Musée numérique et ville numérique

 

Racines, parcours interaction

 

Pierre Berger

 

(Nous reproduisons ici un article publié dans La ville numérique sous la direction de Victor Sandoval. Les cahiers du numérique, Hermès Science Publications 2000)

Le musée, invention citadine, et même bourgeoise, se numérise de concert avec la ville. Les rhythmes diffèrent, comme les moyens et les objectifs spécifiques. Mais, à long terme, le musée numérique retrouve dans la cité numérique sa fonctions traditionnelle : conserver et présenter des « collections », c'est-à-dire un échantillon significatif des racines culturelles. La visite physique au musée, rupture des processus du travail et de la famille, s’inscrit de plus en plus dans le continuum d’un monde numérique, d’un hypermonde [BER 99], qui nie et survalorise à la fois l’histoire et la topographie de l’espace urbain matériel.

 

Le thème du musée imaginaire remonte au XVIIe siècle ; André Malraux (MAL 65] a été jusqu’à poser : « le concept de musée comme indissociable de celui de substitut : idée subversive et déroutante d’un musée qui poussé à son terme, deviendrait lui-même un substitut, voire un processus de substitution » [DEL 99]. La montée du numérique ne sonne pas la fin des musées, mais en transforme le rôle. Ses fonctions pédagogiques et culturelles peuvent se réaliser aussi bien souvent mieux par des moyens virtuels. Mais il reste le lieu de la rencontre physique entre le corps du visiteur et les collections d’objets originaux.

 

Pour les humains, la vie corporelle est consubstantielle à leur nature [BER 99]. Les médiés et la réalité virtuelle peuvent pousser très loin la substitution d’un contact médiatisé, reconstituté à la relation directe. Ils ne vont jamais au bout. Il est déjà difficile de satisfaire complètement l’oreille et l’œil avec les systèmes immersifs (casque et combinaison numériques). En particulier un satisfaction complète de la vue offrant à la fois une résolution saturant le pouvoir séparateur de la rétine et une rapidité de changement d’image capable de suivre les mouvements les plus rapides de la tête n’est pas encore à la portée des machines d’aujourd’hui. Pour le nez, les synthétiseurs d’odeurs se perfectionnent au fil des ans, mais avec une grande lenteur. Il en va de même pour la bouche ou d’ailleurs l’idée même de création complètement artificielle de saveurs a quelque chose de répugnant. Reste le toucher pratiquement impossible à satisfaire complètement.

 

Il vient donc un moment où l’intérêt porté à un objet devient tal qu els substitut numériques ne suffisent plus. On veut le contact direct. De plus, l’original des grandes œuvres porte une « aura » (expression de Christian Lapointe, conservateur, au colloque international Moulages, Chaillot, avril 1987). On veut avoir vu La Joconde, cas limite du chef d’œuvre d’importance mondiale, cas limite aussi de protection du fait de la fragilité de l’œuvre et de l’énormité des foules qui défilent pour la voir au Louvre.

 

Le numérique substitut à la relation corporelle, en est donc à la fois la négation et la promotion. Négation parce qu’il permet de s’en passer la plupart du temps. Promotion parce que, par le relation de plus en plus riche instaurée avec les œuvres, leurs auteurs, leur environnement, leur substrat technique… il ne fait que renforcer le désir de relation la plus directe possible avec les plus importantes d’entre elles.

 

Identité, pédagogie, économie

 

Enraciner l’identité locale

 

Les musées contribuent depuis leur création (en France, à la Révolution) à l’identité même des villes qui les ont installés. Dans les grandes capitales européennes (en particulier Paris, Londres, Berlin et Madrid), les grands musées font partie depuis deux siècles de leurs instruments de prestige. New York perdrait beaucoup de son aura s’il lui fallait se priver du « Met » ou du Guggenheim. Les studios-musée d’Hollywood concrétisent la légende de Los Angeles. Et ne parlons pas de villes-musées comme Versailles, Venise ou Kyoto. Le web prolonge cette vocation.

 

« La caractéristique majeure des sites internet des collectivité est de chercher à mettre en valeur un territoire et une identité, plus qu’une institution. Aussi, ce sont les rubriques tourisme culture et économie qui reviennent le plus souvent, la présentation des élus et des services administratifs étant généralement reléguée au second plan » [DAT 98].

 

Lyon doit affirmer son identité par rapport à Paris. D’où l’importance de son prestigieux musée gallo-romain, qui marque son statut antique de « primat des Gaules ». Parallèlement, son musée de soieries met en permanence au présent le long passé de son industrie, et d’une industrie à la fois luxueuse et hautement technique, plus séduisante que les industries qui font aujourd’hui une partie de sa force comme les usines mécaniques et chimiques qui longent le Rhône. Enfin, le musée Gadagne présente des jeux autour de Guignol, personne important de l’identité lyonnaise.

 

Il en va de même dans bien des petites villes avec des musées spécialisés comme la chaussure (Romans en Isère) la dentelle (Le-Puy-en-Velay ou Alençon dans l’Orne), le débarquement (Caen, Arromanches et bien d’autres en Normandie) ou plus surprenant le musée Kennedy à Dallas, installé dans l’appartement même où se plaça l’assassin. Quelle ville, même petite, n’a pas son musée, ou au moins sa vitrine dans une salle d’honneur de la mairie ? La création d’un musée intéressant peut avoir des conséquences décisives. Cluny a pratiquement changé d’orbite identitaire depuis la reconstitution de son abbatiale en réalité virtuelle. Ce petit village de Bourgogne n’avait guère d’existence culturelle que pour quelques historiens et pour les « gadzarts » (anciens des Arts et Métiers). Elle est maintenant un site important des nouvelles technologies et la région Bourgogne ne fait pas faute de s’y référer pour se promouvoir « vallée de l’image ».

 

Sauvegarder la mémoire urbaine

 

Pour le musée, la numérisation est un moyen d’assurer sa mission de conservation patrimoniale. L’opération est essentielle pour les œuvres fragiles. Au premier rang viennent les photographies couleur sur support chimique, dont les coloris s’altèrent après quelques décennies (et qu’est-ce qu’une décennie à l’échelle d’une ville). Les meilleurs conditions de conservation (obscurité absolue, température et hygrométrie strictement contrôlées) retardent les échéances, sans plus. Il en va de même pour une partie des imprimas, en particulier ceux de la fin du XIXe siècle, où la mauvaise qualité du papier et l’agressivité des encres s’unissent pour en rendre la consultation aujourd’hui impossible.

 

La numérisation est indispensable aussi pour les documents fréquemment consultés et pour les objets attirant la convoitise du public ou des malfaiteurs (pièces rares de grande valeur commerciale, bijoux et tous objets en matériaux précieux). Elle permet alors de ne mettre à la portée des visiteurs que des copies indéfiniment renouvelables. Dans ce domaine, des peintures et dessins en particulier, le laboratoire des musées de France, installé en sous-sol dans le jardin des Tuileries à Paris, œuvre méthodiquement depuis des années. Pour ces documents, le visiteur n’a donc plus accès qu’à des « substituts » (terme employé par Bernard Deloche, professeur à l’université Lyon 3 [DEL 99]. Cette pratique ne fait que prolonger celle du moulage, rarement avouée au public, mais assez fréquente en pratique.

 

Il est aussi des cas où la numérisation permet de nouvelles méthodes d’investigation non destructives, par exemple une archéologie sans fouilles. Ces techniques sont particulièrement intéressantes pour la ville, comme on le voit au Vieil-Evreux, dans l’Eure, où des termes romains ont pu être reconstitués en réalité virtuelle pratiquement sans excavations.

 

La numérisation permet aussi de reconstituer la ville une fois détruite, ou de retrouver ses états antérieurs quand de nouveaux bâtiments, de nouvelles artères, les ont remplacées. On connaît les travaux accomplis notamment pour Lutèce, Assise ou Cluny. Dans ce cas, l’œuvre n’est pas confinée au musée. Elle y trouve pourtant son ancrage, par exemple le musée lapidaire Ochier, qui permet de confronter l’image virtuelle et la matérialité, les dimensions de la pierre avec les effets d’échelle. Le visiteur peut faire de même au musée de Cluny à Paris, bien que ce musée soit en fait consacré à au Moyen Age et non à la ville romaine.

 

Enfin, la numérisation permet de concevoir et de réaliser de nouveaux espaces, des villes entièrement virtuelles, libérées de leurs attaches matérielles avec un site géographique déterminé. Dans cet environnement, le musée ne peut être, lui non plus que totalement virtuel, sous-espace qui ne se distingue que par sa volonté de conservation indéfinie d’états passés du système.

 

Les univers virtuels posent eux-mêmes de sérieux problèmes de conservation, à notre connaissance encore sans réponse systématique aujourd’hui. Dans le principe : la conservation à long terme des enregistrements digitaux est parfaite : leur recopie se fait sans perte (ou avec perte infinitésimale), à la différence des enregistrements analogiques. Encore faut-il assurer la recopie méthodique des disques durs, cédéroms et bandes magnétiques digitales, assortie de changements de formats pour se conformer aux normes en cours. Il faut prolonger ainsi les efforts de conservation engagés pour les enregistrements sonores ou vidéo consacrés aux cités, et assurer la survie d’œuvres comme le « territoire du M2 ». Cette ville virtuelle est sa symbolique, créée par Fred Forest, ne doit qu’une partie de sa substance à sa matérialisation dans un village de l’Oise. L’essentiel de l’œuvre repose en effet dans les enregistrements réalisés lors d’événements historiques marquant cette cité et son environnement. Faute de crédits, nous a confié l’auteur, « les bandes sont peu à peu envahies par la neige », par le bruit blanc qui détruit progressivement cette mémoire unique d’une cité bien exceptionnellement virtuelle. Il en sera de même, si l’on ne prend des mesures adéquates, pour les enregistrements réalisés dans les conseils municipaux multimédias et pour l’ensemble des données élaborées par les systèmes d’information des cités numériques. Faute d’une sensibilisation spécifique, les informaticiens, en effet, n’ont qu’exceptionnellement conscience de l’intérêt historique des données qu’ils gèrent. Ils estiment avoir fait leur métier quand ils ont garanti la reprise de leur système en cas de panne  et, au mieux, assuré les quelques années de disponibilité exigées par les contrôles fiscaux. Etant donné le coût encore élevé de ces traitements (notamment la digitalisation vidéo), la qualification et la permanence des personnels nécessaires pour assurer le passage sans faille « du temps réel à l’éternité », une utile collaboration s’établit peu à peu entre les municipalités et les conservateurs de leurs musées et de leurs archives.

 

A ces fonctions de conservation proprement dite s’ajoutent les tâches de gestion et d’exploitation des fonds ainsi que le travail des chercheurs. L’informatique y joue ici le même rôle que dans les entreprises et les institutions concernées.

 

Transmettre la culture

 

La ville s’intéresse aussi à ses musées pour leur fonction pédagogique. Les « scolaires »  forment une partie non négligeable de leurs visiteurs. Le musée n’est plus seulement cet espace à la fois ludique et poussiéreux om les instituteurs emmènent leurs classes deux ou trois par an. Les enfants y accèdent depuis l’école (ordinateurs du centre de documentation, qui est souvent un des points les mieux équipés de l’établissement scolaire), sinon depuis chez eux. La visite virtuelle, intéressante en elle-même, surtout dans les zones éloignées des grands centres, sert aussi à préparer la visite réelle comme à en approfondir les découvertes après le retour dans l’environnement pédagogique traditionnel.

 

La région Poitou-Charentes fait de ce rôle pédagogique l’un des principaux objectifs de sa mise en réseau des musées de son domaine. Le projet s’appuie sur une banque de données régionale pluridisciplinaire, Aliénor : « Un corps de produits dérivés […] sera développé pour prendre sa place au sein des partenaires privilégiés (scolaires, chercheurs) et au grand public […] actions d’animation en milieu scolaire, maisons de quartiers, espaces culturels multimédias… » . Le projet prévoit aussi, à terme, la constitution d’un « pôle pédagogique fondé sur une production multimédia en collaboration entre étabissements scolaires et musées. Une coopération étroite commence à être mise en œuvre avec les institutions académiques » [MUS 99].

 

Ici encore, l’orientation vers l’avenir prend une importance dominante. Pour les techniques, la conservation des machines du passé (Conservatoire national des arts et métiers à aris, machines à vapeur à Ambert, ordinateurs à Boston et bientôt à Evry) se combine avec la présentation des machines actuelles ou futures, dans des parts technologiques orientés vers l’avenir, comme la Cité des Sciences à Paris, le Futuroscope à Poitiers ou, malgré son insuccès, Tsukuba au Japon. A Paris, un site comme le Palais de la Découverte occupe une situation intermédiaire, à la fois technique et enracinée dans l’histoire de la science.

 

Transtructurer l’histoire

 

La pédagagogie peut aller jusqu’à l’anamnèle et à la transctructuration de l’histoire pour assumer les ombres du passé. C’est ainsi que Louis-Philippe créa l musée de Versailles « à toutes les gloires de la France », pour réconcilier les Français dans le culte de Vercingétorix et de Turenne aussi bien que de Napoléon. Il utilisa la technologie de l’époque : la peinture.

 

C’est le cas par exemple du musée qui s’achève à Worms (en Allemagne). Toute la ville est marquée, même sa toponymie et ses tags, par la sombre histoire des Nibelungen. Les origines de ce mythe se perdent dans l’antiquité : les premières formulations écrites (lied) remontent au XIIe siècle ; la Renaissance en avait perdu jusqu’au souvenir ; un Suisse retrouva le texte au XVIIIe siècle ; inspira les Romantiques et tout particulièrement Wagner et… les nazis le souillèrent en en faisant une des composantes de leur appareil de fascination. Pour les habitants de Worms, cet héritage reste lourd à porter. Entre l’affirmation identitaire et le refoulement… les attitudes sont partagées, traduisant et ravivant à la fois une souffrance enracinée au plus profond de la conscience individuelle et collective. C’est donc du plus profond que les architectes du nouveau musée (cabinet A+H ; Olivier Auber et Bernd Hoge) veulent faire remonter le regard de ses visiteurs. Les technologies numériques permettent d’organiser une transtructuration qui va au-delà des possibilités habituelles de l’architecture en dur. Des constructions nouvelles s’intègrent au mur antique, avec sa petite porte où passé le premier rédacteur du lied. Elles comportent trois constructions principales, dont deux etours » (pour la vue et pour l’ouïe) et la « salle du trésor ». Dans cette salle, un scénario numérique plonge les visiteurs sous la ville même. Elle est vue comme du sous-sol, ou du fond du Rhin, personnage essentiel de la ville comme de la saga. Entre elle et les visiteurs, brouillés par des nuées qui se dégagent progressivement, se présentent les pièces maîtresses du trésor des Nibelungen, en particulier le fameux anneau. Tout un travail d’anamnèse quasi psychanalytique et de reconstruction de la culture identitaire peut donc s’accomplir grâce à la numérisation (animation réalisée en C++ avec le moteur de réalité virtuelle VRSeed développé par Emmanuel Berriett. La partie sonore et musicale est réalisée par Thierry Fournier avec l’éditeur musical Max).

 

(mieux que le photomontage ci-dessous, on visitera le site du musée de Worms )

 

 

Figure 1. Le musée de Worms. Le visiteur est transporté dans les profondeurs, il voit la ville au-dessus de lui, en particulier le mur médiéval et le musée lui-même. Dans les nuées, apparaissent les pièces maîtresses, en particulier le fameux anneau des Nibelungen. Cet univers souterrain semble vivre d’une vie autonome et perpétuelle (En surimpression sur cette figure, schémas de conception du programme d’animation.

 

Visualiser l’économie locale

 

La place de la culture dans la vie d’une communauté urbaine est désormais considérable. Et les musées viennent en tête du chapitre culture, au titre « des structures de la mémoire » (Musées, archives, réseau des bibliothèques/médiathèques). Pour la ville, le musée représente d’abord une charge financière substantielle. De 1978 à 1993,la part des dépenses culturelles des communes de plus de dix mille habitants est passé de 6,9% à 10,2%.

 

Les objectifs du musée doivent s’inscrire, ou se coordonner, avec la stratégie de numérisation de la ville. Celle-ci vise des objectifs multiples. Elle entend d’abord réaliser des économies sur le coût de télécommunications, et cela donne lieu à des frictions récurrentes entre l’opérateur national est les municipalités, car les enjeux sont considérables. En général la ville (à Besançon, par exemple), s’associe à des partenaires gros consommateurs, par exemple les hôpitaux et les universités, dont d’ailleurs les services informatiques peuvent apporter leur concours technique à la conception des réseaux locaux. Mais ce point ne concerne que marginalement les musées, qui resteront longtemps de médiocres consommateurs de télécommunications, sauf sils intègrent d’importants laboratoires de recherche gros utilisateurs de l’internet et potentiellement transmetteurs de volumineux fichiers d’image et de son. Dans bien des plates-formes numériques locales, il n’est aucunement question des musées. Ce n’est pas étonnant pour Castres-Mazamet, ce l’est plus our le réseau alsacien Cristal, qui fait pourtant sa place aux aspects pédagogiques, et pour une région qui inclut un musée aussi réputé que celui d’Unterlinden à Colmar (avec le retable d’Issenheim).

 

La ville cherche aussi à mieux faire communiquer entre elles les différentes institutions communales et plus généralement publiques. Ici, le musée trouve sa place. Relativement modeste, tout de même, surtout quand la ville n’a qu’un équipement muséal minime. A Parthenay, par exemple ville emblématique de la numérisation, aucun musée n’apparaît dans les plans municipaux, alors que le service des archives, malgré son caractère embryonnaire, y figure en bonne place. La numérisation a été aussi surtout pendant la décennie 1990, une manière d’afficher le dynamisme, la modernité d’une ville. Le musée ne s’inscrit pas nécessairement dans une telle perspective, plus orientée vers l’avenir que vers le passé. Metz, par exemple, ne cite le monde des musées que comme donateur de logiciels pour son espace multimédia en centre ville.

 

Ces coûts ont leur contrepartie positive. Si la France reçoit chaque année plus de visiteurs qu’elle n’a d’habitants, c’est beaucoup pour ses musées. Paris domine avec son immense zone muséale, qui s’étend sans interruption du Palais de Chaillot au Centre Pompidou et se prolonge encore vers le Muséum d’Histoire naturelle et la Bibliothèque François Mitterrand. Soit un arc de quelque huit kilomètres de long.

 

Pour quelques petites villes, les résultats sont encore plus significatifs. A Cluny le maire est particulièrement satisfait des résultats de l’opération réalisée, avec le soutien d’IBM, principalement par l’Ensam (où il enseigne l’informatique). Anne de Thoisy, qui a été conservateur du musée local, commence : « C’est pour lui [le maire] un mariage symbolique entre deux composantes essentielles de sa ville, l’Ensam et le patrimoine monumental qui fait qu’une petite ville de 4 720 habitants accueille tous les ans plus de 250 000 visiteurs répertoriés[…] le conseil municipal est très sensible à l’impact extraordinaire du film Mémoires de pierres, et à l’écho retentissant qu’il a eu dans la presse. On n’avait jamais autant parlé de Cluny depuis Pierre le vénérable ».

 

Pèlerinage et interaction

 

Comme les espaces numériques se développent rapidement alors que l’espace physique reste constant (sauf pour les astronautes), plus les années avancent et plus l’espace virtuel devient une sorte d’englobant dans lequel se placent les lieux physiques. Aller visiter un musée dan sa ville et a fortiori dans le cadre d’un voyage lointain, c’est donc une excursion qui fait sortir de la niche du domicile et de son environnement virtuel toujours plus présent, avec sa télévision, sa radio et son ordinateur.

 

Du monde vers la ville et ses musées

 

Le virtuel se mobilise même pour faire sortir l’internaute de chez lui. A la différence de la télévision, il n’encourage guère la passivité. L’internaute n’est pas une couch potato , c’est un amateur de voyages. D’où l’importance des serveurs de collectivités territoriales, comme le serveur national « tourisme en France », de la Fédération nationale des offices de tourisme et syndicats d’initiative qui a été créée en 1996.

 

Et partir est de plus en plus facile, puisque l’envol hors du nid n’exige même plus l’abandon de l’univers familier. Le téléphone portable, intégré avec la liaison internet, complété si nécessaire par des DVD porteurs des bases multimédia individuelles familiales et associatives, assure la continuité du virtuel pendant les ruptures physiques du voyage. Les kilomètres et les attentes dans les gares et les aéroports ne changeront plus que le rapport au local : météorologie, couleurs, odeurs, horaires, proportions et perspectives. Le « piéton numérique » (Voir à ce propos l’article de Gwenola Thomas, « Piétons synthétiques ») se prolonge dans l’automobiliste et le passager numériques.

 

Dans certains cas l’intégration physique du musée à la ville est pensée par les architectes du musée qui préservent des ouvertures. C’est le cas extrême de ces musées, ou plutôt de ces sites multimédias, qui accompagnent certains grands projets urbains. A Berlin, le « musée » le plus couru est un gros cube rouge sur pilotis, dominant l’immense chantier de reconstruction qui rejoint les deux anciennes zones séparées par le mur. Il permet d’apprécier à la fois la vue des travaux au cœur de l’architecture ancienne et les documents audiovisuels qui rappellent le passé et dessinent l’avenir. En l’occurrence, le numérique n’y a guère eu sa place. Mais une ville comme Montreuil qui jouxte l’Est de Paris, y a pensé (ici encore, réalisation Auber et Hoge), pour faire comprendre ses projets aux habitants et les y associer, en plaçant au cœur de la ville un espace numérique aussi riche en plans anciens qu’en visions sur le futur de la ville.

 

L’organisation des itinéraires est d’autant plus nécessaire que les mondes virtuels ne font qu’amplifier les inégalités. Plus l’offre s’élargit, plus la demande se concentre sur quelques œuvres. Il en va de même pour les villes et les musées. Nombre de touristes ne viennent au Louvre que pour inscrire le plus grand musée du monde à leur tableau de chasse. Et beaucoup n’y cherchent que la Joconde, un must sur leur itinéraire. A Florence, pendant qu’on se presse aux Offices devant le Sacre du Printemps de Botticelli, on se promène presque solitaire (sauf au passage d’un car de touristes) de l’autre côté de l’Arno, à San Miniato ou dans les jardins Boboli.  La ville doit donc utiliser ses réseaux, autant que faire se peut, pour promouvoir les musées peu fréquentés et dissuader le visiteur d’allonger encore les files d’attente devant le guichet des musées-stars. Dans des villes musées comme Venise l’excès de passage devient destructeur par lui-même ; il faudra un jour limiter l’accès à certains quartiers. C’est la ville elle-même qui devra se donner un substitut.

 

Le musée, espace de l’interaction

 

Au musée comme partout dans la ville, le numérique permet d’expliquer, d’orienter le corps et l’œil du visiteur vers des points importants que la simple vue de l’œuvre ne révèle qu’aux experts. On a d’abord numéroté les œuvres puis utilisé le papier (« cartels » dans le jargon du métier), dans les vitrines comme au coin des rues de la ville, pour identifier, décrire, situer les œuvres. En français, puis en plusieurs langues. A terme, l’œuvre menace de disparaître derrière ces appendices souvent disgracieux et en tous cas encombrants.

 

Le son, diffusé par boucles à induction vers des casques, libère l’espace visuel. Une émission sélective permet de faire entendre le bon commentaire au bon endroit, dans la langue choisie, et sans écriteaux déplaisants dans la zone de vision des œuvres. On utilisera demain le téléphone portable, complété par son petit écran. Ira-t-on jusqu’au casque de réalité virtuelle ? Ou, comme pour les pilotes de chasse (et quelques expériences en chirurgie), jusqu’à la projection de données sur des lunettes, en surimpression du réel, pour obtenir une réalité « augmentée » ? Pour quelques années encore, ces dispositifs sont encore lourds et coûteux. Mais la voie est tracée.

 

Ainsi, la visite du musée s’organise de plus en plus comme un itinéraire corporel. Tantôt, c’est une obligation pour donner accès à tous aux œuvres majeures (Galerie des Offices de Florence), tantôt cela découle des objets présentés eux-mêmes (tapisserie de Bayeux, dont les cinquante mètres de longueur ne peuvent s’apprécier sans déplacement),  tantôt enfin, c’est une construction volontaire, pour faire éprouver au visiteur la dynamique temporelle de la réalité présentée. Une des réalisations les plus fortes, de ce point de vue, est la longue descente vers l’enfer concentrationnaire, à partir des années 1930, au mémorial de Caen.

 

Relation forte avec les œuvres, cet itinéraire matériel appelle naturellement l’interaction avec eux. Un vaste champ de créativité reste ouvert pour construire des combinaisons toujours plus riches entre réel et virtuel, pour donner toute sa prégnance à l’original avec sa masse, son volume, son aura tout en le protégeant des maladresses et de vandalismes. Pour l’instant, c’est surtout à l’intention des enfants que se développent les ateliers où la créativité personnelle peut s’alimenter, se confronter, se placer en prolongement de celle des grands maîtres. On inventera bien, pour les adultes de demain, d’autres modes de relation que le simple défilement des visiteurs devant les cadres et les vitrines ! Avec le numérique, mais aussi avec des moyens plus simples et plus anciens comme les gypsothèques (moulages de plâtre) que Bernard Deloche [DEL 99] suggère de réhabiliter.

 

Ramener le musée chez soi

 

La magie ne s’arrête plus à la sortie : « Emportez le musée chez vous » titrait en 1990 une plaquette du Louvre présentant ses vidéodisques. Pour le musée comme pour la musique les facilités du net réduiront le rôle du CD, ne serait-ce que par la difficulté de rentabiliser un support aussi facilement copiable.

 

Plus besoin, désormais, de revenir de voyage avec une valise chargée de souvenirs ridicules (d’ailleurs presque partout made in Taiwan). Des vues dans le caméscope ou l’appareil de photo numérique peut-être, mais surtout une relation définitivement enrichie entre le système d’information personnel et les réseaux « locaux » de la ville du musée.

 

Bibliographie

 

 [AMG  97] Enquête de l’Association des maires de grandes villes de France, juin 1997. Compte-rendu dans la Lettre informatique et collectivités locales, 15 septembre 1997.

 

[BER 99] BERGER P. L’informatique libère l’humain, la relativité digitale. L’Harmattan 1999.

 

[DAT 98] « Les sites Internet des collectivités locales en résumé ». http://darea.fr

 

[DEL 99] DELOCHE B. « Les substituts dans les musées ». Lettre du comité national français Icom, no 25, mai 1999, p. 10-12

 

[DEV 96] « Les dépenses culturelles des collectivités territoriales en 1993 », in Développement culturel ministère de la Culture, juin 1996.

 

[ICO 96] ICOM. Dossier multimédia et réseaux. Bulletin du Conseil international des musées, vol 49. no 4. 1996.

 

[MAL 65] MALRAUX A. Le Musée imaginaire. Gallimard 1965.

 

[MUS 99] « Musées et nouvelles technologies », no 223 et 224. (1999 1 et 2). Musées et collections publiques en France, AGCCPF.