Du cinéma et de la TSF

in Maurice Simart : Interprétation du monde moderne (Flammarion 1930), chapitre XXVI

Ces deux créations de l'esprit humain que notre génération voit s'épanouir et s'étendre avec quelque effarement, sont d'une importance inégale quand à l'évolution de l'art. La transmission par ondes, à distance, des paroles et des mélodies, on peut dire qu'elle ne modifie en rien l'essence de la poésie et de la musique, pas plus que ne le ferait un procédé nouveau de gravure ou d'impression. On a multiplié les auditeurs, mais leurs oreilles n'ont rien entendu d'inédit, du moins jusqu'ici.

Tandis que le cinématographe, par les trucs de sa technique, par la réalité du paysage substitué au trompe-l'oeil du décor peint, par l'ampleur donnée à l'action et la possibilité de faire leur place aux rêves les plus fous, aux abstractions les plus symboliques, le cinéma a permis l'édification, à côté de l'ancien théâtre, d'un art absolument nouveau, avec ses moyens et son but propres.

Mais du point de vue social, les deux inventions quasi simultanées concourent à un résultat commun. Elles partent d'un même principe, qui est de centraliser la production pour la répartir ensuite, principe moderne qui permet d'obtenir mieux meilleur marché. Une multitude de petits théâtres ne pouvant donner que de piètres représentations remplacées par un seul studio gigantesque, armé formidablement, affectant une fortune à la radiation du rêve d'un poète, et qui répand ensuite son impeccable production jusqu'aux moindres bourgades: voilà l'essence du cinéma, socialement parlant. Le morceau de piano tapoté naguère, à la même heure, dans cinq cent mille salons de France, par la demoiselle de la maison, remplacé par l'exécution d'une symphonie de Beethoven, avec deux cent cinquante musiciens, en un auditorium central et livré à tout l'univers, voilà la T.S.F.

Sous cet angle de taylorisation, de communisme, ces nouveautés valent d'être considérées ici, car, de simples amusettes qu'elles furent, les voici devenues véritables centrales d'énergie, accumulateurs de jouissance et, comme telles, en passe de modifier la structure des sociétés modernes.

Ainsi, on a parlé du dépeuplement des campagnes, de l'urgence d'un retour des hommes à la terre: question fort grave, préoccupation instante, en effet. Les travaux des champs, qui sont les plus directement conditionnés par les phénomènes naturels, demeurent toujours les plus pénibles, quelques progrès qui puissent y être apportés mécaniquement. Quand il pleuvra et qu'il faudra rentrer les foins, à toutes les époques du monde il faudra se mouiller, tandis que le camarade de l'usine aura les pattes au sec. Ces dernières années, la différence de traitement, de capacité de vie, de confort, était encore aggravée par la centralisation urbaine de toutes les distractions, notamment les théâtres, les concerts, les bals. Si l'on y joint la différence considérable qui existait dans le logement et dans l'alimentation, on n'a point à chercher ailleurs la raison de la ruée des gars campagnards vers les usines de la ville, dès le sortir du régiment. Car la question salaire est au second plan; on dépense à la ville en proportion de ce qu'on y gagne et, au bout de l'an, ce n'est pas aux mains du citadin bien payé qu'il reste le plus d'argent. Mais au moins, songe-t-il, il a vécu, vécu une vie amusante, tandis que le rural s'est décroché la mâchoire à bailler, les jambes lasses et l'esprit inactif, sitôt le soleil tombé à l'horizon.

Le cinéma et la T.S.F. y peuvent-ils quelque chose?

Vraiment, ils viennent au bon moment. Le dépeuplement des campagnes, nous y remédions encore grâce aux races prolifiques, italienne ou polonaise, qui essaiment par le monde, mais dans quelques décades, ou dans quelques siècles, ce pouvait être la catastrophe. Voit-on l'homme mourant de faim faute de sucre, de riz ou de blé, au milieu ses admirables mécaniques?

Le cinéma et la T.S.F., bien qu'encore dans l'enfance, apportent au village une possibilité de vie nouvelle. Dès aujourd'hui, un grand film qui a coûté un demi-milliard, où s'entassent pour la joie des yeux les reconstitutions magiques, les figurations hallucinantes, les plus jolies filles, les plus beaux athlètes, est à la portée de la petite vachère aussi bien que du raffiné de la capitale.

Mieux même: sans bouger de la ferme, le soir venu, les gens du labour s'assemblent sous la grange, et le haut-parleur récite pour eux les Perses, d'Eschyle, accompagnés des bruits de la foule athénienne. Si quelque finesse trop hellénique leur échappe, la grandeur du tragique les pénètre et leur âme s'en émeut profondément. Les nouvelles, glanées d'un champ de l'Univers à l'autre, ils les apprennent en même temps que quiconque. Les plus voluptueux airs hawaïens, le dernier tango de New-York sont pour eux. Enfin, s'ils le veulent, la plus divine harmonie leur est prodiguée, et le lendemain matin, menant les bêtes, le garçon de ferme siffle machinalement du Schubert ou le Printemps de Mendelssohn...

Le cinéma, la T.S.F. ! Plus on pense à ces deux créations humaines, moins on se sent le droit d'en parler avec assurance. Il faut être charlatan pour disserter de l'avenir d'un enfant au maillot. Que nous donneront ces inventions effarantes? Effarantes pour nous seuls, d'ailleurs, qui nous souvenons d'un temps où elles n'étaient point, car pour nos fils elles font partie intégrante de leur vie quotidienne et normale. Ils ne s'en émerveillent pas plus que nous, enfants, des chemins de fer et de la lumière du gaz, qui pourtant...

J'entends dire que, de tous ces progrès, il pourra sortir beaucoup de mal, qu'ils seront de faciles instruments aux propagandes les plus néfastes. On augura autant de l'imprimerie, à ses débuts. Or, la liberté même de la publication de la pensée a fait qu'un livre annule l'autre et que le public a eu tôt fait de développer son sens critique. Ainsi en sera-t-il, espérons le, de la propagande par le film et par la radiodiffusion. Déjà, le peuple, qui a appris à se méfier, n'avale pas béatement tout ce qu'on lui présente. Quand un récit est manifestement tendancieux, trop bien arrangé en faveur d'une cause quelconque, il a un clignement d'oeil: c'est du ciné! dit-il en créant un mot, selon son habitude.

L'enseignement ne sera-t-il pas lui-même entraîné, par ces deux merveilles jumelles, vers des solutions pédagogiques plus efficaces que les nôtres? Tant vaut le pédagogue, tant vaut la pédagogie, peut-on dire. C'est l'homme, en définitive, au-dessus de tous les programmes, qui fait les élèves bien ou mal instruits, bien ou mal orientés. Peut-être paraîtra-t-il judicieux à nos descendants de diffuser sur tous les étudiants d'une région le cours magistral d'un grand professeur? Et chacun a déjà pensé à la rapide ouverture d'esprit que créeront chez les bambins les projections cinématographiques, quand, ayant acquis une importance officielle, elles ne seront plus seulement un maigre complément au cours, négligé comme une amusette ou accordé comme une récompense.

Le cinéma et la T.S.F. ! Nul n'eût osé en concevoir la croissance à ce point accélérée. L'industrie du film, non pas dans cent ans mais demain, est la première du globe, par ses milliards investis et ses billions et ses trillions d'argent roulant.

Songez-y, et qu'il y a trente ans rien n'existait de cette féerie grandiose, et que c'est un fait nouveau dans l'histoire de l'humanité qu'un divertissement prenne le pas sur les besoins les plus pressants de notre corps.

D'ailleurs, il est visible, pour ne parler que de l'art cinématographique, que nous commençons à peine à deviner ce qu'on en peut tirer. Des premiers films muets, la plupart furent ineptes, en ce qu'ils copiaient platement le théâtre: l'horizon des metteurs en scène, sauf quelques précurseurs comme Méliès, n'allait pas au delà de Rigadin pirouettant dans un décor de salon. Il en est encore ainsi, lors de chaque nouveau perfectionnement, dont ne comprend pas tout de suite les possibilités qu'il renferme. Eteint-ils assez pauvres et naïfs et ridicules, les premiers films sonores et parlants ! Et pourtant, cette merveilleuse mise au point permet de mêler à l'image des sons harmonisés, bruits de nature, bruits de foule, grand cri traversant la scène tragique comme une ligne de force acoustique!

Et la couleur? Au lieu d'ajouter simplement du vert aux arbres, ce que notre cerveau faisait sans elle, ne nous incitera-t-elle pas à composer, hors du développement strict de l'intrigue, de véritables tableaux animés, aux teintes orchestrées et vibrant comme une symphonie? Les dessins animés et sonores ne sont-ils pas une innovation effarante par quoi l'homme, pour la première fois, s'apparente au Démiurge, créant une vie plausible à cours d'irréel? Et ce que le génie scientifique de nos frères et de nos fils découvrira tantôt! En vérité, à quoi ne pouvons-nous rêver?

En tous cas, tels que sont déjà et le cinéma et la T.S.F., la vie quotidienne des sociétés peut être bouleversée par cette facilité dans la jouissance. C'est peut-être la mort des théâtres, et même de tous les autres établissements de spectacles, le jour où le cinéma sans fil joint à la radiotéléphonie nous permettra at home la vision et l'audition d'un spectacle complet.

On peut imaginer les conséquences les plus sérieuses comme les plus plaisantes. La T.S.F., ne sera-ce pas la mort des amateurs? la disparition des pianos supportant la partition jaunie de Poète et Paysan? Sans doute, mais il en résultera un relèvement des études musicales, car il faudra des virtuoses hors de pair aux auditoriums internationaux. Et les musiciens en acquerront peut-être un prestige grandi, une importance sociale nouvelle, une consécration bourgeoise...

De ce que nous apportera demain, nous ne savons rien. A chaque pas qu'il fait vers l'avenir, l'homme découvre un paysage insoupçonné. Ses plus sûres prévisions, la réalité les contrarie.

Je disais que le cinéma tuera le théâtre: rien n'est moins assuré. La T.S.F. a-t-elle tué le gramophone? Tout au contraire, elle a étendu le nombre des mélomanes, elle a donné le goût, le besoin, la passion de la musique à des gens qui vivaient sans s'en soucier et à qui désormais il en faut de toutes les sortes.

C'est un fait commercial reconnu que la vente des disques est croissante, et proportionnelle à la diffusion de la T.S.F. N'en soyons pas étonnés. Quant la navigation à vapeur est née, les marins se révoltèrent, craignant la mort de leur métier; or jamais il n'y eut tant de marins que de nos jours. Et l'imprimerie, qui dut navrer les copistes? Elle a créé un appétit de lecture tel que des millions d'individus sont, sur la surface du globe, occupés à composer des livres et de journaux qui n'eussent point vu le jour sans Gutenberg.

Ainsi le cinéma a peut-être simplement décuplé le désir de se distraire. Quelque populaire que fût le théâtre, c'était toujours une événement que d'y aller. Il se fallait habiller, et il était prudent de louer ses places. Sauf dans un certain monde d'habitués, on ne décidait point impromptu de s'y rendre. Tandis que le cinéma est bon enfant. On contente tout de suite l'envie qui vous prend. C'est devenu une habitude de la vie la plus modeste avec laquelle le budget familial doit compter.

Il est certain que ces sorties fréquentes, dont la fatigue persiste jusqu'au lendemain soir, ne sont point propices aux jeux conjugaux. On est las, lorsqu'on se couche à minuit passé, las et rassasié. On n'a plus besoin de se distraire à la façon des simples dont c'était la seule joie. Il n'est pas douteux que Charlot et Mary Pickford ont empêché bien des enfants de naître.

Mais la roue tourne. La musique et les images par les ondes, chez soi, reconstitueront peut-être la famille, que le café-concert et le cinéma avaient contribué à débiliser. Quand, bientôt sans doute, on pourra tout voir et tout entendre de son fauteuil, ou de son lit, on sortira moins de chez soi. Bien que, en vérité, il manquera toujours aux vrais amateurs le plaisir du déplacement et le ragoût de l'émotion collective.