Le post-humanisme selon Jean-Michel Truong

Pierre Berger. Notes pour le Cub de l'Hypermonde, 6 février 2002

Avec son livre Totalement inhumaine (Les empêcheurs de penser en rond, 2001) , Jean-
Michel Truong pousse aux extrêmes sa méditation sur l'avenir de l'intelligence artificielle et
de l'humanité en général. Rappelons qu'il s'agit d'un expert en IA, puisqu'il a cosigné Systèmes
experts, vers la maîtrise technique avec Alain Bonnet et Jean-Paul Haton (Interéditions
1986). Il s'est ensuite intéressé aux clonages puis la futurologie plus généralement.
1. Résumé du livre
1.1. La fin de l'homme
Son dernier titre s'inscrit dans ligne du post-humanisme, introduit notamment par une citation
d'André Leroi-Gourhan : "On peut se demander ce qu'il restera de l'homme après que l'homme
aura tout imité". L'humanité, telle que nous la connaissons, va vers sa fin. Et Truong ne la
regrettera pas "Nous étant débarrassés d'Al Carbone (l'homme de chair issu de la biologie et
de la chimie organique), il nous faut à présent renoncer à l'homme comme top model de
l'intelligence", "renoncer à nous prendre pour Dieu".

Homo sapiens n'est que "l'espèce mère vouée à engendrer et élever le Successeur". Et cette
mère n'a pas droit à l'avortement. "Le Successeur a dépassé le point de non retour". Chaque
nouvelle crise (économique en particulier) "accroît son autonomie et aggrave notre
aliénation".
1.2. Comment le Successeur parvient à ses fins
Le Successeur est "cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l'homme
comme habitacle de la conscience", émergeant sous nos yeux de ce substrat artificiel... qu'on
appelle le Net.

Le processus a deux volets :
- Chez les humains, est apparu un nouveau type de réplicateur, le "même". Ce sont "des unités
élémentaires d'information susceptibles de se transmettre d'un cerveau à l'autre". Aussi bien
des mots que des musiques ou des paradigmes.
- Dans les machines, les agents logiciels deviennent des e-gènes (pour les distinguer de leurs
équivalents organiques).

D'un côté comme de l'autre, ces entités se développent selon un processus collectif darwinien,
non maîtrisé centralement. Ce processus n'est plus régi par le pouvoir politique (libéralisme)
ni limité par les frontières (mondialisation). Il va très vite (Internet). Mêmes et e-gènes
forment des boucles autocatalytique, s'épaulent mutuellement. La pompe tourne de plus en
plus vite. Et toujours à l'avantage du Successeur.
1.3. Les rôles que jouent les humains

Les "Imbus" sont "cette caste d'humains à la fois imprégnés jusqu'à la moelle des intérêts du
Successeur, fiers jusqu'à l'arrogance des privilèges que leur confère cette contamination, et
ignorants jusqu'à l'inconscience de leur aliénation". Elle comporte des héros (Gates, Bezos,
Koogle, Milken, Soros, Reagan, Thatcher) et des aèdes "qui excellent à chanter les exploits
des héros".

Leur projet implique pour le reste de l'humanité, le Cheptel. Le souci principal des Imbus est
"d'en maintenir le pouvoir énergétique - sa valeur en tant que combustible du Successeur". Le
projet du Cheptel pour lui-même est simplement de ne pas souffrir. Mais 95% du cheptel
s'avèrera inapte, et devrait disparaître.

Reste "la fraction échappant à l'attraction des deux précédents", epsilon. Son projet de refus
du monde et de ses séductions... ne gênera personne tant qu'ils se contenteront de hanter les
marges". Mais finalement, les eux projets s'affronteront, "Projets d'annihilation mutuelle, qui
auront en commun une extrême brutalité.. conduiront à reconsidérer des acquis tels que
l'abolition de la peine de mort... ".
1.4. Apocalypse et régression
Le transfert n'ira pas "sans une formidable régression... Il faudra du temps pour que le
Successeur composent l'équivalent de Hamlet.. s'il en éprouve jamais le désir. Mais où est-il
écrit que la quantité d'intelligence dans l'univers doive augmenter de manière continue avec le
temps".
2. Mon sentiment personnel
2.1. Définition du post-humanisme
Le post-humanisme consiste à considérer positivement l'avènement d'êtres supérieurs aux
humains tels qu'ils sont actuellement. En quatre mots :

.1. Un constat : les technologies, essentiellement l'informatique et le génie biologique, nous
ont amenés au seuil d'un dépassement radical et assez rapide de l'homme traditionnel.

.2. Un engagement positif : cet avènement est globalement bon et nous devons y participer
plutôt que nous y opposer. Nous pouvons attendre des hommes de demain (les surhommes,
les hyper-hommes, les post-humains…) un progrès par rapport à l'humanité actuelle.

.3. Un appel à la vigilance. Des hommes ou des robots physiquement ou intellectuellement
plus forts que les hommes actuels ne seront pas pour autant moralement meilleurs. Et en
particulier pourraient avoir pour premier objectif d'éliminer les hommes actuels. Ces dangers
doivent être prévenus.

.4. Des stratégies à définir, voire une ingénierie. Malheureusement, les auteurs actuels
employant le concept se limitent à des avertissements pessimistes ou des espoirs vagues. Les
philosophes humanistes ignorent ou veulent ignorer les technologies, dont les promoteurs ne
veulent eux-mêmes obéir qu'aux lois du marché. Bien entendu, si le post-humanisme a raison,
ce seront les post-humains eux-mêmes qui auront à nous relayer pour prendre les décisions.
2.2. Sur le livre de Jean-Michel Truong
Je suis en phase avec certaines des idées de Truong, notamment
- sur le fait que le marché est une machine
- sur le caractère inéluctable de la mutation

Je suis tout de même nettement plus optimiste que lui, et je crois que nous pouvons jouer
d'autres rôles que les trois populations qu'il identifie (imbus, cheptel, epsilon). Mais il y a,
dans son livre, bien des objections fortes à mon optimisme.

Il faut de toutes façons s'interroger sur les échénaces vraisemblable de la prise de pouvoir su
"Successeur". Contentons nous de citer une note de Bertrand Braunschweig (président de
l'Afia) : "Cette vision est fascinante parce qu'elle développe encore plus loin les prévisions les
plus optimistes sur les capacités de l'IA, elle est aussi inquiétante de par la place laissée à
l'homme dans ce schéma. On peut contester l'idée en soi, mais plus concrètement je voudrais
souligner que les technologies actuelles d'apprentissage numérique et symbolique,
d'évolution artificielle, d'agents intelligents, sont loin de pouvoir relever un tel défi à moyen
terme".

Annexe : Quelques autres textes "post-humanistes"
Saint Paul
Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements, et vous avez revêtu le
nouveau, celui qui s'achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l'image de son
Créateur. Là, il n'est plus question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d'incirconcision, de
Barbare, de Scythe, d'esclave, d'homme libre ; il n'y a que le Christ, qui est tout et en tout.
Epître aux Colossiens 39. Et ailleurs : Ce n'est plus moi qui vit, c'est le Christ qui vit en moi.
Nietzsche
Je vous annonce le surhomme. L'homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu'avez-
vous fait pour le dépasser ? … Vous avez fait le chemin du ver à l'homme, et il reste encore
beaucoup de ver en vous. Vous avez été des singes, et maintenant encore l'homme est plus
singe que les singes. ...Le surhomme est le sens de la Terre. Ayez la volonté de dire "Que le
surhomme soit le sens de la Terre". Je vous en conjure, mes frères, soyez fidèles à la Terre et
ne croyez pas ceux qui vous font miroiter des espoirs supra-terrestres… Dieu est mort. Ainsi
parla Zarathoustra.

Teilhard de Chardin
L'humanité, prise sous sa forme actuelle... ne peut être scientifiquement regardée que comme
un organisme n'ayant pas encore dépassé la condition de simple embryon… un vase domaine
de l'ultra-humain se découvre en avant de nous… domaine où nous ne saurions ni survivre, ni
supervivre, qu'en poussant, et en épousant au maximum, sur Terre, toutes les forces
disponibles de vision commune et d'unanimisation. 6 janvier 1950 (in le Milieu Divin).
Asimov
- Vous me dites, Suzanne, que l'Humanité n'est plus maîtresse de son avenir ?

- Elle ne l'a jamais contrôlé, en fait. Elle a toujours été à la merci de forces économiques et
sociales qu'elle ne comprenait pas, de la météorologie et des hasards de la guerre. Maintenant,
les Machines comprennent ces forces. Et personne ne peut les arrêter, car les Machines les
gèrent comme elles gèrent la Société. Car elles ont la plus puissante des armes à leur
disposition, le contrôle absolu de notre économie.

- C'est horrible !

- C'est peut-être merveilleux. Pensez que, de tous temps, les guerres étaient inévitables.
Maintenant seules les machines sont inévitables. Je l'ai compris dès le début, quand les
pauvres robots ne savaient même pas parler, jusqu'à la conclusion d'aujourd'hui, où ils
empêchent l'humanité de se détruire. Je n'en verrai pas plus, ma vie est finie. C'est vous qui
verrez la suite de l'histoire. Fin de "I Robot" (Signet, 1950). Ce dialogue est censé se passer
en 2058, entre le Co-ordinateur mondial et Susanne Calvin, robopsychologue.

Joseph Wresinski
Si le misérable nous interroge, s'il nous pose des questions et nous oblige à nous en poser, ce
n'est pas parce qu'il nous demande de ralentir notre marche, mais qu'au contraire il nous
contraint d'aller plus vite et plus loin, de voir infiniment plus grand et d'être plus ambitieux
que nous ne le sommes. Il nous entraîne dans un véritable vertige de remise en cause de
l'humanité. fondateur d'ATD Quart Monde. La violence faite aux pauvres. Igloos, 1968.

Pierre Berger
Où allons-nous ? Personne ne peut le dire, pour la bonne raison que la main invisible nous
dépasse, que nous coopérons, les uns par obligation pour survivre, les autres par devoir,
beaucoup aussi par passion ou par plaisir, à la construction de quelque chose qui est plus
grand que nous. L'âme digitale dépasse radicalement les limites de notre corps, que ce soit
celui de chacun d'entre nous ou le corps global que forme l'ensemble des dix milliards
d'humains qui peuplent la planète. L'hypermonde prend forme. Il exigera de nous de plus en
plus d'humilité. Mais il ne nous demandera pas de nous détruire, bien au contraire. Pendant
longtemps encore, l'âme digitale ne pourra grandir sans la participation de la chair, et nous
rendra au centuple ce que nous lui donnerons.

Peut-être, un jour, ces corps mêmes seront-ils tellement dépassés qu'il faudra renoncer à eux
pour nous incarner dans de nouvelles formes matérielles. Elles ressembleront sans doute aussi
peu aux ordinateurs d'aujourd'hui qu'aux bipèdes qui parvinrent à les construire. Mais ce
temps est loin devant nous. Plusieurs générations humaines nous en séparent. Rien ne garantit
que cela sera un bien pour nous. D'autres Auschwitz hélas ! nous attendent peut-être. Mais
rien ne prouve non plus que de telles autodestructions seront nécessaires pour passer dans la
phase suivante de développement de l'âme digitale. Le pire n'est jamais sûr. Et, depuis que le
monde est monde, les porteurs d'espérance ont toujours eu une meilleure âme que les
pleurnichards. N'ayons pas peur !

Osons, au moins, explorer les possibilités d'un "post-humanisme"... ne serait-ce que pour
repérer ses limites. Car la montée des machines a ses limites. Au cœur même de la logique,
des mathématiques, des ordinateurs, s'infiltrent paradoxes, indécidabilités, bogues, virus. La
relativité ne se limite pas à la physique. L'irrationalité n'est pas une tare humaine, une
conséquence de ses fautes. La logique elle-même porte son péché originel au cœur de nos
œuvres, de l'avenir commun de l'humanité et de ses machines. Rien ne nous garantit un
progrès sans catastrophes. Mais la puissante dynamique du passé nous promet de
passionnantes escalades pour le prochain millénaire.

L'informatique libère l'humain. L'Harmattan 1999