Pascal. Pensées.

Article XVII. Connaissance générale de l'homme

(les intertitres entre parenthèses sont de PB)

(L'infiniment grand)

Voilà où nous mènent les connaissances natutelles. Si celles-là ne sont véritables, il n'y a point de vérité dans l'homme; et si elles le sont, il y trouve un grand sujet d'humiliation, forcé à s'abaisser d'une ou d'autre manière; et puisqu'uil ne peut subsister sans les croire, je souhaite, avant que d'entrer dans de plus grandes recherches de la nture, qu'il la considèreune fois sérieusement et à loisir, qu'il se regarde aussi soi-même et juge s'il a quelque proportion avec elle par la comparaison qu'il fera de ces deux objets.

Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté ; qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnenet; qu'il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour l'univers; que la terre lui paraisse comme un point, au prix du vaste tour que cet astre décrit; et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'un point très délicat à l'égard de celui que les astres, qui roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre : elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nautre. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c'est le plus grand caractère sensible de la toute-puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée.

Que l'homme étant revenu à soi, considère ce qu'il es au prix de ce qui est ; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même à son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?

(L'infiniment petit)

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connait les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus peites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. qu'il y voie une infinité d'univers dont chacun a son firmement, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terres, des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera uqe notre corps, qui tantôt n'étit pas pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver.

(Synthèse)

Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre des deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparance du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin ? Toutes choss sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ? L'auteur de ces merveilles les comprend ; tout autre ne peut le faire.

Manque d'avoir contemplé ces infinis, les hommes se sont portés témérairemnet à la recherche de la nature, comme s'ils avaient quelque proportion avec elle.

C'est une chose étrange qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses et de là arriver jusqu'à connaîre tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute qu'on ne peut former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie comme la nature.

Quand on est instruit, on comprend que la nature ayant gravé son image et celle de son auteur dans toutes choses, elles tiennent presque toutes de sa double infinité. C'est ainsi que nous voyons que toutes les sciences sont infinies en l'étendue de leurs recherches; car qui doute que la géométrie, par exemple, a une infinité d'infinités de propositions à exposer ? Elles sont aussi infinies dans la multitude et la délicatesse de leurs principes; car qui ne voit que ceux qu'on propose pour les derniers ne se soutiennent pas d'eux-mêmes, et qu'ils sont appuyés sur d'autres qui en ayant d'autres pour appui ne souffent jamais le dernier ?

Mais nous faisons des derniers qui paraissent à la raison comme on fait dans les choses matérielles où nous appelons un point indivisible celui au delà duquel nos sens n'aperçoivent plus rien, quoique divisible indéfiniment et par sa nature.

De ces deux infinis de sciences, celui de grandeur est bien plus sensible, et c'est pourquoi il est arrivé à peu de personnes de prétendr connaître toutes choses. Je vais parler de tout, disait Démocrite.

On voit, d'une première vue, que l'arithmétique seule fournit des propriétés sans nombre, et chaque science de même.

Mais l'infinité en petitesse est bien moins visible. Les philosophes ont bien plutôt prétendu d'y arriver; et c'est là où tous ont achoppé. C'est ce qui a donné lieu à ces titres si ordinaires, des Principes des choses, des Principes de la philosophie, et aux semblables aussi fastueux en effet, quoique non en apparence, que cet ature qui crève les yeux, De omni scibili.

(nota : confusion intéressante entre l'infiniment petit et les axiomes, entre l'infiniment grant et les théorèmes couronnant les théories; or le bit peut-il vraiment se comparer à l'atome... ou plutôt, comment fonctionne la comparaison)

On se croit naturellement bien plus capable d'arriver au centre des choses que d'embrasser leur circonférence. L'étendue visible du monde nous surpasse visiblement ; mais comme c'est nous qui surpassons les petites choses, nous nous croyons plus capables de les posséder ; et cependant il ne faut pas moins de capacité pour aller jusqu'au néant que jusqu'au tout. Il la faut infinie pour l'un et l'autre, et il me semble que ce qui aurait compris les derniers principes des choses pourrait aussi arriver jusqu'à conaître l'infini. L'un dépend de l'autre et l'un conduit à l'autre. Les extrémités se touchent et se réunissent à force de s'être éloignées, et se retrouvent en Dieu, en en Dieu seulement.

(Passage au plan épistémologique)

Connaissons donc notre portée: nous sommes quelque chose et ne sommes aps tout. Ce que nous avons d'être nous déroble la connaissance des premiers principes qui naissent du néant, et le peu que nous avons d'être nous cache la vue de l'infini.

Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; rop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne : j'en sais qui ne peuvent comprendre que qui de zéro ôte quatre reste zéro. Les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode ; trom de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent : nous voulons avoir de quoi surpayer la dette : Beneficia eo usque laeta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenera, pro gratia odium redditur.

Nons ne sentons ni l'extrême chaud ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles: nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit ; trop et trop peu d'instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent, ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination : nous brûlons du désir de trouver une assiette ferme et une dernière base consistante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment le fuient.

Cela étant bien compris, je crois qu'on se tiendra en repos, chacun dans l'état où la nature l'a placé.

Ce milieu qui nous est éthu en partage étant toujours distant des extrêmes, qu'importe que l'homme ait un peu plus d'intelligence des choses ? S'il en an, il les prend un peu de plus haut. N'est-il toujours pas infiniment éloigné du bout, et la durée de notre vie n'set-elle pas également infiniment éloignée de l'éternité, pour durer dix ans davantage ?

Dans la vue de ces infinis, tous les finis sont égaux; et je ne vois pas pourquoi asseoir son imagination plutôt sur l'un que sur l'autre. La seule comparaison que nous faisons de nous au fini nous fait peine.

Si l'homme s'étudiait le premier, il verrait combien il est incapable de passer outre. Comment se pourrait-il qu'une partie connût le tout ? Mais il aspirera peut-être à connaître au moins les parties avec lesquelles il a de la proportion. Mais les parties du monde ont toutes un tel rapport et un tel enchaînement l'une avec l'autre, que je crois impossible de connaître l'une sans l'autre et sans le tout.

L'homme, par exemple, a rapport à tout ce qu'il connaî. Il a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'éléments pour le composer, de chaleur et d'aliments pour le nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance.

Il faut donc, pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister; et, pour connaitre l'air, savoir par où il a rapport à la vie de l'homme, etc.

La flamme ne subsiste point sans l'air : donc, pour connaître l'un, il faut connaître l'autre.

Donc, toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatemnet, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible qui lie les plus éloignées et les plus indifférentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties.

Et ce qui achève notre impuissance à connaître les choses, est qu'elles sont simples en elles-mêmes, et que nous sommes composés de deux natures opposées et de divers genres : d'âme et de corps. Car il est impossible qu ela partie qui raisonne en nous soit autre que spirituelle; et quand on prétenddrait que nous serions simplement corporels, cela nous exclurait bien davantage de la connaissance des choses, n'y ayant rien de si inconcevable que de dire que la matière se connaît soi-même. Il ne nous est pas possible de connaître comment elle se connaîtrait.

Et ainsi si nous sommes simplemnet matériels, nous ne pouvons rien du tout connaître ; et si nous sommes composés d'esprit et de matière, nous ne pouvons connaître parfaitement les choses simples, spirituelles et corporelles.

De la vient que presque tous les philosophes confondent les idées des choses et parlent des choses corporelles spirituellement et des spirituelles corporellement. Car ils disent hardiment que les corps tendent en bas, qu'ils aspirent à leu centre, qu'ils fuient leur destruction, qu'ils craignent le vide, qu'ils ont des inclinations, des sympathies, des antipathies, qui sont toutes choses qui n'appartiennent qu'aux esprits. Et en parlant des esprits, ils les considèrent comme en un lieu, et leur attribuent le mouvement d'une place à une autre, qui sont choss qui n'appartiennent qu'aux corps.

Au lieud e recevoir les idées de ces choses pures, nous les teignons de nos qualités et empreignons notre être composé en toutes les choses imples que nous contemplons.

Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d'esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien incompréhensible ? C'est néammoins la chose qu'on comprend le moins. L'homme est à lui-même le plus prodigieux objet de la nautre ; car il ne peut concevoir ce que c'est que corps, et encore moins ce que c'est qu'esprit, et moins qu'aucune chose comment un corps peut être uni avec un esprit. C'est là le comble de ses difficultés, et cependant c'est son propre êter : Modus quo corporibus adhaeret spiritus comprehendi ab hominibus non podest ; et hoc tamen homo est.

Voilà un partie des causes qui rendent l'homme si imbécile à connaître la nature. Elle est infinie en deux manières: il est infi et limité; elle dure et se maintient perpétuellement en son être, il passe et est mortel; les choses en particulier se corrompent et se changent à chaque instant, il ne les voit qu'en passant ; elles ont leur principe et leur fin, il ne connaît ni l'un ni l'autre; elles sont simples, et il est composé de deux natures différentes. Et pour consommer la preuve de notre faiblesse, je finirai par cette réflexion sur l'état de notre nature.

III

On croit toucher des orgues ordinaires, en touchant l'homme: ce sont des orgues, à la vérité, mais bizarres, changeantes, variables, dont les tuyaux ne se suivent pas par degrés conjoints. Ceux qui ne savent toucher que les ordinaires ne feraient pas d'accords sur celles-là.