Les croquis de Villard de Honnecourt

Commentaires par Viollet-le-Duc, in Dictionnaire raisonné de l'architecture, (Paris, Morel, 1866). Article Sculpture.

Ces croquis appellent la réflexion des artistes numériques, pour le rappel de l'importance des proportions, mais surtout pour une certaine forme d'algorithmique, ici directement graphique, proche du sketching, si l'on veut, ou de constructions par simplexes. Ces croquis et les mouvements ou positions variés qu'ils permettent de décrire pourraient sans doute être programmés.

Noter aussi les incises de Viollet-le-Duc sur le fait que ces méthodes ne remplacent pas le génie.

Pour la statuaire, il se manifeste un besoin de formules ; on n’admet plus alors, il est vrai, le mode hiératique, traditionnel, mais on sent la nécessité, quand l’art pénètre partour, exige un grand nombre de mains, d’établir des méthodes pratiques qui permettent d’éviter de grossières erreurs. Bien entend, les chefs-d’œuvre, ou plutôt ceux qui ont assez de génie pour en produire, se préoccupent médiocrement de ces règles. Mais c’est précisément en s’appuyant sur ces œuvres des maîtres que l’on formule  des règles pour le commun des artistes. Dans l’album de Villard de Honnecourt, qui date du milieu du XIIIe sècle, on voit apparaître l’emploi de ces procédés mécaniques propres à faciliter la composition et le dessin des figures, et même des ornements. Il y a toute raison de croire que ces méthodes, fort anciennes d’ailleurs, puisqu’on en trouve l’application dans les arts du dessin de l’Egypte, ne furent jamais perdues, et avaient été transmises en Occident par l’école d’Alexandrie, par les peintres grecs de Byzance. Leur apparition dans le recueil de croquis de Villard de Honnecourt n’en est pas moins un fait d’un grand intérêt, parce qu’elle semble indiquer une application libre de formules qui, jusqu’au commencement du XIIIe siècle, avaient un caractère hiératique.

Nous avons dit comme les imagiers du moyen âge avaient su observer et rendre le geste dans la composition des figures. Si grossière parfois que soit l’œuvre, le geste n’est jamais faux. . Or, les croquis de Villard nous donnent la clef des formules adoptées pour arriver à ce résultat. La géométrie, d’après ces croquis, est le générateur des mouvements du corps humain, des animaux ; elle sert à établir certaines proportions relatives des figures ; lui-même le dit et fournit quelques exemples pris en courant (1). Du temps de Villard, donc, les imagiers possédaient ces méthodes pratiques qui, si elles ne peuvent inspirer l’artiste de génie, empêchent le praticien de tomber dans des fautes grossières. Un de ces dessins à la plume, que nous reproduisons ici (fig. 73)

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indique ces procédés pratiques. En comparant ce mode de tracé avec des figures de vignettes de manuscrits, avec des dessins sur vitraux, et même avec des statues et des bas-reliefs, nous sommes amenés à reconnaître l’emploi général, pendant les XIIIe et XIVe siècles, de ces moyens géométriques propres à donner aux figures, non-seulement leurs proportions, mais la justesse de leur mouvement et de leur geste, sans sortir de la donnée monumentale qui fait que ces figures s’accordent bien avec la fermeté des lignes architectoniques ; et, fait intéressant, les résultats obtenus par ces procédés rappellent les dessins des vases grecs les plus anciens. Une sorte de canon, reproduit grossièrement par Villard, semble admis (2). Le rectifiant, comme proportions, à l’aide des meilleures statues, et notamment celles placées à l’intérieur de la façade occidentale de la cathédrale de Reims, nous obtenons la figure 74. La

 

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ligne AB, hauteur totale de la figure humaine, est divisée en sept parties. La partie supérieure est occupée par la tête et le cou dégagé des épaules. Soit CD l’axe de la figure, la ligne ab est égale aux 2/9 de la hauteur AB. Le point E étant le milieu de la ligne CD, on fait passer deus lignes, af, be, par ce point E ; du point g, deu autres lignes ge, gf, sont tirées.  La ligne bh donne la longueur de l’humérus ; le haut de la rotule est sur la ligne ik.  La longueur du pied est égale au 5/9 d’une partie. Les masses du canon ainsi établies, voici comment procèdent les imagiers pour donner des mouvements à leurs figures, lorsque ces mouvements ne présent pas absolument de profil.

Premier exemple (75) : il s’agit de faire porter la figure sur une jambe.

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La lighne be (du canon, fig. 74) est verticale, dès lors l’axe de la figure géométrique est incliné de o en p (fig. 75). Le mouvement des épaules, du torse, suit cette inflexion. L’axe de la tête et le talon de la jambe droite se trouvent sur la verticale. Une figure doit-elle monter (second exemple), l’axe de la figure est vertical, et le talon de la jambe droite relevée se trouve sur la ligne inclinée st, tandis que la ligne du cou est sur la ligne lm ; dans ce mouvement, le torse conserve la verticale. L’exemple troisième fait voir, toujours en conservant le même tracé géométrique, comment une figure peut être soumise à un mouvement violent. Le personnage est tombé, il se soutient sur un genou et sur un bras, de l’autre bras il pare le coup qui lui est porté ; la tête est ramenée sur la verticale. D’ailleurs, la figure géométrique engendre ce mouvement, come les deux premières.

Voulons-nous précipiter davantage ce dernier mouvement, nous obtenons la figure 76. Maintenant, la cuisse gauche est sur la ligne of, force

 

 

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nous est, pour trouver la longueur de la jambe gauche (le sol étant horizontal), de ramener le talon en c, ce qui est parfaitement dans le mouvement. Dans ce dernier exemple, la ligne ef est horizontale. Il est clair qu’en adoptant  ces méthodes pratiques, tous les membres des figures devaient se développer en géométral, sans raccourcis. Mais c’st que, dans la sculpture monumentale, dans les reliefs destins à être placés loin de l’œil, la vivacité du geste, sa netteté, ne peuvent être obtenues qu’à la condition d’adopter le géométral. Il en est ainsi dans la grande peinture, dans les vitraux. Les Grecs, au commencement de leur plus belle époque, procèdent de la même manière, et les personnages des métopes du Parthénon, des frises du temple de Thésée, sont tracés d’après le même principe.

Examinons les dessins qui décorent les vases grecs, et nous verrons que les artistes de l’antiquité employaient certainement des méthodes analogues à celles que nous présentons ici. Villard de Honnecourt trace des figures avec des mouvements entièrement de profil qui sont obtenus par des procédés géométriques : entre autres, un batteur en grange, dont l’attitude est d’une exactitude parfaite ; un chevalier chargeant, d’un mouvement très juste ; des lutteurs, une femme ayant un genou en terre, etc. Nous le répétons, ces méthodes ne pouvaient qu’empêcher des écarts ; elles n’étaient point une entrave pour le génie, qui savait bien, ou s’en affranchir, ou en trouver de nouvelles. C’était un moyen de conserver les style monumental dans la composition des sculptures, d’obtenir la clarté dans l’exécution, deux qualités passablement négligées depuis le XVIe siècle.

 

(1)   « Ci commence li force des trais de portraiture si con li ars de iométrie les ensaigne pour légèremnt œuvrer… » .  Ici commence la méthode du tracé pour dessiner la figure ainsi que l’enseigne l’art de la géométrie pour facilement travailler (Voyez l’Album de Villard de Honnecourt, publié en fac-simile, par J.B. Lassus et Carcet, pl. 34, 35, 36 et 37).

(2)   Voyez la planche 39 de l’Album de Villard de Honnecourt.