Les merveilles du téléphonoscope

Extrait du livre d'Albert Robida : Le vingtième siècle. Edition Georges Decaux, Paris 1884. Rééditions : chez Slatkine en 1981, chez Tallandier en 1991.

Cinquante mille spectateurs par théâtre ! L'orchestre unique. Le théâtre chez soi. Une représentation de Faust ! Les Horaces améliorés. Cinq actes et cinq clous.

Parmi les sublimes inventions dont les XXe siècle s'honore, parmi les mille et une merveilles d'un siècle si fécond en magnifiques découvertes, le téléphonoscope peut compter pour une des plus merveilleuses, pour une de celles qui porteront le plus haut la gloire de nos savants.

L'ancien télégraphe électrique, cette enfantine application de l'électricité, a été détrôné par le téléphone et ensuite par la téléphonoscope, qui est le perfectionnement suprême du téléphone. L'ancien télégraphe permettait de comprendre à distance un correspondant ou un interlocuteur, le téléphone permettait de l'entendre, le téléphonoscope permet en même temps de le voir. Que désirer de plus ?

Quand le téléphone fut universellement adopté, même pour les correspondances à grande distance, chacun s'abonna, moyennant un prix minime. Chaque maison eut son fil ramifié avec les bureaux de section, d'arrondissement et de région. De la sorte, pour une faible somme, on pouvait correspondre à toute heure, à n'importe quelle distance et sans dérangement, sans avoir à courir à un bureau quelconque. Le bureau de section établit la communication et tout est dit ; on cause tant que l'on veut et comme on veut. Il y a loin, comme on voit, de là au tarif par mots de l'ancien télégraphe.

L'invention du téléphonoscope fut accueillie avec la plus grande faveur ; l'appareil: moyennant un supplément de prix, fut adapté aux téléphones de toutes les personnes qui en firent la demande. L'art dramatique trouva dans le téléphonoscope les éléments d'une immense prospérité ; les auditions théâtrales téléphoniques, déjà en grande vogue, firent fureur, dès que les auditeurs, non contents d'entendre, purent aussi voir la pièce.

Les théâtres eurent ainsi, outre leur nombre ordinaire de spectateurs dans la salle, une certaine quantité de spectateurs à domicile, reliés au théâtre par le fil du téléphonoscope. Nouvelle et importante source de revenus. Plus de limites maintenant aux bénéfices, plus de maximum de recettes ! Quand une pièce avait du succès, outre les trois ou quatre mille spectateurs de la salle, cinquante mille abonnés, parfois, suivaient les acteurs à distance ; cinquante mille spectateurs, non seulement de Paris, mais encore de tous les pays du monde.

Auteurs dramatiques, musiciens des siècles écoulés ! ô Molière, ô Corneille, ô Hugo, ô Rossini ! qu'auriez-vous dit au rêveur qui vous eût annoncé qu'un jour cinquante mille personnes, éparpillées sur toute la surface du globe, pourraient de Paris, de Pékin ou de Tombouctou, suivre une de vos oeuvres jouées sur un théâtre parisien, entendre vos vers, écouter votre musique, palpiter aux péripéties violentes et voir en même temps vos personnages marcher et agir ?

Voilà pourtant la merveille réalisée par l'invention du téléphonoscope. La Compagnie universelle du téléphonoscope théâtral, fondée en 1945, compte maintenant plus de six cent mille abonnés répartis dans toutes les parties du monde ; c'est cette Compagnie qui centralise les fils et paye les subventions aux directeurs de théâtres.

L'appareil consiste en une simple plaque de cristal, encastrée dans une cloison d'appartement, ou posée comme une glace au-dessus d'une cheminée quelconque. L'amateur de spectacle, sans se déranger, s'assied devant cette plaque, choisit son théâtre, établit sa communication et tout aussitôt la représentation commence.

Avec le téléphonoscope, le mot le dit, on voit et l'on entend. Le dialogue et la musique sont transmis comme par le simple téléphone ordinaire ; mais en même temps, la scène elle-même avec son éclairage, ses décors et ses acteurs, apparaît sur la grande plaque de cristal avec la netteté de la vision directe ; on assiste donc réellement à la représentation par les yeux et par l'oreille. L'illusion est complète, absolue ; il semble que l'on écoute la pièce du fond d'une loge de premier rang.

M. Ponto était grand amateur de théâtre. Chaque soir après son dîner, quand il ne sortait pas, il avait coutume de se récréer par l'audition téléphonoscopique d'un acte ou deux d'une pièce quelconque, d'un opéra ou d'un ballet des grands théâtres non seulement de Paris, mais encore de Bruxelles, de Londres, de Munich ou de Vienne, car le téléphonoscope a ceci de bon qu'il permet de suivre complètement le mouvement théâtral européen. On ne fait pas seulement partie d'un public restreint, du public parisien ou bruxellois, on fait partie, tout en restant chez soi, du grand public international !

Après dîner, comme on ne sortait pas, M. Ponto s'étendit sans son fauteuil devant son téléphonoscope et se demanda ce qu'il allait se faire jouer.

"Oh, papa ! surtout pas de tragédie, ou nous nous en allons ! s'écria Barbe en allant s'asseoir à côté de lui.

- Choisis toi-même, alors, dit M. Ponto ; tiens, voici le programme universel que la Compagnie adresse chaque jour à ses abonnés.

- Un peu de musique, proposa Hélène.

- C'est cela, dit M. Ponto, j'aime la musique ; elle m'endort mieux que la simple prose ou les vers.

- Que joue-t-on à Vienne ? demanda Barnabette.

- Voyons : grand Opéra de Vienne... les Niebelungen de Wagner.

- Ah ! mon enfant, à Vienne, c'est commencé ! l'heure de Vienne avance de quarante-cinq minutes sur celle de Paris ; il est donc huit heures quarante-cinq, nous n'aurons pas le commencement.

- A Berlin, alors ?

- Non, c'est commencé aussi.

- Voyons, l'Opéra de New-York, en ce cas !

- Non, il est trop tôt, ce n'est pas commencé. New-York retarde, il nous faudrait attendre quelques heures.

- Restons à Paris, alors, dit Hélène ; que donne-t-on à l'Opéra de Paris ?

- Faust, répondit Barbe.

- Va pour Faust ! dit M. Ponto, je ne l'ai encore entendu que douze ou quinze cent fois... une fois de plus ou de moins !...

- Ah! dit Barbe consultant son programme, on a ajouté trois grands ballets nouveaux et une apothéose.

- Très bien ! très bien ! dit M. Ponto ; attention, mes enfants, je sonne. "

Et M. Ponto appuya sur le timbre de l'appareil et il prononça ces mots dans le tube téléphonique :

"Mettez-moi en communication avec Opéra de Paris !"

Un timbre lui répondit immédiatement.

"La communication est établie ! dit M. Ponto ; baissez les lampes, nous n'avons pas besoin de lumière."

Une sorte d'éclair traversa la plaque de cristal, un point lumineux se forma au centre, grandit avec des mouvements vibratoires et des scintillements, puis brusquement la scène de l'Opéra toute entière apparut avec la plus grande netteté.

En même temps éclata le tonnerre des cuivres de l'orchestre (1) ; les trombones, les saxophones et les bugles, habilement perfectionnés et portés à un très haut degré de puissance, rugirent une phrase musicale à faire crouler un édifice moins solidement construit que la maison Ponto.

Hélène sentit comme un grand souffle qui faisait voltiger les cheveux, les lampes s'éteignirent tout à fait et les faïences sur les dressoirs frissonnèrent.

"Je vais modérer un peu, dit M. Ponto en tournant légèrement la clef du compteur ; l'orchestre nous assourdirait".

Le tumulte musical baissa de quelques tons et les cloisons de l'appartement cessèrent de vibrer.

Le docteur Faust en scène venait d'évoquer le Maudit ; quand il acheva son grand duo avec Méphistophélès, le téléphonoscope transmit comme un écho lointain le bruit des applaudissements de la salle.

"Ah ! on peut applaudir ? dit Barnabette .

- Parbleu ! répondit M. Ponto ; les spectateurs à domicile peuvent envoyer leurs applaudissements aussi. Tenez, j'ouvre la communication avec la salle, vous pouvez applaudir !

- Alors, fit Barbe en riant, on pourrait aussi transmettre des sifflets en cas de besoin ?

- Ah ! mais non, fit M. Ponto, c'est défendu ! Vous comprenez que s'il était permis de transmettre des marques d'improbation, des farceurs pourraient, du coin de leur feu, troubler des représentations...

- Mais alors, reprit Barbe, quand une pièce ennuie un spectateur à domicile, il n'a pas le droit de le dire ? C'est fort désagréable, il faut refouler ses sentiments et garder sa mauvaise impression pour soi.

- Mais non, petite sotte ; le spectateur à domicile peut siffler tout à son aise quand une pièce l'ennuie, mais il doit avoir soin de fermer la communication avec la salle ; de la sorte, il satisfait sa mauvaise humeur sans porter le désordre au théâtre ! Quand les spectateurs de la salle...

(... ceci n'est qu'un bref extrait d'un ouvrage qui comporte plusieurs centaines de pages et un grand nombre d'illustrations).

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(1) L'Opéra est un des rares théâtre qui ont conservé un orchestre particulier. Les théâtre lyriques, on le conçoit, ne peuvent s'en passer, mais les autres théâtres se sont entendus pour payer à frais communs un seul orchestre établi dans un local spécial construit selon des données scientifiques, et relié à tous les théâtres par des fils téléphonique. L'orchestre central joue chaque soir quatre morceaux que les fils transmettent aux théâtres abonnés. Les théâtres ne sont pas forcés de jouer tous à la même heure ; par une combinaison phonographique, les morceaux sont retenus dans les tuyaux jusqu'au moment où le souffleur tourne le robinet placé dans le fond de sa boite.