Les forces spirituelles

Notre destin et les lettres

 

Conférence de M. Paul Valéry
De l’Académie Française
Avec le concours de Mme Suzanne Després
Faite le 17 février 1937

Université des Annales
publié dans Conferencia, 15 septembre 1937, no XIX, trente et unième année

En bas de la première page : «  Séance d’une beauté rare. Salle bondée. Public écoutant religieusement la parole sereine, ardente et prophétique du poète. Nombreux applaudissements.

 

Mesdames, mesdemoiselles, messieurs,

 

L’esprit a transformé le monde et le monde le lui rend bien. Il a mené l’homme où il ne savait point aller. Il nous a donné le goût et les moyens de vivre. Il nous a conféré un pouvoir d’action qui dépasse énormément les forces d’adaptation et même la capacité de compréhension des individus ; il nous a inspiré des désirs et obtenu des résultats qui excèdent de beaucoup ce qui est utile à la vie. Par là, nous sommes de plus en plus éloignés des conditions primitives de toute vie, entraînés que nous sommes, avec une rapidité qui s’accélère jusqu’à devenir inquiétante, dans un état de choses dont la complexité, l’instabilité, le désordre caractéristique nous égarent, nous interdisent la moindre prévision, nous ôtent toute possibilité de raisonner sur l’avenir, de préciser les enseignements qu’on avait jadis coutume de demander au passé, et absorbent dans leur emportement et leur fluctuation tout effort de fixation et de construction, qu’elle soit intellectuelle ou sociale, comme un sable mouvant absorbe les forces de l’animal qui s’aventure sur lui. 

Tout ceci réagit nécessairement sur l'esprit même. Un monde transformé par l'esprit n'offre plus à l'esprit les mêmes perspectives et les mêmes directions que jadis : il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables.

Le spectacle du monde humain, tel qu'on l'observait autrefois et tel que l'Histoire le représentait, tenait de la comédie et de la tragédie ; on y retrouvait assez facilemnet, de siècle en siècle, des situations analogues, des personnages comparables, des périodes bien tranchées, des politiques longuement suivies, des événements nettement dévinis, à conséquences bien formées. En ce temps-là, les administrations pouvaient vivre de "précédents".

Mais que ce spectacle classique se transforme étrangement ! A la comédie et à la tragédie humains, l'élément féérique s'est combiné. Sur le théâtre du monde actuel, semblable au Châtelet, tout se passe en changements à vue. Ce ne sont qu'apparitions, transformations et surprises, suprises pas toujours agréables, et il arrive que l'auteur lui-même de tout cela, l'homme - du moins l'homme à qui demeure le oisir et la triste habitude de la réflexion - s'étonne de pouvoir vivre dans cette atmosphère actuelle d'enchantements, de transformations, où les contradictions se réalisent, où les renversemetns et les catastrophes se disputent la scène, se substituent cmem par magie ; où les inventions naissent, mûrissent et modifient en quelques années les moeurs et les esprits. Et cet homme qui pense, qui pense encore, ressent parfois une sore de lassitude extraordinaire. Il lui semble que la découverte la plus étonnante ne l'étonnerait plus.

J'ai une petite fille qui a deux ans et deux mois ; elle téléphone presque tous les jours, et elle tourne un peu au hasard les boutons de la boite radiophonique, et tout cela, pour elle, est aussi naturel que de jouer avec ses cubes et ses poupées. Je ne veux pas du tout être en retard sur cette enfant, et je m'essaie à ne plus trouver de frontières entre ce que nous appelions jadis le naturel et ce que nous appelions jadis l'artificiel...

J'ai prononcé, tout à l'heure, le mot fééerie. C'est que je songeais à une vieille pièce de ce genre que j'ai lue (ou que jai vue) il y a bien des années. Il ne me souvient pas si je l'ai lue ou si je l'ai vue. Un enchanteur des plus malvaillants y soumettait à d'étranges épreuves un malheureux garçon dont il entendait contrarier les amours ; tantôt il l'entourait de démons et de flammes,et tantôt il lui changeait son lit en un bateau tanguanta et roulant dans une chambre qu'une mer illusoire envahissait,et le drap de ce lit se dressait comme une brigantine de fortune enflée par le vent des coulisses ... Mais la surprise finissant par atteindre l'état d'indifférence résignée, et à la dixième brimade du magicien prodigieux, ce jeune homme, fatigué de tant de sortilèges farceurs et de tant d'assomantes merveilles, haussait les épaules et s'écriait :
- Allons bon ! voilà les bêtises qui recommencent !

Voilà, mesdames et messieurs, voilà comment nous finirons peut-être un jour, par accueillir les "miracles de la science"...

Mais l'humanité n'en a jamais assez. Je ne saisn d'ailleurs, si elle sent qu'elle se modifie. Elle croit encore que l'homme est toujours le même. Nous le croyons !... c'est-à-dire que nous n'en savons rien ! Et, cependant, il y a quelques raisons de croire qu'il se modifie. Imaginez (nous sommes dans le domaine magique), imaginez cependant les remarques que pourrait faire un observateur, un Méphistophélès spectateur des destinsde notre espèce, qui, posté un peu au-dessus des humains, considérerait notre condition, notre vie d'ensemble, comment elle passe, comment elle se transforme, comment elle se consume depuis un siècle environ. Il aurait grand sujet de se divertir à nos dépens en constatant le curieux retournement de nos efforts inventifs contre nous-mêmes. Tandis que nous croyons nous soumettre les forces et les choses, il n'est pas un seul de ces attentats savants conre la nature qui, par voie directe ou indirecte, ne nous soumette, au contraire, un peu plus à elle et ne fasse de nous des esclaves de notre puissance, des êtres d'autant plus incomplets qu'ils sont mieux équips,et dont les désirs, les besoins et l'existence elle-même sont les jouets de leur propre génie.

- Vous ne voyez donc pas, dirait ce diable aux yeux clairs, vous ne voyez donc pas que vous êtes de simples sujets d'expériences extravaganes, qu'on essaie sur vous mille actions et mille substances inconnues ? On veut savoir comment vos organes se comporteront aux grandes vitesses et aux basses pressions ; et si votre sang s'accommode d'un air fortement carburé ; et si votre rétine peut soutenir des brillances et des radiations de plus en plus énergiques... Et ne parlons pas des odeurs, des bruits que vous endurez, des trépidations, des courants de toute fréquence, des nourritures synthétiques, que sais-je !... Et quant à l'intellect, mes mais, quant à la sensibilité, -- c'est à quoi je m'intéresse le lus, -- on vous soumet l'esprit à une merveilleuse quantité de nouvelles incohérentes par vingt-quatre heures ; vos sens doivent absorber, sans un jour de repos, autant de musique, de peinture, de drogues, de boissons bizarres, de spectacles, de déplacements, de brusques changements d'altitude, de témpérature, d'anxiété politique et économique... de conférences, que toute l'humanité ensemble, au cours de trois siècles, en pouvait absorber jadis !

Vous êtes des cobayes, chers hommes et chères femmes, et des cobayes fort mal utiliss, puique les épreuves que vous subissez ne sont infligées, varfiées, répétées quau petit bonheur, au très petit bonheur. Il n'est point d'assistant de laboratoire qui règle, dose, contrôle, interprète des expériences, ces vicissitudes artificielles dont nul ne peut prévoir les effets plus ou moins profonds sur vos précieuses personnes. Mais la mode, l'industrie, les forces combinées de l'invention et de la publicité vous possèdent, vous exposent sur les plages, vous expédient à la neige, vous dorent les cuisses, vous cuisent les cheveux ; cependant que la politique aligne nos multitudes, leur fait donner la main ou dresser le poing, les fait marcher au pas, voter, haïr ou aimer ou mourir en cadence, indistinctement, statistiquement.

J'impose silence à mon Méphistophélès. Ce diable allait tout dire ! Mais, tout diable qu'il est, il n'eût certainement pas pu vous dire l'avenir. L'avenir est comme le reste : il n'est plus ce qu'il était. J'entends par là que nous ne savons plus penser à lui avec quelque confiance dans nos inductions. Nous avons perdu nos moyens traditionnels d'y penser et de prévoir : c'est le pathétique de notre état.

Tandis que nous sommes de plus en plus anxieux de connaître où nous allons, que nous ne nous lassons pas de nous interroger sur les lendemains possibles, nous vivons, d'autre part, une vie terriblement quotidienne. Nous vivons au jour le jour, comme aux époques les plus pressées par les besoins immédiats, comme aux temps les plus précaires de l'humanité.. Mais encore, et comme pour empirer notre sensation d'incertitude, nous ne sommes pas accoutumés à nous passer de prévisions, noujs ne sommes pas encore organisés pour ne vivre que dans le présent et par à-coups. Nos habitudes profondes,nos lois, notre langage, nos sentimens, nos ambitions, sont engendrés dans un temps et accordés à un temps qui admettait de longues durées, qui fondait et raisonnait sur un passé immanes, et visait un avenir mesuré par générations.

Du reste, il en est à peu près de même de nos rapports avec l'espce. Nos codes, nos ambitions, notre poltique, sont inspirés de notions fortemnet, puisssamment locales ; ils sont d'un home fixé au sol, localisé. Qu'il s'agisse des individuq, ou des nations, nos idées et notre droit, nos conflits et nos contrats impliquent la stabilité, la reconnaissance de la propriété e de la souveraineté d'un domaine. En somme, la durée, la continuité des nations et des individus, sont encore à la base de nos institutions. Songez au mariage, à l'héritage, à l'idée que nous avons de nous-mêmes ; nous nous prenons pour des individus !... Mais cette localisation et cette permanence, qui furent les fondements de nore vie sociale et politique, contrastent de plus en plus avec l'excitation au mouvemnet qui tourmente le monde moderne et avecles facilités qui sont créés pour satisfaire son goût du départ et son étrange idéal d'ubiquité.

Voilà donc que l'homme mobile s'oppose à l'homme enraciné. Nous assistons à une lutte désespérée entre l'antique structure et le pouvoir croissant de déplacement. Tantis que le nomade, le nomade du nouveau type, chevauchant cinq ou six cent chevaux, survole les divisions territoriales, ignore douanes et frontières, les nations élèvent entre elles des arrières de plus en plus hautes qu'elles porteraient volontiers jusqu'au zénith, ou au mois jusqu'au plafond ; et elles s'efforcen, d'autre part, de se passer de plus en plus les unes des autres, ce qui les conduit à des actes curieusement contradictoires ; car, cependant qu'elles tendent à se constituer chacune en système autonome, en économie fermée, en autarcie (comme on dit aujourd'hui), elles font de leur mieux pour produire bien plus qu'elles ne peuvent consommer, avec l'idée naïve d'écouler à l'extérieur leur surabondance, tout en recevant le moins possible de la surabondance des autres.

Cette résistance à la mobilité généralisée n'est pas, cependant, sans quelques avantages. Si l'humanité procédait sans obstacle dans la voie des grandes vitesses et des déplacements constants, et des propagations presque instantanées, il faudraitrenoncer à régler sa montre sur le soleil; cet astre serait éliminé du règlement de nos actes, le jour ne se distinguerait pas de la nuit, et il faudrait se mettre à l'heure sidrale, qui est celle des étoiles fixes (lesquelles, d'ailleurs ne sont pas fixes, rien ne l'étant).

Après votre diner, et dans le même instant de votre perception ou de votre durée, vous pouvez être par l'oreille à New-York (et bientôt, par la vue), tandis que votre cigarette fume et se consume à Paris. Au sens propre du terme, c'est là une dislocation, qui ne sera pas sans conséquence. En somme, si l'on rassembl et que l'on tente de composer toutes les observations que l'on peut faire de la variation du monde actuel, on se trouve aux pises avec une idée paradoxale qui veut se former dans notre esprit, où ele se heure à d'antiques acquisitions et à des habitudes immémoriales.

Nous ne pouvons pas, et jusqu'ici absolument pas, consentir qu'une ignorance,qu'une impuissance de l'esprit soit équivalente à une connaissance posiive. Nous ne pouvons pas tenir pour un enrichissement la conviction bien établie qu'un refus conscient d'exercice de nore intellect soit un acte d'intelligence, et nous pouvons encore moins regarder comme caractéristique d'une chose, et comme des points essentiels de sa définition, le fait que cette chose soit indéterminée. Vous trouveriez ridicule qu'on vous réponde, si vous demandez à quelqu'un son nom : - Mon nom ? Celui que vous voudrez !

Vous trouveriez la réponse absurde. Et si l'on ajoutait : "Je porte le nom que vous voudrez, et c'est là mon véritable nom", vous considéreroez celui qui vous répond comme un fou. Et voilà, cependant, ce à quoi il faudra peut-êre s'accoutumer : l'indéterination devenue un fait positif, un élemnet positif de la connaissance.

Il faut s'accoutumer aussi à ne pas chercher devant nous ce qui est définitivement derrière nous et à considérer toute prévision comme précaire, précisément parce qu'elle est prévision.

Je l'ai dit ici même, il y a quelques mois, nous entrons dans l'avenir à reculons, et ce genre de mouvemnet a eu jadis son utilité e quelques heureux résultats ; mas l'écrevisse elle-mpeme a dû y reoncer. Pouvons-nous faire comme elle, c'est-à-dire, désormais, agir, penser, écrire, vivre, comem si ce qui va venir n'était qu'illusoirement exprimable apr ce qui fut, n'était ni intelligible, ni utilement définissable par ce qui a été ?

Vous sentez l'importance de la question. Elle ne tend à rien moins qu'à modifier en nous tout le système de nos attentes, tout le réseau des extrémités sensibles qui nous donne l'illusiondu futur, toutes les formes de nos espoirs et de nos craintes. En d'autres termes, il y a en nous une crise de l'imprévu.

Je vais essayer de préciser ceci, cette nouveaut de notre âge de nouveautés, qui en est d'ailleurs la plus grande.

On disait autrefois, couramment - c'est un proverbe : "La vie est fait d'imprévu". Mais on ne pensait pas à toute la profondeur de cette formule banale. Celui qui l'a le premier énoncée, ceux qui l'ont répétée après lui, ne pensaient sans doute qu'à exsprimer l'expérienefondée sur le passé vécu ; ils avaietn observé qu'il arrive à chaque instant autre chose que ce qui était attendu, et que le moindre reard sur l'histore de chacun de nous montre une suite de prévisions démenties et d'événements inattendus. Mais je trouve un sens plus intéressant à cette vieille proposition d'une sagesse un peu usée. Je l'interprète ainsi : les organesde la vie, les fonctions de notre organisme et celles de l'esprit, toutes ces propriétés et facultés du vivant comportent de quoi nous permettre de nous adapter, en quelque mesure, à ce qui va arriver. Mon oeil ne sait pas que je m'approche de tel objet, ou bien que telle lumière, ici, va changer d'intensité ; mais cependant, ausitôt que l'objet sera plus rapproché, ou bien aussitôt que la lumière deviendra plus forte ou plus faible, aussitôt mon oeil se modifiera comme pour conserer sa visio nette.C'est donc qu'il pouvait se modifier : ce qu'on traduirait en langage peu philosophique, en disant qu'il était fait pour cet imprévu, qu'il prévoyait quelque imprévu, que des incidents précédents l'avaient peut-être façonné, organisé à cette fin, et que la propriété d'accomodation était comme faite d'imprévu, et que cet oeil non seulement un organe de vision, mais un instrument doué de prévision.

Si, maintenant, vous généralisez cet exemple, qui est simple, si vous observerz que tout l'homme (et non seulement tout l'home, mais tout le système de sa vie) est comme suspendu à la possibilité de se modifier en présence de l'événemnet, afin que cet home et son système de vie conservent ce qu'il faut pour continuer à vivre, ce qu'il faut pour que l'être subsist, pour qu'il se reconnaisse, pour qu'il se retrouve lui-même, vous comprendrez facilemnt le rôle essentiel d'un certain jeu dans la consitution même de notre organisme, de notre esprit et de notre société. Organisme, esprit, société, admettent un certain jeu, une certaine faculté d'adaptation à un certain imprévu.D'ailleurs, les idées de prévision, de prévoyance, de prudence, les lois civiles, le mariage,le placement d'argent, la créance, la dette, tout cela suppose que, le lendemain, si inconnaissable soit-il en toute précision, ne puisse être infiniment différent de la veille. Et un mot, tous les événements de la vie entre lesquels l'esprit, jadis, pouvait hésiter, étiaent, en quelque sorte exposés devant lui, imaginables par lui ; ils appartenaient à espèces par lui bien reconnues de l'homme, décrites par lui depuis l'antiquité la plus reculée. Nous jouissions d'un imprévu limité,ce qui donnait une grande valeur à l'Hisoitre. Elle nous apprenait qu'il faut,en gros, s'atendre à ce qui a éé. Certes, nos pères disient bien que le hasard est grand ; ils savaient qu'on ne peut rien affirmer de l'issue d'une affaite ; mais, dans l'ensemble, cet imprévu, qui se démode, permettant cependant de décréter des lois durables, de signer des conventions fermes, de faire des économies pour les enfants, de savoir, quand on achetait, ce qu'on aurait au juste à payer, et, quand on vendait, ce quon aurait à recevoir. Les savons-nous encore ?

Enfin, si l'on était poète, artiste, écrivain, philosophe, on visait les générations même lointaintes, on songeait à la postérité jusqu'à la prolonger si loin dans la perspective qu'elle en devenait immortalité. Il en résultait les plus grandes conséquences pour les oeuvres : on faisait des choses durables... C'est dire que la considération de la forme et de la matière des oeuvres l'emportait sur toute autre. Ni la nouveauté, ni l'intensité, ni les effets, ni les surprises n'étaient recherchées comme ils le sont aujourd'hui, car le nouveau et le surprenant, ce sont le parties périssables des choses ; le travil, la recherche, l'expérience, n'étaient donc pas dissociés le moins du monde des puissances spontanées de l'esprit. On savait, au contraire que le plus beau génie ne peut saisir et fixer définitivement, au regard des siècles, ce qui lui vient de dieux, qu s'il est en possession ds moyens de composer, de maîtriser même ces trouvailles en un système pur et comme incorruptible.

Ce n'est pas tout. Il résultait aussi de cette ambition de survivre, un ennoblissement de nos buts et de notre effort ; et par là, une sorte de hiérarchie, une classification des ouvrages hommes selon la durée qu'on présumait attachée à leur action. Enfin, cette pensée de l'avenir, de la postérité ou de l'immortalité, toute illusoire qu'elle pouvait être, éait pour l'artiste une source sans pareille d'énergie qui le soutenait dans sa carrièresouvent dure, souvent ingrate, contre l'insuccès acuel, contre l'incompréhension des difficultés matérielles de la vie. "Un jour viendra", pensait-il. Mais tout cela n'est plus, ou presque plus, et il y a peu d'espoir que cette notion de confiance en la postérité et la durée renaisse de nos cendres.

Il est trop clair, d'ailleurs, que les nouvelles formes de société qui s'ébauchent aujourd'hui ne font pas de l'existence du luxe intellectuel une de leurs conditions essentielles.L'inutile ne peut, ni ne doit, sans doute, les intéresser. Le développement d'une minorité, l'édification de quelques pesonnes, l'entretien d'hoommes qui ne renent rien au plus grand nombre et dont les ouvrages sont insensibles à la plupart, ne peuvent être des objets de quelque importancde dans une organisation économique rigoureusement ajustée.

Tendre à la perfection, donner à une oeuvre un temps de travail illimité, se proposer, comem voulait Goethe, un but imposible, ce sont là des desseins que le système de la vie moderne tend à éliminer. Supposez même que les moyens matériels vous fassent défaut, et que vous soyez pourvus aussi de ces objets du plus grand luxe qu'on nomme le loisir, le silence, la juste proportion de solitude et de compagnie qui conviennent à la production des oeuvres de l'esprit, je ne asis où vous trouverez dns le monde qui nous entraîne et qui nous dissipe, ce presentiment de désir spirituel profond, ces conditions d'attention durable et fidèle, et même cette sensation dune résistance de notre qualité à vaincre, qui nous assurerait de la valeur de votre effort.

Heureusemnet, mesdames, mesdemoiselles, messieurs, heureusement mes prévisions sont vaines ! Je suis en train de faire ce dont je viens de vous expliquer tout à l'heure toute la vanité. Je prévois, donc je me trompe.

Je vous disais que l'imprévu lui-même était en voie de transformation et que l'imprévu moderne et presque illimité. L'imagination défaille devant lui. Jadis, notre visibilité de prévision (et, par conséquent, l'imprévu de la même époque) était bornée par nos connaissances, d'une part ; par nos moyens d'action, de l'autre ; et, entre ces deux facteurs, une manière d'équilibre existait. Nous considérions l'inconnu à venir comme une simple combinaison des choses déjà connues, le nouveau s'analysait en élements non inédits. Mais cela n'est plus, et voidi une image de ce qui est, me semble-t-il :

Au lieu de jouer avec le destin, comme autrefois, une honnète partie de cartes, connaissant bien les conventions du jeu, connaissant le nombre des cartes et les figures, nous nous trouvons désormais dans la situation d'un joueur qui s'apercevrait avec stupeur que la main de son partenaire lui donne des figures jamais vues et que les règles du jeu sont modifiées à chaque coup. Aucun calcul de probabilités n'est plus possible, et il ne peut même pas jeter les carte au nez de son adversaire. Pourquoi ? C'est que, plus il le dévisage, plus ilse reconnaît en lui !... Le monde moderne se façonne à l'image de l'esprit de l'homme. L'homme a recherché dans la nature tout ce qu'il faut de moyens et de puissance pour rendre le choses autour de lui aussi promptes, aussi instables, aussi mobiles que lui-mêe, aussi admirables, aussi absurdes, aussi déconcertantes et prodigieuses que son propre esprit. Or l'esprit ne peut se prévoir, il ne peut se prévoir lui-même. Nous ne prévoyons ni nos rêves ni nos projets ; nous ne prévoyons guère que nos réctions. Si donc nous imprimons au monde humain l'alure de notre esprit, il en devient d'autant imprévisible, il en prend le désordre.

Il faut bien, cependant, considérer comme l'on peut (et sans aucune prétention à la prophétie, bien entendu) la questionde l'existence prochaine, du destin prochain, si vous voulez,de la littérature. Elle est djà marquée au front de certains signes mystérieux.

La littérature peut être affectée, d'abord, dans la personne mêmede celui qui la pratique ; ensuite, dans la matière même dont elle se sert, le langage, et dans les modes selon lesquels le langage se modifie.Enfin, en dehors de l'auteur et de l'ouvrage, elle comporte nécessairement une troisième condition, qui peut varier elle aussi, et qui n'est autre que le lecteur.

Considérée dans la personne de l'auteur, la littérature est une profession singulière. Le matériel est réduit à une plume et à quelques feuilles de papier ; l'apprentissage, le métier est ce qu el'on veut : de durée nulle ou infnie. La matière première est aussi tout ce que l'on veut, elle se trouve partot : dans la rue, dans le coeur, dans le bien et dans le mal. Et quant au travail lui-même, il est indéfinissable, car chacun peut dire qu'il appartient à cette profession et qu'il prétend d'y être maître.

Mais considérons à présent d'un oeil sans complaisance cette bizarre situation sociale. Dépouillons l'écrivain du lustre que lui conserve encore la tradition et regardons dans la réalité de sa vie d'artisan d'idées et de praticien du langage écrit. A quoi, à qui fait donc songer cet homme occupé sous s lampe, enfermé entre ses livres et ses murs, étrangement absorbé ou agité ; en proie à je ne sais quels débats dont les objets sont invisibles ; animé, arrêté tout à coup, mais, finalement, toujours revenant à son établi, et griffonnant ou frappant la machine ? Ecartons l'image romantique du poète échevelé, au front fatal, qui se sent devenir lyre ou harpe au milieu des tempêtes ou dans la nuit, sous la lune, au bord d'un lac... Rien de bon ne se fait en ces circonstances extraordinaires. les beaux vers se mûrissent au lendemande l'inspiration.

Voyons donc l'auteur d'un ouvrage. A quoi ressemble la condition de ce ce travailleur ?

En vérité, mesdames et messierus, la littérature, telle qu'elle est, se rapproche singulièrement de quelq'un de ces petits métiers an cambre, comme il y en a encore tant à Paris ; et elle en est un par bien des aspects. Le poète fait songer à ces industriels ingénieux qui fabriquent, en vue de la Noël ou du Jour de l'an, des jouets remarquables par l'invention, par le goût, par la surprise organisée, et qui sont faits avec des matériaux de fortune. Le poète puise les siens dans le langage ordinaire. Il a beau évoquer le ciel et la terre, soulever des tempêes, ranimer os émotions, suggérer ce qu'il y a de plus délicieux ou de plus tragique dans la profondeur des êtres, disposer de la nature, de l'infini, de la mort, des dieux et des beautés, il n'en est pas moins, aux yeux de l'observateur de ses faits et gestes, un citoyen, un contribuable, qui s'enferme à telle heure devant un cahier alnc, et qui le noircit, parfois silencieusement, parfois donnant de la voie, et marchant de long en large entre porte et fenêtre. Vers 1840, un Victor Hugo est un auteur très rangé, qui habite bourgeoisement un apparement dans le Marais ; il paie son loyer, ses impôts ; c'est un producteur modèle. Mais que fait-il ? Que produit-il ? Et quel est le type de son industrie ? Le même observateur, froidement exact, constatera que les produits de cette petite industrie ont une valeur variable, aussi précaire que celle de produtis du fabricant de jouers, de l'article de Paris, qui travaille lui aussi en chambre à deux pas de là, dans la rue des Archives ou dans la rue Vieille-du-Temple.

Mais cette valeur, celle qui sortira des mains du poète, est complexe, elle est double et, dans les deux cas, elle est essentiellement incertaine. elle se compose d'une part qui est réelle (c'est à dire qui s'échange quelquefois contre de l'argent) et d'une part qui est fumée, - fumée étrange, en vérité, fumée qui se condensera un jour, peut-être, en quelque oeuvre monumentale de marbre ou de ronze, créant autour delle un rayonnement puissant et durable, la gloire. Mis encore, réelle ou idéale, cette valeur est incommensurable : elle ne peut pas être mesurée par les unités de mesure dont dispose la société. Une oeuvre de l'art vaut un diamant pour les uens, un cailou pour les autres. On ne peut pas l'évaluer en heures de travail ; elle ne peut donc figurer comme monnaie universellement utilisable dans l'ensemble des échanges. L'utile est ce qui répond à la satisfaction des besoins physiologiques des hommes, de cont la possession affranchit l'homm de quelque sensation de peine, de déficience, de diminution physiquement définie.

L'homme agit pour apaiser cette sensation ; et so action, développée, organisée, coordonne, étendant son rayon à des millions d'êtres et à la surface du lobe, a donné naissance à toute la machine économique. Mis l'inutile n'y a point de place. La machine économque est, au fond, une exagération, une amplification colossale de l'organisme, et il est impossiblede faire entrer dansce sysme, rigoureusemnet fondé sur l'égalité d'utilité etnre les objets et les ervices que les hommes échangent, des objets et des services qui ne satisfont que des désirs et non des besoins absolus, et qui ne correspondent qu'à des dispositions individuelles, et non à des fonctions vitales. Par ces motifs, une sociét systématiquement et complètement organisée ne peut, sans altérer son économie exactte, admettre aucun luxe, aucun échange de ce qui vaut pour tous contre ce qui vaut pour les uns et non pas pour les autres.

Comment donc ont vécu jusqu'ici poètes, philosophes, artistes, tous nos petits fabricants de de qui fait l'orgueil de l'espèce humaine ? Ils on vécun, mesdames et messieurs, ils ont vécu comme ils ont pu. Ils ont vécu grâce à l'imprécision du mécanisme économique, et l'un, fort mal ; l'autre, assez bien ; Verlaine, d'expédients et d'aumônes ; mais Hugo laisse des millions... De mes petits fabricants en chambre, il en es qui font fortune, d'autres qui font faillite ; le plus gand nombre se tirent d'affaire par divers métiers à coté : il faut avoir plusieurs cordes à sa lyre.

Mais, fortunés ou non, l'allure générale des choses humaines ne leur promet rien de riean. Partout, la rigueur des économies dirigées les menace. Le mécanisme devient beaucoup trop précis pour eux et, d'autre part, la rude main des pouvoirs, si elle daigne, çà et là, ne pas broyer dans l'oeuf la pensée à l'état naissant, ne laisse éclore que des oeuvres qui chantent, ou proclament, ou démontrent que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des régimes possibles.

D'autre part, la littérature, qui n'est en soi qu'une exploitation des ressouces de langage, dépend des vicissitudes très diverses qu'un langage peut subir et des conditions de transmission que lui procurent les moyens matériels don une époque dispose.

Le temps me fait défaut pour vous développer la quantité d'observaions que cet aspec de notre sujet demanderait qu'on vous exposât. Je me borne à vous offrir quelques remarques et à vous rappeler quelques circonsances que vous connaissez aussi bien que moi. Je fais allusion à la diffusion radiophonique d'une pat, à l'enregistrement par disues de l'autre.

On peut déjà se demander si une littérature purement orale et auditive ne remplacera pas, dans un délai assez bref, la littérature écrite. Ce serait là un retour aux âges les plus primitifs, et les conséquences techniques en seraient immenses. L'écriture supprimée, qu'en résulterait-il ? D'abord - et ceci serait heureux - le rôle de la vois, les exigences de l'oreille reprendraient, dans la forme, l'imporance capitale que ces conditions sensibles ont eue et qu'elles avaient encore, il y a quelques siècles. Du coup, la structure des oeuvres, leurs dimensions, seraient fortement affectées ; mais, d'autre part, le travail de l'auteur deviendrait bien moins facile à reprendre. Certains poètes ne pourraient pas e faire aussi compliqués qu'on prétend qu'ils le sont, et les lecteurs, transformés en audieurs, ne pourraient guère plus revenir sur un passage, le relire, l'approfondir en jouissance ou en critiuq, comme ils le font sur un texte qu'ils tiennent entre leurs mains.

Il y a auter chose. Supposez que la vision à distance se développe (et je vous avoue que je ne le souhaite guère), du coup, toute la partie descriptive des oeuvres pourra être remplacée par une représentation visuelle : paysages, portraits, ne seraient plus du ressort des lettres, ils échapperaient aux moyens du langage. On peut encore aller plus loin : la partie sentimentale pourrait également être réduite, sinon tout à fait abolie, moyennant une intervention musicale bien choisie, déclenchée au moment pathétique.

Et voie, enfin, une conséquence possible, la plus grave, peut être, de la mise en train de tous ces progrès : Que deviendrait la littérature abstraite ? Tant qu'il s'agissait d'amuser, d'émouvoir, de séduire les esprtits, on peut consentir, à la rigueur, que l'émission y suffise. mais la science ou la philosophie demaneent à la pensée un rythme tout autre, que la lectture permettatit jadis ; ou, plutot, elles imposent une absence de rythme. la réflexion arr^te, ou brise, à chaque instant, l'impulsion, introduit des temps inéggaux, des retours et des détours, qui exigent la présence d'un texte et la possibilité de le manoeuvrer à loisir. tout cela est exclu par l'audition.

L'auditon ne convient pas à la transmission des oeuvres abstraites.

Mais je ne veux pas insister sur tous ces problèmes si intéressants dont nous voyons déjà se préciser les données et la protée, et je me bornerai, pour achever (mais non pour terminer cet exposé), à pousser une pointe vers certains points particuliers de l'horizon littéraire.

La fantaisie est une des attributions des Lettres, et il m'est arrivé de me demander à quels développements inédits elle pourrait aujourd'hui ou demain s'employer. Je précise ma pensée. que ferait aujourd'hui ou que pourrait faire un Jules Verne, un Welles, un constructeur de mondes imagainaires ? Notez bien que s'ils ont inventé des mondes imaginaires, ils n'ont rien tenté, ni l'un ni l'aure, du côté de l'esprit. Ils ne se sont pas dépensés, par exemple, à imaginer les arts futurs. Le célèbre capitaine Nemo, que tout le monde connaît, dans son Nautilus, joue de l'orgue au fond des mers, et sur cet orgue, de la musiue de Bach ou de Hendel. Jules Verne n'a pas prévu la musique des ondes, et il n'a pas songé non plus à des combinaisons ou compositions nouvelles, à une esthétique encore inconnue. Remarquez qu'il lui fut, en somme, assez facile d'imaginer certaines inventions qui ont été faite depuis : le sous-marin, l'avion, etc. Ce sont celles qui n'exigeaient q'un développement de moyens existants, combinés avc les naïves tentations de l'home primitif, que l'homme a touvées en lui depuis qu'il existe, comme vole dans l'air, circuler dans l'épaisseur de la mer, foudroyer à distance, créer de la richesse sans travail correspondant.Tout cela ne demandait qu'une imagination qu'on peut appeler élémentaire. Même Wells, dans le fameux livre qui s'intitule La machine à explorer le Temps, n'a utilis et parcouru que le temps tel qu'il était, le vieux temps, le temps qui était vrai jusqu'à lui, mais pas jusqu'à nous ! Mais un conteur aujourd'hui qui voudrait prendre la succession de ces conteurs célèbres devrait emprunter à la science la plus récente ses vues paradoxales et ses pressentiments. Il est vrai qu'il devrait déconcerter son lecteur et en exigerait, sans doute, des connaisances assez approfondies. Après tout, il ne serait pas impossible d'introduire, dans la littérature moderne, un fantastique vraiment moderne, de mettre en scène, par exemple, avec un semblant d'explication scientifique, un personnage qui, par un certrain geste, ou par un simple regard dirigé vers un appareil, déterminerait des effets lointains et considérables, ce qui ressemblerait assez à de la magie. mais cette magie existe ! Et l'on pourrait déjà faire dépendre l'ouverture d'un coffre-fort d'une formule prononcée, d'un Sésame ouvre-oi ! Mais encore, sans autre machine, nous savons bien - et parfois nous savons trop bien - q'un geste, un regard s'adressant à des êtres humains, entraînent bien souvent des conséquences étonnantes. Il suffira de substituer les appareils imaginés aux personnes vivantes,de les faire sensibles au regard, invention qui coûtera fort peu à l'écrivain,et nous obtiendrons une source de combinaison, des léments de conte non encore exploités.

Mais tout cela n'est toujours que dérivé assez grossièremnet de nos possibilités physiques actuelles. Il faut aller un peu plus loin. Songer au destin des lettres, c'est songer aussi et surtout au devenir de l'esprit. Tout le monde ici sembarasse. Nous sommes trop libres de concevoir ce devenir comme il nous plaira, et nous pouvons arbitrairement sussper ou bien que les choses continueront à être assez semblables à celles que nous connaissons, ou bien qu'il se produira, dans l'âge qui vient, une dépression des valeurs intellectuelles, un abaissement, une décadence comparables à ceux qui se sont produits à la fin de l'antiquité ; la culture à peu près abandonnée, les oeuvres devenues incompréhensibles ou détruites, la production abolie, toutes choses malheureusemnt très possibles, et même possibles par deux modes que nous connaissons bien : soit que les moyens de destruction à grande puissance s'y emploient, décimant les populations des régions du globe les plus culivées, ruinent les monuments, les bibliothèques, les laboratoires, les archives, réduisent les survivants à une misère qui excède leur intelligence et supprime tout ce qui relève de l'esprit de l'homme; noit que, non plus les moyens de destruction, mais, au contraire, les moyens de possession e de jouissance, l'incohérence imposée par la fréquence et la facilité des impressions, la vulgarisation immédiate et l'application aux productions, aux évaluations et à la consommation, des fruits de l'esprit, de méthodes industrielles, finissent par altérer les vertus intellectuelles les plus élevées et les plus importantes : l'attention, la puissance méditative et critique,et ce qu'on peut nommer la pensée de grand style, la recherche approfondie et conduite jusqu'à l'espression la plus exacte et la plus forte de son objet.

Or, nous vivons sous le régime perpétuel de la perturbation de nos intelligences. L'intensité, la nouveauté, dans notre époque, sont devenues des qualités, cde qui est un symptome assez remarquable. Je ne puis croire que ce système soit excellent pour la culture. Sa première conséquence sera de rendre ou inintelligibles ou insupportables toutes les oeuvres du passé qui ont été composées dans les conditions toutes contraires et qui exigent des esprits tout différemment formés.

Mais il y a encore d'autres possibilités.

Rassurons-nous un peu, mesdames et messierus, avant de nous séparer. je vous préviens que j'entre ici dans le fantastique, dans ce fantastique de l'esprit duquel je vous disais, tout à l'heure, que ni Verne, ni Welles, ni Poe lui-même, le plus grand et le plus profond des auteurs de cette espèce, n'avaient osé imaginer. Rappelons-nous, d'abord, que nous ne savons rien sur l'esprit lui-même et presque rien sur nos sens. Il m'est arrivé quelquefois de dire à des physiciens, après que la conversation eût porté sur tant de nouveautés utiles ou imprévues, où la science s'embarrasse de nos jours, qu'après tout, la rétine devait avoir ses idées à elle sur la lumière, sur les événements ondulatoires dans lesquels se confondent nos expressions de lancien langage, matière, énergie, continu et discontinu...

- Il faut prévoir, leur disais-je, que vous serez contraints de concentrer, un jour ou l'autre, vos recherches sur la sensibilité et les organes des sens. Ce sont là vos appareils fondamentaux. Toute mesure que vous faites, vous physiciens, met en jeu le toucher, la vue, le sens musculaire... Vous vous êtes énormément éloignés, par uen quantité d'intermédiaires et de relais, du petit rayon dans lequel tous ces sens ont prise sur quelque chose. Vous avez commencé par imaginer ce que vous pensiez qu'il existait au-dessous du niveau des sens à l'image de ce qui se perçoit par eux ; mais vous avez atteint, à présent, la limite acceptalbe de ces images et de ces analogies. Il faut revenir à l'origine, il faut revenir à ces sens si peu connus par lesquels nous connaissons.

Nous en savons encore moins, peut-êre,sur la mémoire et sur les autres facultés ou propriétés de ce que nous appelons l'esprit. Toutefois (et peut-êre sans en savoir davantage), il n'est pas absurdre d'imaginer que toutes nos idées sur cet esprit et ces facultés soient, quelque jour pas très éloigné, aussi bouleversées, aussi transformées que le sont, à présent, nos ides sur le monde physique, comparées à ce qu'elles étaient il y a quarante ans. Ce que nous appelons encore intelligence, mémoire, invention, génie, talent, etc., para^tiront peut-être des notions et des catégories grossières, primitives, surannées, comme celels de matière opposée à l'esprit peut le paraître aujourdhui. Vous savez, sans doute, que la matière s'est évanouie depuis quelques annés, et avec elle bien des disputes. Spiritualisme, matérialisme n'ont plus qu'un sens historique, celui d'une antithèse assez fatiguée.

Que peut-il donc arriver dans ce domaine ?

Un grand savant que je connais, qui demeure plein de confiance dans la théorie assez ébranlée de l'évolution, croit fermement que l'homme finira bien par acquérir ce qui leui manque pour lever les contradictions qui l'embarassent aujourd'hui dans bien des domaines ; que nous parviendrons à nous familiariser (dans quelques centaines de siècles) avec un monde tout nouveau cdaractérisé par la préexistence et l'inerention de grandeurs prodigieusement différentes,de dimensions et de vitesses très éloignées les unes des autres ;e t que les notions les plus abstraites, celles qui ne sont aujourd'hui que des symboles mathématiques sans images, deviendron intuitives aux esprits des hommes de ce temps-là.

J'avoue que je suis moins assuré que lui de ces faveurs que les ressources de notre nature accorderaient à notre intelligene, mais je ne vous défends pas d'y rêver, et je m'en voudrais de vous retenir plus logtemps lin de vous-mêmes et de vos espoirs.

Mme Suzanne Despres, cette grande artiste, a bien voulur venir ici dire devant vous quelques vers de moi.

Paul Valéry
de l'Académie Française

(Longs applaudissemnts. Enthousiastes rappels).