LES POLARS

Pierre Berger. 1953 ou 1954 (au lycée Saint Louis)

Préface

C'est un désir de réforme qui m'a poussé à écrire cet ouvrage. J'ai voulu dépolariser un de mes camarades : déjà la maladie avait fait son chemin: fatigue, mauvaise santé, insomnies, énervement en montraient la terrible progression, j'ai eu peur que cela n'empire ! Si des maladies terribles sont maintenant vaincues, comme la rage, la peste, le thyphus, la polarisation est loin de l'être! J'ai donc sur le champ commencé la lutte, voyant là un moyen de secourir l'humanité.

Si j'arrive à quelques résultats mes désirs seront satisfaits, surtout que je compte bien trouver là une voie sûre vers la célébrité ! Quel bonheur pour moi quand on verra dans tous les lycées de France des statues de Mr Pierre Berger, bienfaiteur de l'humanité, membre honoraire de l'académie de médecine de Zanzibar, grand chapeau de l'ordre du carreau cassé, citoyen d'honneur du Polaristan.

Nous n'en sommes pas encore là mais "petit savant deviendra grand si Dieu lui prête vie".

Chapitre Premier. Qu'est-ce qu'un polar

La polarisation a été définie comme "la caractéristique principale de certains êtres isolés". Je crains que cette conception ne soit dépassée. Les polars, pour employer le terme générique, ont envahi le monde en général et la France en particulier. Les exemples ne manquent pas autour de nous d'êtres plus ou moins déformés par des efforts intellectuels qu'ils n'ont pas su doser. Tantôt des yeux ternis par des efforts constants ou trop intenses (ceux qui ont passé leur enfance au dernier rang des classes me comprendront), tantôt les mains déformées et inutiles qui ne savent plus tenir qu'un stylo (les voilà, les maladroits et les bons à rien qui font le désespoir de leurs parents). Parfois on voit fleurir des taches d'encre sur la figure, ce qui fait très joli quand elles s'ajoutent à des taches de rousseur. Souvent c'est un besoin intempestif de jurer ou de dire des "gros mots" dont les "nom de... " et les "m..." ne sont que les plus distingués.

C'est grave !

Il y a diverses sortes de polars.

Le polarhysé est l'espèce la plus commune et la plus répandue.

Le polar rasé ne porte pas de barbe et a les cheveux coupés: la maladie n'est pas encore très avancée: : on peut la soigner.

Le polar raseur ne se distingue des autres que par un besoin terrible de s'extérioriser, de vous faire part de sa méthode rapide de division par deux des nombres entiers de deux chiffres. Cett espèce est fort dangereuse et il est préférable de les enfermer.

Le polar usé, espèce rare, ne se trouve que dans la Mongolie occidentale.

Le polar rusé. Travaille plus que le renard.

Le polar bronzé. Espère rarissime et très belle pièce de collection, les polars n'aimant en général ni l'eau ni le soleil.

La polar à musette. N'arrive le matin qu'avec des provisions. Il est surtout confiturivore.

Le polar grand. Doit se baisser aux portes; il est particulièrement exposé en cas de tir de boulettes on pendant les distributions de colles.

Le grand polar. Sa célébrité a conquis le monde.

Le polar rosé (à distinquer du polar osé), il est en général gros et gras, souvent a eu des ancêtres éleveurs de cochons.

Le polar idiot. Espèce répandue. Fait des maths en classe de latin, très rarement le contraire.

Le polar animal, c'est celui dont on dit : "Il est bête comme une oie, têtu comme une mule, gras comme un cochon, fort comme un boeuf, orgueilleux comme un paon, malade comme un chien".

Le polar spirituel. Rare : la polarisaion est le vice des âmes communes.

Deux espèces sont à part :

- le polar caché, affecte l'insouciance et travaille en secret jusqu'à minuit, c'es un cas particulier du polar idiot;
- le faux polar est ausi bête que le précédent, voire encore plus.

Chapitre II. La polarisation à travers les âges.

Temps préhistoriques

C'est le dix-septième siècle qui a commencé le premier à s'intéresser aux temps préhistoriques: Napoléon en Egypte, Champollion. La vulgarisation s'en est mêlée et chacun maintenant chantonne "L'homme de Cro-Magno" qui, pour ne pas respecter le cadre probable du premier homme n'en est pas moins à la portée de tous; c'est ce qu'on appelle de la "vulgarisation scientifiqud". Bref, c'est un sujet d'actualité.

Nous n'avons pas retrouvé de traces de calculs mathématiques dans les grottes. Sans doute est-ce que que nos premiers ancêtres étaient soigneux et ne manquaient pas, après avoir démontré l'existence des racines dans une équation du second degré, d'effacer tous leurs calcul avant de partir à la chasse.

On a retrouvé également à Honolulu (Indre et Loire) un squelette enterré sous un tas de pierres: les meilleurs archéologuqes en ont déduit l'existence des tombeaux à l'âge de pierre. Je crois plutôt que ce sont les restes d'un mathématicien illustre tué par l'éboulement des tas de cailloux qu'il utilisait pour ses calculs. J'ai pu en effet les dénombrer: ce sont les calculs des solutions rationnelles d'un prolbème inventé par un savant illustre... que je connais pas.

Je ris des hypothèses échafaudées par Messieurs M. , N. et autres pour expliquer les déformations de certains crânes. J'ai pu démontrer (avec l'aide d'éminents phrénologistes que je tiens à remercier ici) que c'étaient tout simplemnent la "bosse des maths", bien connue de ceux qui ne l'ont pas.

Messieurs les archéologues, si vous voulez éviter les erreurs, donnez vous plus de mal, soyez polar !

La polarisation chez les romains et ches les grecs

On dit que la métempsychose est un effet métaphysique et purement intellectuel. C'est parfois un effet de la polarisation. On a vu des mathématicien éminents s'intégrer à leurs calculs. On en cite qui sont devenus fous. Certains se croient X, d'autres Y.

Les Siciliens n'ont jamais été très travailleurs: quand on a perpétuellement un pied au derrière, il est difficile de se concentrer.

Les romains travaillaient beaucoup pendant le bain : "dum destrigitur tergiturque, audiebat aliquid aut dictitabat" (pendant qu'on le frictionnait à l'eau de cologne, on lui lisait qulqeu chose (peut-être un roman de Peter Cheney) ou autrement il dictait (faut-il en conclure à l'existence du dictafil ?).

Les grecs en faisaient autant. Pline, Epitres.On connait bien le cas d'Archimède, sortant de son bain en crient "Eurèka" (j'allais dire caramba, les enfants qui jouentt au cow-boy me tournent la tête). J'ai d'ailleurs des raisons de penser que ses miroirs lui avaient un peu brûlé la cervelle.

La polarisation au Moyen-Age

Le moyen-âge a été le siècle des alchimistes, de ces gens qui cherchaient la pierre philosophale. Ils travaillaient dans des ateliers empuantis d'odeurs pestilentielles et empoisonnées. Parler d'alchimistes c'est évoquer l'officine sombre et crasseuse à demi éclairée par la lueur rougeoyante d'un feu de charbon de bois.

Les modernes se sont récriés, assurant que ces êtres immondes se détruisaient la santé dans cette atmosphère malsaine;

Malheureusemnet ne voyez vous pas que vous êtes encore pires. Pensez que l'odeur des mathématiques où vous plongez les étudiants, est le pire des poisons. Vous allez me répondre que les étudiants l'acceptent de bonne grâce et ne voudraient pas s'en priver. Criminels, c'est vous qui les y avez habitués, pervetisseurs de l'humanité ! Vous leur avez donné l'habitude des mathématiques, et maintenant ils ne peuvent plus s'en passer... Les mathématiques sont le pire des opiums, la polarisation est le pire des vices, et c'est vous les suppôts du démon, pourceaux d'épicures qui l'avez introduite en France;

La polarisation sous la Renaissance

Si l'on a pu dire que Rabelais était fils d'un marchand de vin, on en est revenu. J'en suis heureux: comment voulez-vous qu'un fils de cabaretier ait pu s'élever à ce point de sublime, ait pu faire un ouvrage si éminemment dépolarisateur ! Avouez que le chapitre du torchecul en dériderait certains qui ont perdu l'habitude de rire. Ne venez pas dire qu'il est grosier. Les retardataires trouvent son langage peu "châtié". Mais pensez-vous ue les étudiants parlent mieux ? Et pourtant (au dire des retardataires eux-mêmes) ils sont l'élite de la nation. L'emploi abondant des gros mots est une conséquence des plus directes du travail. Cambronne, ce grand génie, n'a-t-il pas dit M... à Waterloo.

Rabelais écrivait pour les polars, il employait leur langage. Malherbe lui-même disait : "Les débardeurs du port au foin sont nos maîtres en matière de langage", et ils devaient en sortir de belles. Rabelais, que je puis donc dire mon illustre prédécesseur, a compris le premier que les mathématiques étaient dangereuses pour l'esprit.

La polarisation au XVIIe siècle

Chacun connaît la roulette de Pascal, le jeu. Voilà encore une conséquence funeste des mathématiques. Celui qui a passé toute sa journée à calculer (car les machines sont loin d'être en assez grand nombre), celui dis-je, qui est bien fatigué de sa ratatouille mathématique, n'a plus qu'un désir, en sortir. Pascal lui-même en éprouvait le besoin; car on a beau dire qu'il travaillait d'une manière désintéressée, je crois qu'il voulait seulement savoir s'il allait gagner à la loterie nationale!

Le XVIIe siècle a été un siècle de talents plus qu'un siècle de lumières. De talents ? De qualités bien développées, pafois trop bien: un siècle de travail, un siècle de polars. Le travail passe partout. Corneille ? Un ours. Louis XIV ? Il travaillait quatorze heures par jour. Faret "charbonnait de ses ves les murs des cabarets". Molière nous a assez décrit les femmes savantes.

Cependant on peut dire que le XVIIe n'a pas eu de "grands" polars. Corneille est une exception; Louis XIV était un parfait homme du monde.

Les polars au XVIIIe siècle et au XIXe

Au XVIIIe, la polarisation est assez nuancée. Il y a eaucoup de génies mais ils travaillent sur leur inspiration. Rousseau par exemple :il écrit son premier discours à la suite d'une illumination. Souvent dans la nature il tombe en extase.

Ce qui ne leur fait d'ailleurs pas oublier le vrai travail. Rousseau, avant de pouvoir décrire ses idées, doit fournir un long travail de mise au point. Buffon fignole.

Le XVIIIe apporte donc une nuance particulière à la polarisation : il travaille beaucoup mais intelligemment et quand cela est nécessaire.

Le XIXe n'est pas polarisé. Le travail se fait en douceur.

Chapitre III. La polarisation à notre époque

Le XXe siècle est l'époque par excellence de la polarisation. Beaucoup déplorent l'impersonnalité et l'hébétude des masses. La propagation de cette maladie est un fait récent, dont la gratuité de l'instruction publque est une des causes essentielles.

La polarisation se propage comme une épidémie. Le polar contamine son entourage. On n'a pas encore trouvé le vaccin qui permettrait l'immunisation. Peut-être verra-t-on bientôt, sur les routes de France, des écriteaux "polarisation" comme on en a vu pour la fièvre aphteuse ? Peut-être on utilisera cette maladie pour la guerre bactériologique ?

La polarisation a des effeets aussi divers que funestes : les adultes retombet en enfance et les enfants mûrissent trop vite. Le mal est grave.

Conséquences de la polarisation

1. Alcoolisme. Le polar est amené à boire pour se donner du coeur à l'ouvrage. Il boit le soir pour ne pas s'endormir tout de suite et la matin pour mieux se réveiller. Mais surtout il se drogue. On commence par le thé et le café, puis en en vient à des médicaments qui vous coupent le sommeil. Ca va tout seul, jusqu'au jour où l'on fait de l'anémie cérébrale. Et c'est alors qu'on vient se plaindre de sa mauvaise santé. Le travailleur intelligent (car il n'y a quand même pas que des polars) se couche tôt et dort suffisamment.

2. Folie. C'est un des aboutissants de l'alcoolisme.

3. Anémie cérébrale. Nombreux sont les exemples d'anémie cérébrale. Combien d'étudiants acharnés ont dû, après un travail excessif, aandonner toutes leurs études pendant deux ou trois ans, c'est à dire pour toujours !

4. Dégénérescence physique. On voit tous les jours de ces êtres difformes qui sont la plaie de l'humanité. C'est le fruit de leurs veilles.

Les choses ne vont pas toujours aussi loin (Dieu merci) mais je ne connais guère de gens qui aient tiré profit de ce travail qu'on peut dire "idiot". La polarisation est à la base de bien des malheurs. Elle a certainemnet la responsabilité d'une bonne part des tares de l'humanité. C'est à elle qu'il faut reprocher la quantité croissante des "inadaptés" et des déformés. Je passe les imbéciles, les crétins, les iditos, les butors, les buses, les ânes et les mules, les moules, les tartes et les omelettes, les femelettes, les minus-habens, les zéros, les enflés, les tête-à-claque, les obsédés, les timbrés, les "marteau", les avortons, les morveux, les écervelés, les poireaux, les nouilles et les macaroni; et qui nierait son influence sur le nombre important des voleurs, des tueurs, et des assasins; des meurtiers, des parricides, des infanticides, des fratricides (et de tous les genres de "cides")., des sadiques, des vicieux, des pervertisseurs et des malfaiteurs de toute espèce.

La société est contaminée par ces semeurs de microbes. Une poire pourrie fait pourrir les autres. Heureusement, on peut facilement l'isoler et prendre les mesures nécesaires. La société moderne doit se défendre contre des ennemis qui la corrompent à la base. Attention, le danger est proche.

Comment détecter le polar

Avant de pouvoir lutter contre une maladie, il faut d'abord la déceler.

De même que l'ivrogne a le nez rouge, le polar a lui aussi ses couleurs particulières: il est pâlot ou rougeaud, blanchâtre ou verdâtre. Il a les yeux petits, rougis par la fatigue, toujours tournés vers la terre ou égarés à l'infini. Il traîne les pieds, ses chaussures ne sont pas cirées et manquent parfois de lacets, qui sont remplacés par des bouts de ficelle. Ils est enveloppé d'une blouse déchirée décolorée par endroits et couverte d'inscriptions polychromes. Elle laisse apparaître un pantalon débraillé et dont les poches sont de véritables chapeaux de prestidigitateurs. Les mains et les cheveux sont pleins de craie. La langue pend désespérément, laissant voir des dents jaunes et noires (genre peinture de camouflage). L'haleine est fétide.

Certains polars s'écartent sensiblement de cette description, mais c'est que la maladie ne fait que commencer.

Le polar traîne tourjours quelque microbe. Comme il ne se soigne jamais, c'est un véritable bouillon de culture. Il tousse, il a trois mouchoirs dans chaque poche, mais, par distraction il se mouche dans son écharpe.

C'est un spectacle curieux de voir un polar se coucher (s'il ne dort pas tout habillé). Il le fait en lisant quelque livre ou revue de mathématiques, ce qui a joute encore à sa distraction naturelle. Il faut d'ailleurs un certain courage pour assister à cette opération et particulièrement au moment où il se déchausse. Je laisse aux connaisseurs le soin de caractériser l'odeur qui se dégage. Les chaussettes sont noires et couvertes d'un produit visqueux. Les pieds sont couverts de pustules et de furoncles qui suintent. Tous les vêtements sont à l'avenant.

La chambre du polar est un musée, un capharnaüm, un fatras, un méli-mélo, un bric-à-brac, une antre de chiffonier, un repaire de voleurs, un nid à rats malgré la pérsence d'un gros chat noir qui dort sur les genoux du maître de céans. Des mouchoirs traînent çà et là, piétinés dans la poussière, un livre jeté à terre déploie ses pages comme une fleur de vase, un carton à chapeau éventré trône sur une liasse de papiers jaunâtres. Le lit est défait et laisse voir des draps déchirés. Un matelas taché tombe en cascade sur un traversin qui laisse fuir la plume. La lumière est fournie par une vielle lampe à pétrole qui a l'avantage de chauffer la pièce en hiver.

Mais ne rentrez pas. Le polar trvaille. Ne troublez pas le feu sacré qui le tourmente.