Peinture et machine, la proposition Roxame
Peinture et machine

Peindre au XXIe siècle ? Pourquoi ? Comment ?
La proposition "Roxame"


Pierre Berger



Depuis l'avènement de la photographie, la peinture s'interroge sur son rôle, puisque désormais la machine permet à tous de créer une image durable des lieux, des personnes, des événements. Des impressionnistes à Duchamp et à Balpe, ce rôle s'est défini de plus en plus négativement, et l'univers de la peinture est aujourd'hui éclaté entre l'industrie des "nouvelles images" (les reproductions), les cercles élitistes du "marché de l'art", et les horizons réduits de l'enfant, du tagger ou du "peintres du dimanche".

Comment avons-nous pu en arriver à cette situation ? Parce qu'après avoir atteint au XIXe siècle la perfection technique, les peintres se sont enfermés dans la contestation de l'univers industriel. Pour le siècle qui vient de s'ouvrir, ce n'est plus en refusant la machine que la peinture peut se donner un avenir significatif, mais en l'acceptant joyeusement comme une partenaire à part entière. Elle pourrait ainsi contribuer à donner à toute la création artistique un nouveau souffle, en apprenant à jouer sur l'impertinente imprévisibilité d'outils de travail plus autonomes.

Pour jouer ce rôle, la peinture doit affirmer son existence propre, comme créatrice d'oeuvres matérielles, d'objets porteurs de leur propre esthétique, indépendamment de l'univers numérique. La dynamique actuelle du livre traditionnel imprimé sur papier, malgré la pression de la télévision et de l'e-book, est un encouragement puissant à progresser dans cette voie.

La revendication de cette spécificité n'a de sens qu'en partenariat avec les réseaux médiatiques qui occupe largement le centre de la scène mondiale, du "mindshare" des milliards d'humains qui lui sont connectés à plus ou moins haut débit. Le peintre a besoin des médias pour se faire reconnaître et les médias ont besoin de la créativité spécifique des peintres. Techniquement, la relation est facile : il suffit d'une web-cam et d'une imprimante pour passer de la toile à la Toile et réciproquement. Psychologiquement, elle est plus difficile car, aujourd'hui comme au temps des Grecs, le monde des "beaux arts" a tendance à mépriser les "arts mécaniques" en général et de l'informatique en particulier. Et cette schizophrénie culturelle rend plus difficile aux hommes d'aujourd'hui de vivre en harmonie avec leur époque.

C'est à réconcilier l'art et la machine que nous voudrions contribuer ici dans le domaine particulier à la peinture. D'abord en montrant historiquement comment s'est brisé le consensus des "Lumières", puis en proposant une voie générale de synthèse et en concluant par l'exemple d'un projet concret de travail "aux frontières", Roxame.



1. La machine espérée

Jusqu'au milieu du XIXe siècle, au travers de multiples mutations, la peinture cherche la beauté par le vrai, et ne néglige aucune technique pour y parvenir. Ayant achevé la conquête de son autonomie avec le tableau de chevalet, elle parvient enfin à une perfection telle que le consensus social s'établit, des peintres au public et des experts aux pouvoirs publics. Le tableau devient le produit d'une machinerie technique bien intégrée à la machinerie sociale de l'industrialisme triomphant. [1]
Le tableau tel qu'en lui-même
Pour que la peinture s'accomplisse en tant qu'art spécifique, il fallait d'abord qu'elle se dégage de son environnement. Que naisse le "tableau", dans son autonomie matérielle et jusqu'à sa valeur "marchande".

Au départ, tout est confondu, au fond de la grotte préhistorique. Le chamane interprétant ses visions à partir du relief de la paroi est à la fois artiste et public, dans la confidentialité ténébreuse de la galerie [2]

Puis, comme les autres oeuvres de l'homme, comme l'a montré Leroi-Gourhan [3] l'œuvre d'art émerge peu à peu pour elle-même. Elle se dégage de la paroi, de l'architecture, du corps social, du sujet même. Le tableau de chevalet (ou la sculpture de petit format) en est l'exemple type Cette mutation a une dimension physique, matérielle : l'œuvre peut être facilement transportée, conservée, accrochée dans une galerie. A cette fin, elle a ses limites, confortées par un cadre. Elle protège ses pigments sous des liants résistants et sous des vernis. Cette montée de l'œuvre, et même de la société des oeuvres, est le thème central du "musée imaginaire" d'André Malraux [4]

Matériellement autonome, le tableau devient donc l'objet spécifique d'un processus technique de création artistique, comme la miche de pain est l'objet type de l'industrie agricole, ou le meuble de l'industrie du bois.

La fonction du tableau : représenter le vrai
Jusqu'à la rupture impressionniste, le tableau a pour fonction de représenter quelque aspect du réel. Le beau, c'est le rayonnement du vrai "spendor veri" disent les théologiens-philosophes médiévaux. Mais qu'est-ce que le vrai ? Le peintre est orienté par deux philosophies différentes (à la fois opposées et complémentaires).

L'une que l'on peut dire "réaliste" [5]consiste à imiter le réel, ce qu'on voit ; et le plus fidèlement possible, jusqu'à créer l'illusion de sa présence. Et l'on remémore inlassablement le miracle de vignes si parfaitement peintes que les oiseaux viennent tenter d'y picorer les grains de raisin, etc. L'idéal, c'est le "trompe-l'oeil". Pour le romain Vitruve [6] "l'on ne doit point estimer la peinture si elle ne représente la vérité. Ce n'est pas assez que les choses soient bien peintes, mais il faut aussi que le dessin soit raisonnable et qu'il n'y ait rien qui choque le bon sens". D'où l'intérêt des théories mathématiques sur la perspective, par exemple, perspective géométrique et perspective "aérienne" (les fonds sont plus bleus, plus flous et moins contrastés que les premiers plans).

Pour l'autre philosophie, que l'on peut appeler "idéaliste" la peinture doit chercher le vrai au delà des apparences, viser l'idéal, le type achevé, l'archétype, l'idée parfaite, dont nos yeux humains ne nous montrent que des ombres sur le mur de la caverne de Platon. On est aux frontières du sacré, quand on n'y est pas directement immergé. C'est l'idéal de l'art byzantin, des icônes et de la plus grande part de l'art médiéval.

Le tableau, produit d'une technologie de plus en plus sophistiquée
Pour cette recherche du vrai, soutenue par la science, il est naturel pour les maîtres de la Renaissance, de faire appel aux techniques les plus avancées, aux machines. Vinci et Michel-Ange sont ingénieurs autant que peintres. Tout y encourage, depuis un philosophe du XVIIe siècle comme Francis Bacon[7] , qui souhaite "que l'esprit dès le départ ne soit pas laissé à lui-même, mais qu'il soit toujours guidé, et que la chose se fasse comme par une machine" jusqu'aux hommes de loi parisiens qui font écrire sous l'horloge du Châtelet de Paris (où elle est toujours lisible) , qui souhaite "que l'esprit dès le départ ne soit pas laissé à lui-même, mais qu'il soit toujours guidé, et que la chose se fasse comme par une machine" jusqu'aux hommes de loi parisiens qui font écrire sous l'horloge du Châtelet de Paris (où elle est toujours lisible) "Machina quae bis sex tam juste dividit hora, justitiam servare monet legesque tueri" (Cette machine qui, deux fois six fois, divise si justement les heures, nous apprend à servir la justice et à observer les lois.)

Mais, de même qu'il y a deux philosophies du vrai, il y a deux types de machines qui peuvent servir au peintre.

Du point de vue "réaliste", il s'agit d'aider le couple oeil/main à reproduire ce que voit le peintre. Ce sont d'abord les outils de "mise au carreau" qui facilitent l'exactitude du dessin, complétant les travaux théoriques sur la perspective, dont par exemple Francastel [8]signale l'importance. S'y ajoutent les découvertes optiques de la chambre noire, d'abord avec un simple trou, puis avec un objectif optique. signale l'importance. S'y ajoutent les découvertes optiques de la chambre noire, d'abord avec un simple trou, puis avec un objectif optique. "Les dispositifs décrits dans les gravures de Dürer, à base de visée et de grilles et montés à partir du XVIIe siècle sur trépied ­ en sont les exemples les plus connus. Les recherches d'historiens de l'art ont mis en évidence l'utilisation de la camera obscura par des peintres comme Canaletto. Le résultat est d'une telle précision qu'il est aujourd'hui possible de déterminer l'endroit exact de Venise d'où le peintre a fait son relevé." (Boudin Lestienne [9]). Ces machines s'appuient sur une théorie de la vision : le tableau est une fenêtre découpée dans le faisceau des rayons qui aboutissent à l'oeil. ). Ces machines s'appuient sur une théorie de la vision : le tableau est une fenêtre découpée dans le faisceau des rayons qui aboutissent à l'oeil.

Ces techniques n'ont fait que se perfectionner. Ingres utilisait une chambre claire, appareil optique composé d'un prisme et de deux lentilles de mise au point permettant de faire apparaître l'image placée devant le dessinateur sur sa feuille de dessin. A la limite, on peut considérer que la photographie n'était que l'aboutissement logique, et dans une large mesure, final, de cette progression scientifique et technique.

D'un point de vue "idéaliste", il s'agit de trouver et d'utiliser les proportions les plus harmonieuses. Elles peuvent être obtenues par l'observation de la nature, des corps les plus beaux, ceux qui matérialisent le mieux l'idéal du corps humain, d'un animal, d'un arbre. Dans le dessin "canique" d'une tête humaine qui se tient droite, par exemple, les yeux sont placés à mi hauteur entre le bas du menton et le sommet du crâne. Les arts plastiques n'ont pas la chance de la musique, où l'harmonie des tons se ramène aux proportions simples (doublement de fréquence pour l'octave). Mais il font grand usage de rapports en nombres entiers ou, plus finement de formules comme le nombre d'or (les "tracés harmoniques" selon l'expression de Georges Jouven [10]). Ces formules ne sont pas des machines matérielles, mais elles s'emploient avec la règle et le compas. Et elles sont les ancêtres de nos logiciels d'aujourd'hui.
Le tableau, produit d'une machine sociale
Tout en se posant comme objet matériellement autonome, le tableau fait éclore autour de lui tout un jeu de rôles, toute une machine sociale.

L'artiste s'affirme en tant que tel. Jusqu'au moyen-âge, il est anonyme sauf quelques rares exceptions. C'est surtout un artisan, au service du prince, de la communauté religieuse. La rupture se fait, pour les plus grands, à la Renaissance. Il signe, il est reconnu comme tel. Il devient un génie célébré et largement rémunéré. Comme il a besoin d'un "atelier" de collaborateurs, il devient presque un entrepreneur, on dirait aujourd'hui un producteur.

Sous ce régime, l'artiste n'est pas difficile à définir. C'est celui qui sait créer de belles oeuvres, parce qu'il a deux compétences :
. une forte sensibilité accordée au type d'art qu'il pratique (peinture, musique...)
. une compétence technique, en général acquise par un long travail, qui lui permet de traduire ses émotions sur la toile ou dans une salle de concert.
La réunion de ces deux compétences est rare, notamment parce qu'elles sont contradictoires dans une certaine mesure (la sensualité s'accorde mal avec le travail). Il y a donc assez peu de bons artistes, et les meilleurs sont proclamés génies.
Le spectateur est invité à jouir de l'œuvre, la "résonance" se fait avec l'œuvre, que ce soit parce qu'elle lui rappelle des bons souvenirs, qu'elle manifeste la gloire du roi, ou qu'elle lui donne des émotions en tous genres, y compris érotiques..
Physiquement mobile, l'œuvre peut devenir marchandise sur un marché. L'œuvre n'appartient plus nécessairement au maître de la maison et de l'esclave (comme durant l'antiquité), au prince politique ou religieux du moyen-âge ou de la Renaissance, au roi... elle a le statut de bien mobilier que peut s'offrir le bourgeois. Amorcée très tôt en Hollande [11] , ce rôle deviendra la règle avec la Révolution française et la généralisation des régimes démocratiques. , ce rôle deviendra la règle avec la Révolution française et la généralisation des régimes démocratiques.
Et le consensus s'établit sans trop de mal pour couronner les chefs d'œuvre. Un large public peut accéder à des synthèses pédagogiques comme la Grammaire des arts du dessin de Charles Blanc[12]. Le bon peuple et les experts et critiques (à partir de Diderot ) peuvent (relativement facilement) s'entendre pour apprécier les bons artistes, parce que chacun sent bien qu'il ne pourra pas "en faire autant" s'il achète une boite de couleurs. C'est la grande époque des salons, et des grands artistes officiels chéris par le pouvoir comme par le peuple, l'époque de David, d'Ingres de Delacroix, dont les chefs-d'œuvre, qu'on les aime on non aujourd'hui, n'ont jamais été dépassés sur leur propre terrain.
Marchandise, elle a une valeur marchande, qui peut s'établir et se stabiliser grâce à des salons réguliers, assurant un flux suffisamment large et "liquide" pour permettre un cours ("tant le point" pour tel artiste). Une valeur d'autant mieux garantie que l'œuvre est unique. La copie est légalement sévèrement réglementée et exige d'ailleurs de solides compétences.
Ainsi le tableau de chevalet triomphe. Il exprime adéquatement une conception du monde rationnelle et réaliste (mais pas dans le sens que ce mot prendra plus tard). Il est créé grâce à ensemble achevé de techniques de représentation du réel ou de sa transposition allégorique. Il est pensé et peint par des génies multidisciplinaires (pour Vinci, l'artiste doit tout savoir). Il est au service des grands hommes et de la Patrie reconnaissante (fronton du Panthéon) comme du bon peuple qui peut venir l'admirer dans les musées nationaux. Bref, il est une pièce maîtresse de la grande machinerie technique et sociale dont rêvaient les Lumières.
La machineennemie

A peine achevé, ce système des beaux-arts, cette cathédrale technique et sociale qui avait fait du tableau sa clé de voûte, va maintenant éclater.

La machine sociale va apprendre à se passer de lui, ou plus exactement à le réduire à un prétexte, au fondement insignifiant par lui-même d'une intervention, d'un discours, d'un concept. Il ne faudra qu'un demi siècle, entre deux dates emblématiques : le salon des refusés (1863) et la "Fontaine" de Duchamp (1917), pour que l'œuvre passe au second plan derrière le système des arts. Puis quelque 80 ans pour que l'art numérique, prétende sonner le glas définitif du tableau et même de l'œuvre d'art en général (Balpe[13]).

De son côté, l'artiste va creuser toujours plus profond le fossé qui le sépare du grand public. Le sculpteur des cathédrales travaillait pour la totalité des croyants. Ingres et Delacroix peignaient pour tout le monde, au moins le monde bourgeois. Duchamp intéresse le monde de l'art. Balpe est un professeur d'université.

Du tableau au concept
La première rupture se produit en 1863 avec le refus du Salon officiel d'accepter l'Olympia de Manet, puis l'ouverture du Salon des refusés.

La rupture impressionniste ne remet pas en cause le tableau de chevalet. Bien au contraire. Elle profite de la légèreté de la toile et de la facilité des couleurs en tubes pour aller peintre sur le motif. Mais elle détache l'oeuvre de ce qu'elle représente, y compris quand il s'agit d'un portrait. Comme l'écrit Malraux, à propos du portrait de Clémenceau par Manet : "Le sujet doit disparaître parce qu'un nouveau sujet paraît, qui va rejeter tous les autres : la présence dominante du peintre lui-même". Pour Zola [14], l'art est "un coin de nature vu à travers un tempérament". Avec les impressionnistes, c'est ce tempérament qui compte.

Cette liberté absolue que revendique l'artiste, contre le goût du public et contre l'avis des experts, va conduire à une deuxième rupture, celle de Duchamp proposant son urinoir à l'admiration des collectionneurs, en 1917[15]. Cette fois, la mort de l'œuvre en tant que valable par elle-même est définitivement posée. Elle n'est plus en elle-même qu'un objet dérisoire, sinon répugnant. Mais elle porte, elle ancre dans la réalité matérielle l'acte souverainement gratuit d'un artiste. Dès lors, à quoi bon peindre ou sculpter? Logique avec lui-même, Duchamp se consacre ensuite à d'autres activités.

Que peuvent faire les artistes peintres qui n'entrent pas dans la même logique que Duchamp ? Les voilà condamnés à inventer sans cesse de nouvelles ruptures, de nouvelles provocations : tableaux monochromes [16] ne prenant sens que par leur titre, travail dans la souillure, les excréments, le sperme même... Voire plus d'œuvre du tout, avec de simples "installations". [17]

Cette nécessité de la rupture renouvelée traduit aussi une nouvelle fonction de l'œuvre d'art, un nouveau rôle de l'artiste.

D'un "réalisme" à l'autre
Depuis l'impressionnisme, ce qui est "vrai", ce que l'oeuvre "représente", c'est donc l'émotion de l'artiste[18]. Emotion des sens, d'abord, puis émotions plus profondes, jusqu'à l'engagement existentiel.

Or, nécessité profonde ou hasard de l'histoire, cet engagement va être largement marqué par le refus du monde industriel. Alors que la machine à vapeur, puis l'électricité, l'automobile... remodèlent en profondeur aussi bien les paysages que la société, les impressionnistes leur tournent le dos, et vont poser leur chevalet là où la nature est encore intacte : la campagne, les bords de mer, le nu. Et si nécessaire, on fuira plus loin encore, pour trouver la nature à Tahiti ou la nature... morte.

Il y a bien quelques exceptions : les ponts et les gares de Monet ou de Van Gogh, les aciers de Fernand Léger, les scènes industrielles des américains Demuth ou Sheeler, les machines de Tinguely, la peinture automatique de l'Oupeinpo, à la limite le travail photographique de Man Ray . Mais, pour l'essentiel, la machine reste l'étrangère ou l'ennemie, de La Bête humaine de Zola aux Temps modernes de Charlot et au 1984 d'Orwell. En passant par l'extraordinaire fresque, on ne peut plus critique, du Metropolis de Fritz Lang. Ce qui est vrai, ce qui est "réaliste" désormais, c'est la misère, la vulgarité vore l'obscénité, la destruction de l'homme et bientôt les guerres, les "grandes" guerres, où la machine sera reine, de la mitrailleuse (machine gun en anglais) aux unités "mécanisées" des chars puis de l'aviation et des missiles.

La peinture aurait pu évoluer autrement si le cinéma était né tout armé, comme Minerve de la cuisse de Jupiter, pour prendre le relais des dispositifs optiques utilisés par les peintres et poursuivre leur élan de perfection technique dans le domaine du mouvement, de l'animation. Mais la technique était trop rudimentaire. Le noir et blanc sautillant des films de Lumière ne permettait pas d'aborder les grands sujets classiquees. Il obligeait les créatifs, pour intéresser le public, à jouer plutôt la dérision (L'arroseur arrosé) ou la fantaisie. Le génie d'un Méliès, créant, de 1900 à 1912, "un monde fantastique, poétique et charmant, imaginaire et bonhomme" [19] n'avait aucune chance de réconcilier les beaux arts et la machine. Bien au contraire, c'est à ce moment même que Picasso (qui expose en 1907 les Demoiselles d'Avignon) et Kandinsky (qui publie en 1910 "Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier") vont l'emmener aux antipodes ! n'avait aucune chance de réconcilier les beaux arts et la machine. Bien au contraire, c'est à ce moment même que Picasso (qui expose en 1907 les Demoiselles d'Avignon) et Kandinsky (qui publie en 1910 "Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier") vont l'emmener aux antipodes !

Au bal des Débutantes du grand art, la machine a donc radicalement manqué son entrée,
- parce qu'elle n'avait pas, alors, les moyens de répondre aux ambitions possibles d'un art qui poursuivrait son progrès dans la ligne de David et d'Ingres,
- parce que le machinisme industriel, et ses machines à vapeur incroyablement polluantes, poussées par un capitalisme sans âme, ne laissait qu'un choix aux artistes : s'en faire les zélés serviteurs, ou entrer en résistance.

Alors les peintres vont illustrer la noire conclusion de La bête humaine : "Qu'importait les victimes que la machine écrasait en chemin ! N'allait-elle pas quand même à l'avenir, insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, une bête aveugle et sourde qu'on aurait lâchée par mi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient. " On croirait voir le Cri de Munch, le Guernica de Picasso et presque toute le travail de Bacon !

Avec les sixties, la contestation changera de ton. Mai 68 n'est pas comparable à la révolution d'octobre. Et le pop art joue autant sur la fascination positive de l'objet industriel que sur la dérision par le détournement de ses images.

Mais la rage, si légitime soit-elle, et même l'ironie, finissent par s'épuiser. De négation en négation, la peinture peine à trouver un nouveau rôle dans des démocraties qui s'installent après les deux Guerres et la chute du mur de Berlin, et dans le village global orchestré quotidiennement par l'automobile et la télévision. Que faut-il représenter aujourd'hui ? Que montrent les plus jeunes artistes des grandes foires internationales ? Les experts même peinent à le dire !

L'art numérique, point final de l'art "conceptuel" ?
Comment reprocher aux peintres de détester la machine, puisqu'elle tend par nature à marginaliser leur activité même : la création artisanale d'oeuvres uniques. De l'antiquité au XXIeme siècle, cette évolution technique se poursuit avec une implacable logique.

Déjà l'antiquité pratiquait le moulage. Les statuettes de Tanagra ont montré qu'il était possible de produire des oeuvres de qualité en grande quantité. Et l'original n'était déjà plus qu'un moule, une oeuvre en creux, sans valeur esthétique par elle-même.

Puis la Renaissance a développé la gravure, comme un art en soi. Dès 1498, un Albert Durer [20] crée spécifiquement pour ce média les chefs d'œuvre de sa série sur l'Apocalypse. L'œuvre originale, essence de la peinture de chevalet, est donc depuis longtemps concurrencée par une oeuvre qui n'a pas d'original à proprement sinon la plaque, sans intérêt artistique par elle-même. Sauf à figurer comme témoin dans des expositions d'estampes, comme un véritable trésor s'il s'agit d'une plaque originale de Durer, mais comme un trésor au second degré seulement.

L'invention de la photographie par Niepce et Daguerre au milieu du XIXe siècle vient concurrencer d'une manière autrement radicale, et dans ses genres de prédilection le portrait (dominé bientôt par Nadar) , mais aussi le paysage (on commence à diffuser des "portfolios" de photographies des grands monuments et des sites) et, un peu plus tard, la scène d'actualité. On n'aura plus jamais besoin de la grande peinture historique d'un Velasquez ou d'un David.

De plus en plus conquérante à l'égard de la peinture, la photographie progresse assez, y compris dans la reproduction de la couleur, pour donner une image assez fidèle des tableaux originaux. Dans l'entre-deux guerres, la revue l'Illustration. Puis, à partir des années 1950, les reproductions de Braun et les grands "livres d'art" (notamment ceux de Skira) tendraient à rendre presque inutile la visite au musée traditionnel, au profit de la reproduction contemplée à domicile, dans l'esprit du "musée imaginaire" de Malraux.

Internet et l'art numérique font reculer encore le tableau dans la profondeur du virtuel, pour ne pas dire du néant . En 1996, Fred Forest fait vendre aux enchères une de ses oeuvres numériques à l'hôtel Drouot. Il était clair pour tous les acteurs informés que l'œuvre n'avait pas de valeur significative en elle-même. [21]

En 1998, Jean-Pierre Balpe pousse cette logique à son extrême en déclarant : "L'art numérique n'a pas de valeur... mon générateur de poème Renga a produit un peu plus de trente-six mille poèmes, tous conservés par le Centre Georges Pompidou, mais quel intérêt à partir du moment où une remise en route du programme est susceptible d'en produire une infinité d'autres"[22]. CQFD : la matrice est infiniment féconde, et produit des oeuvres qui n'ont d'autre intérêt que d'être conservées par un musée national.

Balpe va trop loin, sans doute, mais dit vrai tout de même A force de se contracter sur ses concepts, la matrice n'aurait même plus besoin de public. C'est elle qui devient unique, et qui vaut la peine d'être conservée. C'est le concept original de telle ou telle machine qui devient l'oeuvre même. Et ce qu'elle produit physiquement, ou sa présentation dynamique comme une "performance" n'est plus qu'une série d'événements anecdotiques sans importance par eux-mêmes. Acte théâtral, c'est la "première" qui compte.

L'œuvre matérielle ne disparaît quand même pas totalement. Car malgré l'art conceptuel, et malgré le numérique, il reste le besoin d'un ancrage de l'idée dans le concret. "L'intention de l'œuvre d'art n'est pas l'œuvre d'art. La plus riche collection de commentaires et de mémoires par les artistes les plus pénétrés de leur sujet, les plus habiles à peindre en mots, ne saurait se substituer à la plus mince oeuvre d'art". (Focillon [23]). Si l'oeuvre n'est plus qu'une "première" événementielle, il faut pour l'immortaliser conserver l'objet présenté : les tableaux monochromes du début du XXe siècle, l'urinoir de Duchamp, le fichier numérique vendu aux enchères par Forest, les poèmes produits par Balpe pendant sa présentation, les documents de travail de Christo ou de Buren. Il faut aussi conserver les archives textuelles ou vidéo de l'événement : enregistrements magnétoscopiques de Forest conservés à l'INA, par exemple. L'oeuvre n'est plus dans l'oeuvre, si l'on peut dire. Celle ci n'est plus qu'un objet prétexte, ou l'ensemble des enregistrements audiovisuels qui ont enregistré sa venue au monde.

Rétroactivement, cette marginalisation de l'oeuvre par la machine s'applique aussi à la peinture de chevalet traditionnelle, en tous cas à ses chefs d'oeuvre. Ils deviennent pratiquement inaccessibles. Trop chers pour être achetés par le commun des mortels, ils se cachent dans le salon et surtout les coffres de quelques collectionneurs. Dans les musées, ils doivent être protégées des voleurs et des vandales, ou simplement de la foule[24]. Il faut tenir à distance et canaliser le flot dense et continu des visiteurs. Aller voir la Joconde au Louvre ou la Naissance de Vénus aux Offices relève désormais du pèlerinage plus que de la jouissance esthétique. C'est la démarche qui compte, avec ses heures de voyage et de queue, pour quelques brefs instants de bonheur devant une oeuvre éloignée, avant que le prochain visiteur ne vous pousse vers la sortie. Il en restera l'heureux souvenir, une fois revenu chez soi, quand on pourra s'asseoir devant une bonne reproduction, et prendre son temps pour savourer son plaisir, en se rappelant qu'on a été, une fois, jusqu'à l'original.

Ainsi, l'oeuvre n'est-elle plus qu'un concept, un germe de plus en plus abstrait, le point de départ d'une production d'images organisée dans une "chaîne intégrée" où la machine, celle des arts graphiques, de l'audiovisuel et d'Internet, tient le rôle central. Quand elle n'est pas l'oeuvre même !
Du consensus social aux "rhizomes"
L'intégration progressive de cette chaîne technique a fait éclater le consensus humain qui s'était organisée autour de la peinture de chevalet traditionnelle et du tableau sacralisé. Désormais, la machine numérique, avec des noeuds et ses réseaux (Internet et télévision principalement) occupent tout le centre du monde et le monde des images en particulier. C'est à ses ses marges que se définissent des mondes spécifiques : le "marché de l'art", la création locale des enfants et des peintres du dimanche, la résistance anarchiste des taggeurs, et des "rhizomes" sur la Toile. Désormais, les machines sont unies, et les hommes séparés, soit comme intégrés à la machine, soit en rupture avec elle.

Cette situation s'est développée progressivement à partir du Salon des refusés.

Le monde du grand public, aujourd'hui télévisuel

Le refus par le salon officiel d'accrocher les oeuvres impressionnistes, et en particulier l'Olympia de Manet, puis la décision, machiavélique, de leur ouvrir un "Salon des refusés" ouvre un gouffre entre le monde de l'art et le grand public qui ne sera jamais comblé par la suite. Si l'impressionnisme est aujourd'hui largement accepté, Picasso reste encore souvent, pour la sagesse populaire, le symbole dérisoire du "n'importe quoi". Et comme le signalent toutes les enquêtes sur les "Pratiques culturelles des français", les longues queues aux expositions d'Orsay ou du Grand Palais regroupent toujours les mêmes minorités. De ce point de vue, la peinture ne fait pas exception dans le monde des arts. Il faut déjà être fin mélomane pour apprécier Pelléas et Mélisande, et la foule des raves techno ou des grands concerts rock contraste avec l'élite que visent les recherches de Björk et a fortiori les travaux de l'Ircam.

L'image de tout le monde, désormais, c'est celle qui s'imprime dans les magazines ou se filme pour la télévision. Oeuvres de grande qualité, car pensées par des "directeurs artistiques" à la forte personnalité et réalisées avec des moyens considérables par des groupes de créatifs autrement mieux armés intellectuellement et techniquement que l'artiste-peintre traditionnel avec ses pinceaux et sa boite de tubes! Mais ces images n'ont pas droit de cité dans le "monde de l'art". Un monde toujours dominé par une conception romantique pour qui "l'art est en son essence l'expression d'une individualité géniale servie par une compétence artisanale d'élite" (Lyotard [25]). Et la vision négative d'un Adorno (selon Gimenez [26]) nous pousse à rejeter "toutes les formes modernes de médiations culturelles qui permettraient concrètement le partage des véritables expériences esthétiques".

L'arrogance du complexe militaro-industriel poussé à ses extrêmes par l'Amérique néoconservatrice oblige l'art soit à s'y intégrer, soit à se construire en dehors d'elle dans des sous-espaces éclatés.

Le "marché de l'art"

Pour le "marché de l'art" tel que nous le connaissons actuellement, l'évolution est plus surprenante.
Avec le salon des refusés, comme l'ont raconté bien des auteurs (à commencer par Zola, Vollard [27]et plus récemment Dominique Bona[28]) c'est un nouveau monde qui se crée. D'abord les peintres et leur entourage, dont quelques uns sont assez fortunés pour se passer de commandes et même pour aider les moins fortunés de la communauté. Puis quelques marchands, qui créent fort habilement une clientèle de collectionneurs. Ceux-ci sont largement des étrangers, et les toiles impressionnistes vont en grand nombre quitter la France et trouver une renommée à Moscou ou à New-York.

Un nouveau jeu social s'organise peu à peu avec les négations successives, les ismes (pointillisme, expressionisme, cubisme, surréalisme...) et les "avant-gardes". Et finalement l'Etat lui-même, accablé de reproches après l'affaire du legs Caillebotte, abandonne l'académisme et la peinture officielle traditionnelle pour contribuer à la constitution du marché actuel de l'art.

La rupture va d'autant plus s'approfondir que les constructions de plus en plus volontaristes des peintres et des avant-garde ne peuvent satisfaire longtemps l'activité des novateurs ni alimenter un marché qui s'est donné des standards précis de productivité : on parle d'un minimum de cinquante oeuvres par an... Il faut donc inventer tous les jours un nouveau concept, une nouvelle provocation.

Ce monde se porte bien économiquement [29]. Mais il passe par une crise de valeurs. L'art contemporain est un labyrinthe [30]. C'est "la fin de l'esthétique" [31] un univers d' "artistes sans art" [32]. "... le public... attend vainement la révélation des critères esthétiques ayant permis la sélection de telle production plutôt que telle autre. Assurément, ces critères existent mais ils demeurent fréquemment la propriété d'experts souvent compétents mais discrets" [33]. Les décideurs publics décident dans l'opacité [34].
Certes, il ne manque pas d'observateurs pour critiquer cette situation et contester le fonctionnement de la matrice. Fred Forest l'a tenté juridiquement. Un autre l'a tenté par la violence, comme le raconte Bernard Edelman[35]. Le 25 août 1993, un des urinoirs de Duchamp est exposé à Nîmes. Un certain Pierre Pinoncelli se présente, urine longuement, puis brise l'oeuvre d'un violent coup de marteau, plus sans doute pour se faire un nom que pour réformer le monde de l'art. Mais son geste, sanctionné pénalement, n'aura pas de conséquences pratiques. Et le marché de l'art va bon train.
Famille, marchés locaux, rhizomes numériques

Mais la peinture a d'autres niches. Séparées, diverses, mais bien vivantes.

La peinture la plus traditionnelle dispose d'un premier atout que ne peuvent lui enlever ni les arts numériques ni les institutions et le marchés officielles : on peut y débuter avec peu de moyens. Du papier et un crayon au minimum, une boite de gouache ou d'aquarelle pour aller un peu plus loin, cela suffit à l'enfant ou à l'adulte pour entrer dans les joies de la création des formes et des couleurs. Depuis la magie physique du pigment qui s'étale sous le pinceau jusqu'aux plaisirs de l'image en tant que telle, soit qu'elle matérialise quelque rêve, soit qu'elle représente - et c'est toujours magique, bien des enfants et des adultes éprouvent sa fascination - quelque chose du réel. L'admiration de papa et maman, des grands parents, de quelques amis, l'oeuvre encadrée dans la chambre voire dans une pièce de séjour complètent un bonheur qui se passe de toute autre médiatisation.

Certains vont plus loin. Ils apprennent dans un cours privé ou patenté les techniques artisanales de la peinture, construisent peu à peu ce couplage étonnant de l'œil et de la main qui dansent ensemble devant la toile. Effort du travail, douleurs de l'enfantement, joie de l'œuvre réussie et qui trouve un public, limité mais vrai, à l'exposition annuelle de la mairie ou d'une association plus ou moins puissante.

Pour d'autres, la bombe aérosol et le mur ont pris la place du pinceau et de la toile. Contestataire et sans doute irrécupérable malgré les efforts d'un Jacques Lang, le taggeur est le peintre de la rue. On le voue aux gémonies quand il dépasse les bornes de ce qui nous paraît raisonnable. Mais peut-on vraiment souhaiter sa disparition ? Face au rouleau compresseur de la machine télévisuelle, cette forme picturale du "terrorisme" est aussi rassurante que pénible à supporter au quotidien.

Quant aux "arts numériques", ou bien ils s'intègrent modestement ou grandiosement à la chaîne principale, ou bien ils s'organisent en "rhizomes", comme le dit par exemple Antoine Schmitt[36]. Globalement, l'ordinateur n'est encore que marginalement admis, et tout récemment dans le domaine des beaux arts : une place timide dans les grands salons, une absence dans l'enseignement de l'histoire générale de l'art (Serra [37]). . Globalement, l'ordinateur n'est encore que marginalement admis, et tout récemment dans le domaine des beaux arts : une place timide dans les grands salons, une absence dans l'enseignement de l'histoire générale de l'art (Serra ).


Ainsi, pour l'art comme pour l'ensemble du monde industriel et audiovisuel, les machines se sont unies progressivement en un vaste système. Autour de lui, les hommes se rassurent de petits "villages gaulois", buvant quelque potion magique conceptuelle et toujours sauvés par les interventions des héros locaux. Mais ils le payent par la marginalisation. Astérix n'est qu'un héros de bande dessinée, historiquement impossible d'ailleurs. En refusant la machine (aussi bien en se mettant servilement à son service avec le "réalisme socialiste"), les peintres se sont mis hors-jeu de l'histoire. Ils abandonnent l'image aux propriétaires des médias, qui réduisent son rôle à fournir des cerveaux disponibles aux annonceurs, comme Francis Le Lay s'est immortalisé en osant le dire . Il est de temps de faire la révolution cyborg.


La machine aimée

Nous ne pouvons plus espérer naïvement que la machine résoudra tous nos problèmes, nous laissant joyeusement oisifs dans une civilisation des loisirs dont l'avènement aurait marqué la fin de l'histoire.

Il ne sert à rien non plus de les rejeter, soit en faisant comme si elles n'existaient pas, soit en stigmatisant indéfiniment leurs méfaits, soit en rêvant d'un impossible retour à un paradis terrestre sans machines.

Pourrions-nous au moins les "maîtriser", n'y voir de que dociles esclaves, utiles, fiables, et dont il suffit de couper le courant quand on a fini de s'en servir ? Pourrions-nous encadrer assez bien la recherche et l'innovation pour que les machines ne progressent qu'à notre rythme, en fonction de nos besoins et en application de décisions démocratiquement prises ? Il faudrait pour cela renoncer à l'économie de marché, cette liberté essentielle mais, comme le dit Ulrich Beck[38], qui tronque radicalement la prétention de l'humanité à gouverner rationnellement le monde et elle-même.

Nous proposons pour cela d'explorer une autre piste : celle du pari sur l'autonomie des machines, de la coopération assortie du respect, et pourquoi pas de l'amour ? Si les machines sont dangereuses, c'est parce que nous ne voulons pas les aimer. Ou que nous les aimons toujours comme des hommes. Nous sommes des techno-machistes. C'est pourquoi les bonnes solutions pourraient nous être apportées par des femmes, qui suggèrent d'autres types de relations.

Oui, savourons l'enthousiasme constructif d'une Marianne Serra [39]. Et regrettons que la place des femmes dans le monde des Stic ne progresse guère, elles qui leur ont tant donné depuis Ada Lovelace (collaboratrice de Babbage) et de Grace Hopper (qui inventa Cobol). Oublions peut-être (mais après tout...) les plantureuses anatomies que l'on voit chevaucher sensuellement des motos sur la couverture des revues spécialisées, sous le patronage de Brigitte Bardot et de sa Harley-Davidson.

Plus philosophiquement, relisons trois auteures inconnues ou méconnues en France :
- Mary Shelley, auteur de Frankenstein. On rappelle rarement son message : si l'homme fabriqué devient méchant, c'est parce que son créateur l'abandonne, le refuse.
- Sherry Turckle, spécialiste américaine de pédagogie, autour d'un ouvrage sur merveilleusement intitulé "The second self" [40]sur les relations entre hommes et machines, et prolongeant finement le mythe de Pygmalion. (Peut-être passé inaperçu en France parce que son titre a été malheureusement traduit par "Les enfants de l'ordinateur".
- Kathleen Ann Goonan qui, dans sa tétralogie de science-fiction, Nanotech (dont le premier est traduit en français, Queen city jazz (Editions Imaginaires sans frontières, 2002)., nous incite à penser au penser au plaisir autant qu'à la maîtrise.

Allons surtout lire le Manifeste Cyborg [41]de Donna Haraway, et sa formidable conclusion : "L'imagerie cyborgienne ouvre une porte de sortie au labyrinthe des dualismes dans lesquels nous avons puisé l'explication de nos corps et de nos outils... construire et détruire les machines, les identités, les catégories, les relations, les légendes de l'espace. Et bien qu'elles soient liées l'une à l'autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse"... (Et même si Roxame est née quelque trois ans avant que son auteur ne découvre Haraway ce n'est sans pas un hasard si ce logiciel porte un nom féminin).

Mais, dans cette voie, que peut faire l'artiste, a fortiori le peintre ? La voie royale est de renoncer à la peinture, à ses pinceaux et à ses toiles, pour entrer à plein dans l'art numérique. Et les perspectives sont vastes