LE GRAND ISOMORPHISME

Tout converge vers l'homme. Il est peut-être aberrant de plaider aujourd'hui pour une telle cause. Ouvrons en du moins l'ampleur.

D'abord, avant lui et hors de lui.

Le temps. Cette montée vers le plus grand cerveau. Du simple au complexe vers le primate, puis l'anthropoïde. Enfin, le sapiens.

L'espace. si vide autour de cette belle terre. Nous ne sommes plus, depuis Copernic, le centre cinétique du monde. Encore moins, depuis Newton, le centre de gravité. N'empêche que notre petit globe est un nid passablement optimal, oasis bleue dans le système solaire. Pour la galaxie et le reste, il y a peut-être d'autres nids... mais nos premiers pas dans le Cosmos n'encouragent guère à croire en la pluralité des mondes. S'il nous parlent un jour, les extra-terrestres, il sera temps de rajouter un niveau à notre synthèse.

Montée avant l'homme. Mais montée combien plus rapide et dense depuis qu'il a émergé, qu'il a pris conscience de sa mission, et qu'elle n'a d'autres limites que celles de l'univers. Conquête intellectuelle, connaissance aidée par les prothèses télescopiques et microscopiques, connaissance directe des explorateurs, cosmonautes, puis des colonisateurs, communion enfin dans l'égalité trouvée. Conquête énergétique, conquête démographique. Boucle sur boucles. Sphères sur sphères. Tissu de plus en plus serré autour de notre chère petite boule, avec de timides antennes aux alentours. L'univers devient humain parce qu'il est connu par l'homme, régi par l'homme, aimé par l'homme.

Maîtrise, humanisation plus marquée dans la terre cultivée, le blé poussant rangé dans les sillons, l'animal conquis et même ami. Nature à respecter, certes, mais aussi à arbitrer, à faire monter hors de ses angoisses, et de ses luttes bestiales, inhumaines.

Puis se détachent des bâtiments, marquant la surface terrestre, artefacts de plus en plus autonomes. Mobiles, animés. Automobiles, anthropomorphes. Robots de toutes sortes. Structures de plus en plus intelligentes. Systèmes matériels, immmatériels aussi, théories avec leur vie propre.

La science entre deux extrêmes. D'une part la mathématique, pure exigence de mon moi intérieur, fondamentalement indépendante de la matière contingente qui m'entoure. Et pourtant à l'opposé de ma liberté, exigence radicale, parfaitement froide, non engagée, inhumaine, totalement extérieure à moi.

D'autre part les sciences de l'homme, totalement dépendantes en principe de l'observation, rebelles à toute formalisation, qu'il faut construire par une reconnaissance toujours plus humble du concret, c'est à dire du non-moi, à commencer par l'Histoire. Et, en même temps, sciences si dépendantes de moi ou de toi qui les pratiquons, sciences où l'engagement est inévitable, sinon obligatoire.

Entre ces deux extrêmes, l'univers de la science expérimentale classique, marchant fermement sur ses deux pieds, théorie et expérience. Entre les deux, le monde extérieur. Le physique. La matière face à mon "esprit". Mais, si matérialisé qu'il soit, privé par ma méthode de tout projet, de toute âme, cet univers me renvoie encore à moi-même. La présence et la maîtrise de l'homme s'y affirme chaque jour davantage, profondeur des expériences et des techniques, fouillant loin vers les racines, jusqu'aux limites de l'incertitude. Présence toujours plus forte, gènante ou polluante parfois, de l'homme sur toute l'étendue du physique. Le géologue bientôt, trouvera-t-il ailleurs que sur la Lune un sol vierge ou frapper de son marteau ?

Si humaines qu'elles soient, mes oeuvres ne sont encore que de belles machines. Malgré le rêve de Pygmalion ou de Babbage, les inquiétudes de Krel Capec ou de Fritz Lang, les méditations d'Isaac Asimov... le robot humain n'est pas encore né.

Mais l'autre homme existe. Et l'humanisation n'est pas à son terme. Enfant, nous t'engendrons. Petit animal têtant et gémissant, nous t'aidons à grandir, indispensables parents de ton développement psychique. Petit dure de quinze ans, tu exiges de marcher seul vers la maturité où nous nous retrouverons, dans un dépassement des uns et des autres. Pédagogie, aide, réflexion commune. Moi aussi, je dois m'humaniser. Ici, tout va monter de pair, et j'ai besoin de l'enfant pour devenir adulte, autant que lui de moi.

Au delà de moi, le nous. Une humanité qui doit s'humaniser: masse, collectivité, communauté. Tribu, dictature, royaume, constitution, république, démocratie de plus en plus démocratique.

Mais ici, je dois m'arrêter. Si l'on peut admettre que le progrès de chaque individu comporte une limite, un niveau d'incompétence, une vieillesse après une maturité, laissez moi espérer encore que l'humanité n'a pas fini de progresser.

Tout converge vers l'homme. Mais l'homme, l'humanité, n'a pas fini de grandir. Elle se rend tout isomorphe à elle-même, mais elle est encore à al recherche de sa propre forme.

Hominiser ? Mieux, humaniser. Me conformer l'univers. Déployer l'amour, volonté de promotion, volonté de communion (Mounier).

Au plus rudimentaire, maîtriser, c'est détruire. Je mange, je réduis en poussière ce qui gêne le déploiement de mes perspectives, l'angle de tir de mes canons. Carthage. Gengis Khan. Table rase de Descartes. Scepticisme finalement. Détruire ne mène pas loin. Ni pour le monde autour de moi, qui périrait si j'était le plus fort, qui périra si nous faisons sauter nos bombes. Ni pour moi qui m'enferme dans ma stérile négation. Seul et sans amis, sans postérité.

Plus haut, j'impose mon joug. Je fais payer tribut. Je mets ma marque. Fer rouge. Cardo et decumanus. Je fais de l'univers une grande prothèse. Versailles, routes romaines, toutes droites au mépris des monts et des vaux. Symétries à la française. Inquisitions espagnoles. Jacobins. Afnors. Je m'assimile comme composants ce qui n'est pas moi. Avec plus de respect qu'il n'y paraît parfois. Il y a de la grandeur dans ce modelage machiste de l'univers. Le brin d'herbe participe du tapis vert de Le Nôtre, le petit tambour est membre d'une grande armée, le petit tailleur de pierres construit une cathédrale, humble servant d'une grandiose et cosmique liturgie.

Mais dureté à dépasser. Dieu n'est pas dans le séisme. Cherchons la finesse. Imprimons à l'univers d'autres traits humains que notre symétrie droite-gauche, ou notre position debout. Le coeur est à gauche, voyons, pas au milieu. Paraît Louis IV, après Louis XIV. Jardins à l'anglaise. Et mon cheval même n'est-il pas plus un avec moi que mon éperon s'est fait plus léger ?

Combien plus pour l'autre homme. Dresser le bébé. guider l'enfant. Laisser partir l'adolescent. Accueillir l'adulte. Egal. Egale. Promotion et communion dans la même marche commune. De plus en plus solide. De plus en plus ouverte.

Mais on ne peut pas tout faire avec n'importe quoi. Il faut détruire l'animal nuisible. Maîtriser le fou. Enfermer le criminel que je ne sais pas encore guérir. Faut-il avorter l'anormal ou l'indésirable... Je ne peux pas attendre de l'enfant qu'il soit adulte. Ni de la machine qu'elle devienne vraiment intelligente. Et la faiblesse de l'autre n'est que l'image de ma propre faiblesse. Si j'avais la foi, je soulèverais la montagne. Mais il faut que, moi aussi, je progresse. L'autre et moi sommes rebelles. Et nous grandissons tantôt dans la fête, tantôt dans le drame. Coup de gaffe après coup d'épée, gifle après caresse, mot doux après l'injure.

Que toute action vraiment humaine soit humanisante, cela implique que l'espace où je déploie mon action ait ma propre forme. Je dessine sur un papier déjà découpé en forme d'homme. Quand mon dessin est petit, je peux bien tirer des traits dans le sens qui me plaît, et supposer en moi-même qu'ils se prolongent à l'infini. Mais, quand mon dessin grandit dans le papier, je ne peux plus faire autant de traits. Ou si petits qu'ils seraient invisibles. Ni les prolonger hors les limites de l'épure. Il faut que je prenne en compte les limites du papier avec les miennes. Et ce sont les mêmes.

Les systèmes inférieurs ne peuvent maîtriser le réel que d'une manière barbare. Moi, plus grand que les autres animaux, j'assimile plus, et plus finement, parce que ma forme est plus vaste, plus englobante. Je peux certes, comme l'animal, consommer en détruisant, mais j'ai d'autres voies ouvertes devant moi. Le corps social multiplie encore ces possibilités de conquète. L'homme n'est pas le premier à se grouper pour agir: tissus végétaux, sociétés animales, milieux écologiques composites ont été la base de montées spectaculaires. Mais le corps social ne suffit pas. Pour qu'il y ait communauté, il faut que chaque membre atteigne lui-même la transcendance. Pour autant que nous le sachions, seul l'homme y est parvenu. Saura-t-il un jour faire participer de sa transcendance un singe élevé avec amour, ou un robot qui enfin sauterait le pas ? qui sait ?

Finalement, je renonce à tout totalitarisme, politique ou intellectuel, à tout système panacée prétendument parfait, qui débouche toujours sur "le meilleur" des mondes, et même à toute pensée absolument universelle. Ethique exigeante que cet isomorphisme qui veut conformer le monde à une forme inédite. Surhomme teilhardien peut-être, mais transcendant à toute détermination, et dont il serait aberrant de dater la naissance.

Il ne peut y avoir de déterminé que des objectifs toujours temporaires, toujours sous réserve. Cela n'empêche pas de lutter, et s'il le faut jusqu'à la mort, pour les faire triompher. Aucune idée, aucun objet n'a jamais valu la vie d'un homme... sauf peut être la mienne, si elle devient un jour le prix à payer pour témoigner de ma transcendance et, à travers elle, de celle de tous mes frères.