L'IBM 1401, premier ordinateur que j'ai vu fonctionner. Ici, reconstitution de fonctionnement à l'Oregon University (cliquez).

L'Argus des Assurances, 7/8/1966. Tribune libre

Quelques vues prospectives sur l'équipement électronique

On parle beaucoup des ordinateurs.. en bien, en mal... c'est un domaine au seuil duquel le profane s'arrête avec le respect qu'inspire l'inconnu.

Un jeune de l'assurance nous fait part de ses vues sur la question. En dépit de quelque ésotérisme dans l'expression, sans doute difficilement évitable en un tel domaine, nous pensons que ces réflexions sont de nature à ouvrir des perspectives chez nombre de nos lecteurs.

Elles disent aussi l'inquiétude qui se mêle à l'espoir que l'on peut fonder sur cette nouvelle langue d'Esope: l'électronique.

" Les renseignements que vous me demandez ne pourront vous être fournis avant quatre mois, c'est le temps qu'il nous faut pour lancer notre programmation ", répondait un Président à une demande de statistiques pour un organisme professionnel.

Oui, il faut bien le dire, nos calculateurs actuels sont des machines puissantes, mais très lourdes à manoeuvrer.

La raison ? L'électronique coûte cher, les entreprises ne peuvent disposer que d'un matériel limité, et elles doivent sacrifier à son rendement bien des avantages de l'administration traditionnelle.

Matériel limité ? Face aux prix payés pour ces monstres splendides, on me trouvera peut-être bien exigeant. Et pourtant, malgré les très larges possibilités théoriques de l'électronique, le matériel effectivement utilisé commercialement se ressent très lourdement des contraintes imposées par le prix de revient.

Les aptitudes de l'ordinateur dépendent de ce que l'on pourrait appeler sa " puissance pratique ". Il s'agit de bien autre chose que du nombre d'opérations effectuées par seconde. Elle dépend largement de l'efficacité des mémoires et des organes d'accès.

Les mémoires coûtent cher. Il faut donc y stocker les informations sous un volume réduit. Mais les classiques le disaient déjà : obscurus si brevior fio : la concision engendre l'obscurité. Notre langage courant est extrêmement redondant. Aussi la mécanographie classique a introduit la codification, dont on connaît les inconvénients: c'est un travail fastidieux et source de nombreuses erreurs.

Cet inconvénient n'a pas disparu avec l'ordinateur, pour lequel il faut codifier non seulement les données, mais le programme.

Par ailleurs, toutes les mémoires ne se valent pas. L'efficacité ne tient pas tant au temps de lecture proprement dit, qu'au temps nécessaire pour atteindre une information. C'est le mode d'accès qui compte. Les mémoires les plus rapides sont à accès aléatoire: on peut lire à tout moment et très rapidement (quelques microsecondes) toute donnée qui y est enregistrée. Les plus lentes, rubans magnétiques, a fortiori cartes perforées, sont à accès séquentiel (1), leur exploitation rationnelle exige de lire leur contenu dansl'ordre où il y figure.

Les mémoires rapides étant beaucoup plus coûteuses, leur capacité sur les ordinateurs commerciaux est donc limitée à quelques dizaines de milliers de caractères. Cela peut paraître important, mais suffit à peine à stocker le programme et un certain nombre de données d'usage fréquent. Quant à la masse des informations qui sont la matière première des travaux administratifs, leur importance, même sous forme codifiée, les font stocker sur les mémoires séquentielles.

Le second facteur d'efficacité, ce sont les organes d'accès, par lesquels aussi elle restitue les informations traitées. Ils comprennent couramment un lecteur-perforateur de cartes, une imprimante et le pupitre de commande.

Le contact avec la machine est donc difficile, car tout doit lui être dit sur cartes, avec les contraintes qu'on leur connaît, et pratiquement toutes les informations sont fournies par l'imprimante, qui a emprunté aux tabulatrices classiques leu rapidité relative, mais aussi la raideur de leurs présentations (Ceux qui utilisent des bordereaux mécanographiques me comprendront).

Cette structure, définit un mode d'utilisation qui, dans les grandes lignes, est identique pour tous les travaux administratifs.

Tout d'abord, afin d'assurer à la machine le meilleur rendement, on commence par étudier globalement l'ensemble des tâches qui lui seront confiées, en s'efforçant d'adapter, autant que faire se peut, l'organisation de l'entreprise à ses exigences. On passe ensuite à la programmation, et l'on définit les tâches administratives qui lui sont liées, en particulier la codification, dont le poids pèse tout particulièrement, par la masse des travaux qu'elle représente pour les services.

La complexité d'une telle organisation, qui détermine non seulemen tle travail de la machine, mais aussi la structure humaine qui l'entoure, demande une étude préalable de deux ou trois sans, sous la direction d'une équipe de spécialistes. Elle doit donc être amortie sur plusieurs années, contrainte financière qui vient s'ajouter aux raisons techniques pour donner à tout l'ensemble une raideur, source des difficultés rencontrées par les entreprises qui y font appel. Ce qui n'a pas été prévu au départ ne peut que très difficilement ou pas du tout être introduit par la suite.

En bref, la structure de la machine, imposée par son prix de revient, détermine son mode d'emploi. L'électronique est à l'image de l'artillerie lourde: elle est puissante et tire loin, mais son maniement est marqué par son poids, et l'on serait bien tenté de penser que la plume d'oie, comme l'infanterie, reste la reine des batailles.

PROGRES RECENTS

Cependant, les nouveaux modèles proposés par les constructeurs ouvrent des espoirs nouveaux. Les progrès techniques permettent une augmentation sensible de puissance, associée à une plus grande souplesse, qui s'exprime par deux innovations importantes: la multiprogrammation t la mémoire de masse.

La multiprogrammation permet une augmentation de la puissance pure, puisque la machine peut exécuter plusieurs tâches de concert, et répartir rationnellement ces tâches entre ses divers éléments. Elle permet surtout de dépasser l'opposition classique des travaux " en temps réel " et " en temps différé ".

Le travail en temps réel caractérisait autrefois les calculateurs industriels ou militaires, affectés à des tâches matérielles: conduite de machines, pointage de canons, contrôle et régulation en général. A l'opposé, le travail en temps différé était caractéristique des ordinateurs scientifiques ou commerciaux, traitant les informations indépendamment de leur ordre de survenance, selon un rythme périodique, mensuel par exemple.

La multiprogrammation permet à une même machine de remplir rentablement les deux fonctions. L'ordinateur peut être affecté à des tâches très longues en temps différé, d'ordre administratif ou scientifique, et interrompre pendant des temps très courts son programme en cours pour répondre aux questions qui lui sont posées, qu'il s'agisse de consultation de mémoire ou de programmes de traitement relativement courts, comme ceux impliqués par la régulation.

Ainsi satisfaction des deux exigences opposées: travail important, continu et optimisé d'une part, travail court mais exigeant une réponse immédiate d'autre part.

Cette entrée ouverte à tout moment ou cours du travail est très précieuse pour l'homme, qui lui aussi, peut avoir besoin de réponses immédiates à certaines questions, mais ne pouvait jusqu'à présent les poser à la machines en dehors du rythme de son programme. Cependant, la multiprogrammation à elle seule ne peut prendre toute sa valeur sans la mémoire de masse.

Il s'agit de mémoires très importantes, plusieurs centaines de millions ou milliards aléatoires (2) . Les informations sont enregistrées soit sur un tambour, soit sur des feuillets magnétiques pouvant passer à la demande devant des têtes de lecture. Le temps d'accès à n'importe quelle position est d'un tiers de seconde environ.

Alors qu'une consultation en temps réel sur des mémoires séquentielles ne pouvait présenter d'intérêt, le temps de recherche étant prohibitif (3), la consultation d'une mémoire de masse apporte la possibilité de travailler avec la machine et en même temps qu'elle, sans pour autant gêner appréciablement les travaux en cours.

Cette possibilité, jointe aux avantages du téléprocessing, est d'ores et déjà utilisée par le Groupe Drouot (*). Nul doute qu'elle prendra une large extension, à condition que les organes d'accès soient perfectionnés, et deviennent des anaux de communication larges et pratiques. On annonce des postes de consultation, voire des pupitres de travail pour ingénieurs et dessinateurs industriels permettant un travail de concert avec la machine.

PROSPECTIVE DES ORGANES D'ACCES

L'importance des moyens d'accès nous conduit à nous étendre quelque peu sur leur état actuel et ce qu'on peut en espérer dans l'avenir.

Pour entrer en rapport avec le monde ou nos semblables, nous disposons de cinq sens, et d'un certain nombre de " sixième sens ". Ces derniers son mal connus, et le goût comme l'odorat ont une importance moins grande que les trois autres, auxquels nous limiterons notre étude.

L'ouïe

L'ouïe est actuellement très peu utilise, et uniquement comme sortie. La machine déclenchera une sonnerie, par exemple. Plus subtilement, sur certains calculateurs, un haut parleur peut être connecté à certaines positions de mémoire, et les sons divers produits permettent à l'opérateur d'apprécier dans une certaine mesure le fonctionnement de la machine, en particulier des anomalies. On détectera ainsi les boucles sans fin, quand la machine, par suite d'une erreur de programmation, recommence constamment la même suite d'opérations. I.B.M. a lancé récemment son répondeur vocal, permettant la transcription orale, évenuellement par téléphone, de textes élaborés par la machine en fonction de son programme. Cet organe pourrait être très largement utilisé, mais à la condition que l'opérateur puisse lui aussi parler à la machine.

On sait réaliser des capteurs susceptibles de traduire en langage des fréquences, voire des onomatopées mais (à ma connaissance), on est loin de pouvoir traduire l'ensemble du langage articulé, parce que précisément il l'est assez mal, et de manière différente par chacun d'entre nous. A fortiori, il n'est pas question de faire passer tout ce que le ton de la voix, les différences d'inflexions nous permettent de faire comprendre, comme le degré d'urgence d'une tâche, l'importante relative de ses diverses parties.

Ainsi, le problème est pratiquement résolu dans le sens machine-opérateur, mais encore dans les limbes dans le sens contraire. Les difficultés ne sont probablement pas insolubles, mais la complexité de notre langage exigerait pour rendre l'oreille de la machine efficace, une puissance de traitement et de mémoire affectée spécialement à cette tâche actuellement beaucoup trop chère.

La vue

Pour la vue aussi, c'set comme sortie que les canaux sont les mieux développés. Outre les divers cadrans et voyants lumineux qui peuvent nous renseigner sur son état à un moment donné, la machine dispose de la machine à écrire du pupitre et de l'imprimante.

Cependant, les contraintes imposées par la vitesse restent très lourdes. La disposition extrêmement standardisée des états mécanographiques tient à la nécessité de ne pas retarder outre mesure le reste du programme. Malgré cela, les vitesses pratiques d'impression restent bien lentes par rapport aux performances du bloc de calcul, et obligent à une programmation complexe permettant une certaine dissociation entre la procédure générale et les travaux de sortie. Peut-être fau-il accuser aussi parfois une certaine désinvolture des programmeurs à l'égard des non-initiés qui utilisent leur travail ?

Dans la pratique, l'imprimante ne travaille guère mieux que la tabulatrice classique, imprimant le plus souvent une ligne par carte ou bloc d'information, exclusivent en majuscules, les seules facilités accordées étant le split du zéro et le saut de papier. De fait, la réalisation d'états plus agréables à manipuler, plus légers, d'une mise en page plus agréable, poserait des problèmes difficiles et surtout coûteux.

Notons en passant que les documents fournis sont rédigés très généralement en langage machine, c'est à dire sous forme codée enchiffres, alors que l'alphanumérique est pour nous beaucoup plus lisible. Il est bien plus agréable de lire " Agence de Lyon " que " Agence 2389 ". Mais, comme nous l'avons dit, le langage codé est bien plus concis et plus facile à traiter que nos mots habituels (4).

Certains espoirs apparaissent, du moins dans le domaine de la présentation, et paradoxalement, en raison de la vitesse souhaitée pour les imprimantes. La lenteur de nos appareils mécaniques actuels a fait rechercher et obtenir expérimentalemnet des procédés d'impression de type photographique, combinant les méthodes de la télévision et les procédés modernes de reprographie. On obtiendrait ainsi une rapidité bien supérieure par la suppression des organes en mouvement à l'exception de l'alimentation en papier.

Or, il se trouve que les recherches développées par les imprimeurs pour automatiser leurs travaux et, en particulier, la mise en pages les ont orientés, eux aussi, vers des procédés de ce genre. Il est donc permis de penser que l'on pourra demain utiliser ans perte de temps trop considérable et à des prix abordables les procédés de mise en pages très souples et très parfaits mis au point sur les machines à composer comme la Lumitype.

Les imprimés obtenus à la sortie de la machine seraient ainsi d'une qualité de présentation bien supérieur aux lourds paquets de " paravents " que nous recevons actuellement de nos services mécanographiques ou électroniques.

Encore une fois, ne nous réjouissons pas trop vite, de tels appareils sont coûteux et ne seront pas accessibles à nos entreprisse avant quelques années.

Dans le sens opérateur-machine, les progrès sont rapides mais encore peu mis en application. On réalise déjà des lecteurs optiques pouvant lire les textes dactylographiés (**). L'écriture ordinaire est évidemment difficile à déchiffrer par une machine, puisque nous-mêmes avons souvent bien des difficultés à lire les autres, voire à nous relire nous-mêmes. Fait peut-être plus important, la machine commence à pouvoir lire et traiter des informations non verbales. C'est le cas, bien entendu, des divers dispositifs basés sur l'utilisation de la cellule photo-électrique ou du radar, couramment utilisée pour les calculs en temps réel, comme ces appareils qui repèrent nos excès de vitesse sur les autoroutes. On va plus loin. La machines est utlisée pour le déchiffrement rapide des cardio et électro-encéphalogrammes. Enfin, tout dernièrement, on a mis au point le " crayon électronique ", permettant de communiquer à la machine des plans et des dessins en les dessinant avec un dispositif adéquat sur un pupitre approprié.

Quand on sait la richesse des informations que nous pouvons transmettre par schémas, un tel fait est extrêmement important. La couleur elle-même, qui n'est pas sans utilité, ne posera certainement pas de problèmes insolubles.

Notons en passant que l'on a envisagé de construire des machines travaillant sur des figures et non sur des informations découpées en caractères alphabétiques ou binaires. Il est encore difficile de mesurer l'intérêt de ces procédés, mais peut-être peut-on en attendre beaucoup, tant pour la capacité des mémoires et leur efficacité que pour la puissance des opérations effectuées, grâce à une associativité précieuse permettant sur un ensemble de données de repérer des axes, masses, centres de gravité, convergences, etc.

Le toucher

Le toucher ne joue à l'heure actuelle qu'un rôle presque négligeable, les quelques boutons de commande et touches du pupitre de commande ne peuvent transmettre qu'une quantité d'information très limitée. A ma connaissance, il n'est jamais utilisé comme moyen de sortie, sinon, bien sûr, par analogie, par les effecteurs des calculateurs industriels, c'est à dire par les dispositifs qu'ils utilisent pour opérer effectivement les contrôles, régulations et guidages dont ils sont chargés. Les calculateurs analogiques, utilisés exclusivement à des buts scientifiques, laissent un peu plus de souplesse grâce à des boutons d'affichage jouant le même rôle que le bouton de recherche de fréquence sur un poste de radio. Cette possibilité est néammoins très limitée.

Pourtant, le toucher est pour nous un sens très précieux. En effet, notre seul moyen d'action sur l'univers matériel est notre corps et très particulièrement nos mains. Leur prodigieuse efficacité vient surtout du fait qu'elles constituent un canal conduisant les informations dans les deux sens simultanément. Nous informons l'objet travaillé ou l'outil employé par la pression de nos doigts, et par la même ressentons les réactions de l'objet, ce qui nous permet d'adapter constamment notre effort en fonction de son résultat. Un bon outil est d'ailleurs conçu de manière à permettre ce double rôle. L'homme de barre, le pilote d'avion, " sentent " leur navire ou leur appareil par les réactions du gouvernail ou du manche. L'ébéniste sent le fil de sa pièce de bois. Plus couramment, chacun d'entre nous connaît cette identification qui s'établibit entre le chauffeur et son véhicule, par l'intermédiaire, pourtant assez simple, assez pauvre en termes de quantité d'information, que sont l'accélérateur et le volant.

Il est évidemment difficile de voir comment cette riche possibilité pourrait servir de contact avec nos machines à traiter l'information, mais était-il aisé de prévoir il y a vingt ans les performances des matériels actuels?

Conséquences

Ce qui est certain, c'est que la puissance accrue de la machine nous permettra demain de travailler avec elle, alors qu'elle n'est aujourd'hui qu'un auxiliaire précieux mais lointain, peu accessible et fort exigeant.

Bien entendu, le développement de ces canaux de communication exigera une croissance considérable de la puissance et de la complexité de l'ordinateur. Une cellule photo-électrique, ou la juxtaposition d'autant de cellules photo-électriques que les cellules de notre rétine ne suffit pas à faire un oeil. Notre système nerveux et une partie de notre cervean doivent intervenir pour faire de cette multitude d'informations élémentaires ce qu'est réellement notre vue, c'est à dire la perception d'objets et de formes. Ces processus n'ont rien de fondamentalement mystérieux, même s'ils sont actuellement mal connus. Ils sont déjà de fait effectués par la machine quand elle lit un texte dactylographié.

Ils sont seulement complexes et donc chers.

La programmation

D'autre part, l'utilisation rationnelle et efficace de canaux de communication puissants n'aura pas grand intérêt si elle se limite à la transmission de données. Il faut que la programmation elle-même puisse être effectuée par les mêmes voies. Autrement, le dialogue ne pourrait dépasser la transmission de la valeur de certains paramètres dont la nature et les conditions de traitement aurait été préalablement prévue. C'est je pense, le cas des postes de consultation de téléprocessing ou des pupitres de dessin actuellement disponibles. (***)

Il peut paraître impensable d'intervenir par ces canaux nouveaux, et en temps réel, dans une programmation si délicate, exigeant l'utilisation d'une grammaire et d'une logique rigoureuses et parfois passablement étrangères à nos habitudes mentales. Pourra-t-on jamais des ordres complexes à une machine par oral?

Essayons pourtant d'envisager la question.

Programmer, c'est dire à la machine ce qu'elle doit faire. Mais elle ne comprend qu'un langage tout à fait particulier, et chaque fois qu'on doit lui demander un travail, il faut tout lui expliquer à nouuveau, sauf la manière d'exécuter un certain nombre d'opérations élémentaires; les opérations arithmétiques classiques et un certain nombre d'opérations logiques. La tâche à exécuter doit donc tout d'abord être décomposée jusque dans le dernier détail, en une suite d'instructions comprenant une indication d'opérations et un certain nombre d'opérandes. Au stade le plus élémentaire, l'opération est désignée par un code propre à la machine, et les opérandes par leur adresse en mémoire. Depuis plusieurs années, les langages symboliques permettent de remplacer les codes d'opérations par les signes mathématiques correspondants ou leur nom en langage ordinaire. De plus, les opérandes, sous réserve de les prévoir en début de programme, peuvent être appelés par un nom prévu en début de programme (identificateurs).

A l'opposé, quand nous donnons des ordres à des êtres humains, ceux-ci savent, par leur formation, effectuer des opérations nombreuses propres à leur fonction, et leur expérience dans leur travail leur a fait connaître un grand nombre d'opérandes que l'on peut désigner très brièvement. Un comptable pourra à la demande " faire la statistique de l'affaire Dupont ",pour peu qu'on soit convenu généralement de ce qu'on entend dans le service par statistique et qu'il ait, soit en tête, soit dans un fichier accessible, les données concernant ce client.

Il n'est évidemment pas pensable de réaliser une machine pouvant exécuter " n'importe quel ordre ", de même qu'un seul homme ne peut pas tout savoir. Mais, dans le cadre d'une entreprise, le nombre des tâches courantes n'est pas infini. Pour peu que l'on dispose d'une machine de capacité suffisante (ce qui n'est sans doute pas le cas à l'heure présente), il ne devrait pas être impossiible de programmer d'avance un très grand nombre de travaux, identifiables par des noms du langage ordinaire. C'est à peu près le rôle que remplissent beaucoup de notes de service administratives. Quant aux opérandes, outre les éléments de base constitués par les blocs normaux des archives de la société (police, sinistre pour les assureurs, par exemple), on pourrait définir des opérandes plus généraux, soit qu'ils recouvrent des ensembles plus vastes (production afférente à telle période), soit qu'ils définisseent telle ou telle partie commune à un ensemble de blocs (prime, commission, taxe).

La concision, si essentielle à nos rapports humains, qui permet de se faire comprendre "à demi-mot", par un collaborateur, pourrit être augmentée si chaque service, ou chaque responsable, que la machine identifierait par le poste de consultation qui l'appelle ou par un indicatif fourni par le consultant, dispose d'un vocabulaire bref et correspondant à ses besoins.

Une telle structure étant réalisée, et cela n'est présentement irréalisable que pour des questions de rentablité, le dialogue dans les deux sens pourrait s'établir avec la machine, et d'autant plus facilement que cette dernière serait plus puissante.

Je dis bien dialogue, car, faute de tomber dans des aberrations ou des pertes de temps déraisonnables, il faut que la machine, avant de se lancer à corps perdu dans son travail, puisse faire une évaluation sommaire du temps requis, et éventuellement demander confirmation ou précisions. D'autre part, la machine rendra compte périodiquement de son travail.

Il y aura, par là-même, création d'un type d'activité nouveau, ou plutôt, puisqu'à ce moment le travail avec la machine ne nécessitera pas la connaissance d'un langage particulier sinon celui de la spécialité professionnelle en cause, une nouvelle manière de travailler, dans des conditions d'efficacité et de productivité sans comparaison avec nos normes actuelles.

Tout cela est ans doute assez loin des possibilités immédiates, mais n'a rien de fantastique. Il suffit de connaître les dispositifs dès à présent opérationnels de la défense aérienne pour s'en rendre compte (5).

CONCLUSION

Tant par sa technologie que par ses modes d'utilisation, les possibilités qu'offre la machine restent pour le moment assez réduites et limitées à un certain nombre de travaux, caractérisés entre autres par leur répétitivité. La croissance pourrait cependant être plus rapide qu'on ne le pense, en raison de l'action convergente de divers facteurs. Tout d'abord, les progrès techniques ont pour conséquence une baisse progressive du prix de revient. De ce seul fait, l'électronique sera de plus en plus rentable, et atteindra des genres d'activité quil lui sont présentement fermés. L'élargissemnet des marchés permettra de fabriquer les machines en séries importantes, ce qui diminuera encore leur coût. Enfin, les qualités de souplesse qu'elles acquièrent progressivement étendront encore leur champ d'application. En bref, leur développement aurait tendance à prendre une allure exponentielle, si d'autres facteurs, et en particulier (heureusement), les facteurs humains ne venait le freiner.

Il est sans doute encore difficile sinon prématuré d'essayer de prévoir l'aspect d'un univers les utilisant très largement. Limitons nous à deux remarques.

Au niveau de l'individu, le travail de concert avec une machine très puissante posera certainement des problèmes psychlologiques sérieux. On sait l'impression déprimante causée par sa rapidité aux visiteurs d'une exposition invités à jouer avec un calculateur au jeu assez simple de Nim. Si la machine, au sens de la première évolution industrielle, a imposé le rythme inhumain de la chaîne, quelles serons les exigences de la machine électronique ? Les problèmes pourraient être encore plus graves, car la chaîne ne faisait que supprimer l'activité intellectuelle au profit de la rapidité dans l'exécution de gestes mécaniques relativement simples. Or, c'est à nos facultés logiques que l'effort sera maintenant demandé. Je ne sais si l'on a déjà des études sérieuses sur la question. La science fiction nous en fournit en tous cas un exemple intéressant, et plutôt pessimiste dans Le nuage noir de Fred Hoyle.

A un niveau plus large, c'est l'univers des relations interpersonnelles qui trouve dans la machine et un espoir de solution et des craintes nouvelles.

Espoir, car nos relations sont rendues de plus en plus difficiles en raison de l'explosion de l'information et de sa spécialisation de plus en plus poussée. Rencontrer les autres exige une liberté d'esprit et de temps qui nous est souvent refusée actuellement. Nous sommes préoccupés par l'urgence et l'accumulation de nos propres soucis, et n'avons ni le temps ni la tête à écouter les autres, d'autant qu'ils parlent le plus souvent un langage étranger à nos propre ornières mentales.

La machine apporte deux voies de solution à ce que l'on peut appeler un drame. Tout d'abord, on peut espérer qu'elle réduira notre rythme de travail, tout au moins de travail matériel, nous laissant ainsi plus de temps pour la concertation et le dialogue. Ensuite, elle nous permettra de nous mettre très rapidement au courant des éléments mis en jeu dans la rencontre, rendant ainsi le dialogue plus efficace par une meilleure préparation et une meilleure information des participants.

Craintes nouvelles, cependant, car la machine pourrait n'être qu'un intermédiaire de plus entravant la vérité des relations inter-personnelles ou plus simplement un interlocuteur nouveau, différent de l'homme bien sûr mais aussi de la nature au sens traditionnel. Interlocuteur intéressant, bien informé,utile et serviable, mais à l'inhumanité de plus en plus dangereuse au fur et àmesure qu'elle sera voilée par sa puissance.

Pour prendre un exemple, un fichier statistique est tout à fait inhumain. Pourtant il finit parfois pour sse responsbles par devenir un but plutôt qu'unmoyen. A un niveau plus intéressant, l'anthropomorphisme devient plus tentant, qu'il s'agisse d'une machine perfectionnée ou d'un animal. Au niveau de l 'électronique, il est pratiquement impossible d'en parler sans anthropomorphisme, et on se rapproche tous les jours du test de Turing, posant que la machine aura rattrappé l'homme quand (apparence mise à part), il sera très difficile sinon impossible de la distinguer d'un homme à l'examen de ses réponses.

Dans la pratique, la machine se présente de plus en plus, à certains, comme un concurrent plus puissant qu'eux, non pas en droit, certese, mais en fait, car elle puet faire leur travail mieux et plus vite qu'eux. Et leur nombre a tendance à croître, car il est probable que d'ici à quelques temps, il sera plus facile d' " apprendre " un tâche donnée à une machine suffisamment universelle plutôt qu'à un homme, dont les circuits d'accès sont loin d'être puissants et commodes! D'autant que machine et méthode de travail incorporée (hardware et software) pourront être reproduits très aisément, alors qu'il faut recommencer avec chaque homme. Ce qu'on a dit de certaines régions sous-développées: " il serait plus économique de laisser l'homme de côté et de tout faire avec des tracteurs ", sera probablement la réalité de demain dans les pays qui sont à la pointe du progrès.

Il ne s'agit là bien sûr que d'une hypothèse, mais elle pèse confusément sur la psychologie de nombre d'entre nous. On peut espérer que nous trouverons à ce problèime et aux autres des solutions humaines et efficaces, de même que le problème crucial du contact aisé avec la machine est sur le point d'être sinon résolu du moins très nettement amélioré par les dernières innovations techniques.

Pierre BERGER

(1) Cependant, si le programme est conçu adéquatemnet, l'accès au ruban peut être rapide.

(2) Bullrac, Système 360, etc.

(3) La carte perforée avait d'ailleurs l'avantage sur le ruban de pouvoir être consultée manuellement dans son fichier.

(4) L'idéal ici serait de dissocier le langage interne de la machine du langage de communication, mais cela exigerait de lourds programmes d'entrée et de sortie actuellement non rentables. Cette dissociation existe déjà pour la programmation.

(5) Voir Science et Avenir, février 1966, l'article " Strida II ", l'électronique gardienne du ciel, ou sous un mode d'expression différent, le livre " Fail Safe ".

(*) Note 1997. Le groupe Drouot a été une des composantes du groupe actuel Axa Assurances.

(**) Mais, en juillet 1997, et bien que disposant d'un scanner, il me semble encore plus rapide et simple de recopier ce texte au clavier que de passer par la reconnaissance optique. Je n'ai d'ailleurs pas le logiciel ad hoc, bien qu'il ne coûte plus bien cher aujourd'hui et donne des performances honnêtes dans certains cas.

(***) Vu de 1997, cette prévision peut laisser entendre que tout le monde programme. Ce n'est évidemment pas le cas pour la programmation au sens propre où nous l'entendons aujourd'hui. Mais, par rapport au mode transactionnel au sens étroit que l'on évoque ici, un grand nombre d'applications courantes comportent des tâches qui auraient été relevé, en 1966, de la compétence des programmeurs: dispositions de texte, requêtes SQL, utilisation du tableur en général (et a fortiori quand l'utilisateur conçoit des macro-instructions).

En revanche, je confonds dans ce texte la programmation sur un terminal, et toute la bureautique d'aujourd'hui, avec le développement d'interfaces qui relèvent aujourd'hui encore de l'IA (intelligence artificielle). Je n'imagine pas du tout, dans de ce texte, la multiplication des claviers.