'épreuves sportive (image principale, données affichées en bas d'écran, inserts d'images complémentaires, etc).

Cette recherche ne peut pas se faire complètement a priori, elle va pour l'essentiel se faire dans l'action: Hypercard, NewWave, Windows, 4emeDimension, Visual Basic, Penpoint jouent constamment aux frontières de l'image et du texte, de l'intuitif et du programme.

La première loi de l'hypermonde, au fond, c'est qu'il est trop richement imagé pour que nous puissions l'imaginer avant d'y être, et plus précisément avant de le construire. C'est comme le far-west. Les images, aujourd'hui stéréotypées, des cow-boys et des indiens, du chariot et du ranch... ne pouvaient en aucune manière être présentes dans la tête des passagers du Mayflower.

Tout est à faire et, ici encore je te rejoints, nous savons si peu!

Sur "communication"

Il est très intéressant que pour toi l'ordinateur soit d'abord une machine de communication alors que pour moi, il est d'abord machine de traitement de l'information. Je pense que cela tient au décalage temporel de nos venues à l'informatique: moi vers 1965, toi vers 1975.

Il y a un danger à assimiler ordinateur et communication, c'est de ne penser qu'à la communication entre humains. Or le volet dual, ce sont les automates que nous construisons ou que nous faisons grandir dans les machines. Et qui quelques même s'y développement malgré nous. Bruno Fontaine m'a dit un jour en substance: "Ce qui est surprenant, c'est qu'il n'y ait pas de génération spontanée de virus".

Il me semble que nous avons toujours tendance, dans nos vues de l'informatique, soit à raisonner complètement en termes d'automates, soit complètement en termes d'utilisateurs humains. L'informatique, ce sont les uns ET les autres.

...

comment mettre l'homme en équations sans être réductionniste

l'homme pas magique, un certain seuil de mesure déterministe possible.

une sorte d'aura autour du déterminé, du structurel ressemblerait plus à l'âme (au sens intuitif et non à la définition matière/forme scolastique)