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Pour un véritable aménagement linguistique

Note à l'attention de quelques amis. 11/1/2006 - 7/2007 - 24/9/2014
Ce texte a été écrit avant d'avoir pris connaissance des sites donnés en référence, notamment canadiens.

Pierre Berger

1. Le double langage des acteurs linguistiques
2. Les bases d'un génie linguistique
3. Les objectifs
4. Les moyens.
Références

La France a le mérite, assez rare, bien que partagé par quelques autres communautés linguistiques (hispanisante, en particulier), d'accorder une grande valeur à sa langue et à sa promotion de celle-ci.

Sans être certain d'apporter des vues originales, je pense qu'il faudrait dépasser (ce qui me semble être) des contradictions du discours francophoniste (néologisme approuvé ?), pour aller vers une stratégie mondiale des langues, où le français et la France aient  toute leur place, mais où tous les êtres humains pourraient se trouver et se retrouver. Et, pour cela, jeter les bases d'un "génie linguistique", ou d'aménagement linguistique, comme on parle d'aménagement du territoire.

1. Le double langage des acteurs linguistiques

La défense de la langue française est souvent présentée comme un devoir qui s'impose comme une évidence, sans que l'on prenne la peine de justifier cette position d'une manière capable de convaincre, sinon les convaincus. Or cette évidence recouvre en fait un certain nombre de contradictions.

1.1. Universalisme/hégémonie française (ou au moins "influence")

- La France est au service de l'humanité...
- et par conséquent elle doit être la première.

Cette contradiction a été joliment exprimée par un allemand, grand ami de la France, Friedrich Sieburg, dans son livre "Dieu est-il français" (Grasset, 1930).

Donc, le meilleur service que nous pouvons rendre à l'humanité serait de promouvoir le français.

(Et tant pis si l'on enferme nos anciennes colonies dans une langue minoritaire, au lieu de leur ouvrir directement la langue internationale du commerce et des sciences. Et tant pis si l'on complique sensiblement le travail de nos chercheurs et de nos commerciaux exportateurs. A vrai dire, les chercheurs les plus renommés et les groupes français d'envergure internationale ne s'encombrent plus de ces entraves, publient leurs meilleurs textes et tiennent leurs conseils d'administration en anglais.)

Cette contradiction n'est pas purement française. Ce qui est bon pour Microsoft est bon pour les Etats-Unis, et ce qui est bon pour les Etats-Unis est bon pour toute l'humanité. C'est une évidence... Dieu et mon droit. Gott mit uns... Elle est peut-être plus flagrante en France, parce que nous avons une forte passion pour l'universel (comparer les déclarations des droits américaine et française). D'autres sont plus cyniques. Et sur ce point en particulier, les Chinois seront intéressants à suivre, avec des attitudes très différentes de celles des Japonais).

Sur la France, concluons avec Sieburg : "... jamais nous n'avons entendu ses voix (celles de la France) s'harmoniser en un chœur qui confesse, délivré et délivrant "personne ne doit dominer, personne ne doit être soumis, il s'agit d'agir d'accord et de collaborer l'un avec l'autre).

1.2. Deuxième contradiction : nature/artefact

La langue française est tantôt :
- sacralisée comme un phénomène naturel, issu en profondeur d'une culture, pourquoi pas d'une génétique ; il faut essentiellement la respecter et la protéger ; on ne peut pas la changer, ni même simplement réformer son orthographe ; de tels efforts sont voués à l'échec ou simplement ridicules ;
- valorisée comme un construit que l'on peut (et que l'on doit) adapter, réformer, faire progresser dans une certaine mesure (néologie).

De fait, le français a connu deux grandes époques fortement interventionnistes :

- Le début du classicisme, depuis Du Bellay ("Défense et illustration") jusqu'à la création de l'Académie en 1636 et à la déclaration de 1672 qui lui assigne un objectif explicite de lutte des classes (cf. Hervé Bazin).

- La répression des langues locales et des patois, depuis Jules Ferry jusqu'aux années 1930 (j'ai eu au moins un professeur, de mathématiques, qui se rappelait encore les coups de règle qu'il prenait sur les doigts quand il employait un mot de patois (aveyronnais, je crois)). Cette promotion/répression s'est, implicitement ou explicitement étendue à nos colonies, non sans aspects positifs, d'ailleurs.

A quoi on peut ajouter les efforts encouragés par la "loi Toubon".

2. Les bases d'un génie linguistique

Nous voudrions dépasser ces contradictions et ces aprioris pour dégager des principes susceptibles d'un minimum de consensus international. On peut proposer un premier noyau constitué comme suit.

2.1. Les langues ont des racines naturelles

Les langues sont pour une part un héritage de la nature (génétique, neurosciences), de la géographie (les Lapons ont beaucoup de mots pour la neige) et de l'histoire (compétitions darwiniennes et stabilisations progressives de certaines formes et de certains usages). Elles doivent être respectées à ce titre, de même que les équilibres climatiques et la biodiversité.

2.2. Comme toute vie cultivée, les langues sont profondément influencées par des actions volontaristes.

Les langues sont, pour une part, des artefacts. Des actions bien choisies, menées avec des moyens proportionnés (économiques, politiques, culturels...) ont souvent été couronnées de succès.

En fait, une grande part de la géographie linguistique d'aujourd'hui résulte d'interventions volontaristes, que les intentions soient commerciales, politiques ou religieuses. Le grec moderne, le tchèque, l'hébreu israélien sont largement des artefacts, dont on peut dater le largement et chiffrer les budgets. Symétriquement, nombre de langues ont été volontairement éradiquées.

De telles actions sont d'ailleurs activement menées par certains acteurs. IBM, par exemple, a toujours consacré d'importants moyens à un développement terminologique utile à ses ambitions (qui elles aussi, ont eu bien des aspects positifs).

Il faut prévoir que ces interventions volontaristes iront, dans l'avenir, de plus en plus en profondeur, de même que le jardinage a succédé à la cueillette, l'agriculture au jardinage et la génétique à la simple conservation des semences.

2.3. L'externalisation des processus linguistiques

Aux origines de l'humanité, la langue était essentiellement portée par le corps des hommes, non seulement leur cerveau, mais aussi leur système auditif et surtout oral, sans oublier par la suite l'importance de la main pour permettre l'écriture (lire Leroi-Gourhan entre autres auteurs).

L'apparition du livre a constituer un changement radical, avec les grammaires et les dictionnaires, considérés d'abord comme de simples auxiliaires de la compétence linguistique, puis comme des références objectives de plus en plus indépendantes des autorités humaines. Les religions monothéistes ont ici contribué à cette objectivation, en sacralisant le livre. La Réforme protestante a encore renforcé cette objectivation, en refusant à la papauté le pouvoir exclusif qu'elle réclame en matière d'interprétation des textes sacrés. Le relais est aujourd'hui pris par les normalisateurs, tout particulièrement l'ISO, aussi bien avec la "qualité"( ISO 9000) que la terminologie (TC 37).

Puis l'explosion des médias et des ordinateurs fait qu'aujourd'hui la langue est pour une part importante, et sans cesse croissante, portée par des dispositifs extérieurs à nos corps, qui n'interviennent plus que dans des phases toujours plus périphériques du système technicien.

Le correcteur orthographique de Word (et ici il est essentiel de citer la marque ; le fait que ce soit un produit commercial est important) est probablement aujourd'hui la plus influence autorité linguistique mondiale. Les chercheurs du laboratoire Sony CSL (à Paris) ont montré que les robots étaient capables d'élaborer eux-mêmes un vocabulaire adapté à leurs activités collaboratives. En juin 2006 se tient à Paris un colloque consacré à la communication "machine to machine".

2.4. L'intervention linguistique a un coût, et donc des limites

Toute action linguistique a un coût : budget de communication, temps de formation, contraintes imposées aux acteurs et notamment aux entreprises, aux institutions, aux individus. Elle a aussi des résultats économiques. Dans certains cas, les coûts peuvent être mesurés : enseignement des langues, budgets de traduction des organismes internationaux, budgets de grandes marques pour imposer leur vocabulaire. Cela est plus difficile pour les résultats.

En particulier, il est impossible de tout traduire dans toutes les langues. D'autant que, plus l'on va dans le détail, plus les langues se multiplient en un nombre très élevé de parlers locaux (chaque vallée sicilienne, et presque chaque village breton, sans parler des milieux sociaux, revendique des spécificités linguistiques).

3. Les objectifs

3.1. Mondialisme et identitarisme

L'aménagement linguistique doit arbitrer entre (ou combiner autant que faire se peut) deux visées :
- permettre à l'humanité entière de communiquer et de coopérer économiquement et culturellement, voire spirituellement ;
- permettre à chaque être humain de construire son identité dans sa vie personnelle et dans celle de groupes particuliers auxquels il appartient par sa naissance, ses orientations professionnelles ou simplement son plaisir.

3.2. Modèle "romain" ou modèle "ottoman"

Si l'on néglige les modèles mono-linguistiques attachés aux volontés hégémoniques de telle ou telle puissance, deux grands modules se proposent aujourd'hui au consensus international.

Un premier modèle semblait s'imposer irrésistiblement jusqu'à ces toutes dernières années. Analogue à celui de l'empire romain, ou du Moyen-âge européen (dans une certain mesure aussi, de la Chine), il couronne le multilinguisme par une langue commune. Cette langue internationale est aujourd'hui une version, encore rustique, de l'américain, souvent qualifiée avec un certain mépris de "globbish". Pour des raisons historiques, cette langue est souvent appelée "anglais", bien que le "britisher english" tende à n'être plous qu'un dialecte, employé et compris seulement par les sujets de sa Gracieuse majesté, et plus précisément par les habitants de cette province du Royaume-Uni qu'on appelle Angleterre.

Depuis le début du XXIe siècle, en partie du fait de l'incapacité des Etats-Unis à adopter une doctrine d'action internationale moralement acceptable (voir l'interview de Loïc Depecker dans Stic-Hebdo), un autre modèle tend à s'imposer. Il rappellerait plutôt celui de l'empire ottoman. Il est le modèle théorique (je crois) de l'Union européenne : Toutes les langues sont en principe sur un pied d'égalité, même si, en pratique, on accepte la dominance de certaines pour certaines activités (militaires, administratives, religieuses...).

Ces deux modèles ne sont pas totalement contradictoires. Des effets quantitatifs peuvent modeler des géométries et des géographies penchant plus vers l'un ou vers l'autre.

3.3. Du darwinisme à la démocratie

L'arbitrage entre ces modèles, ou l'émergence d'autres modèles, sera largement déterminé par deux principaux types de facteurs :

- qualités intrinsèques des langues (facilité d'utilisation, richesse expressive, rationalité de la grammaire orale et écrite, satisfaction esthétique des utilisateurs),

- rapports de force et choix politiques des grands acteurs (que feront la Chine et l'Inde, en particulier ?).

Si l'on place la démocratie au sommet des valeurs humaines, l'humanité doit se donner les moyens d'orienter consciemment ces évolutions dans le cadre des principes ci-dessus (en particulier sur les limites du volontarisme).

Tout individu et tout groupe social (famille, région, Etat, fédération continentale, humanité entière), avant d'engager des actions de conservation ou de perfectionnement linguistique,   devrait y réfléchir, et en débattre démocratiquement s'il y a lieu.

4. Les moyens

4.1. Les moyens agissant directement sur l'homme

Législation, normalisation, action commerciale, éducation de base, formations initiales et permanentes, concours...


Les travaux théoriques (linguistique fondamentale, analyses statistiques, histoire et géographie des langues).

4.2. Les médias, ou plus généralement les moyens "externes"

- Livre, presse écrite et audiovisuelle, portails, jeux (notamment jeux persistants massivement multi-joueurs)
- Grammaires, dictionnaires nationaux et de traduction
- Logiciels d'apprentissage et de perfectionnement. Logiciels de traduction.

4.3. Un centre mondial au service du génie et de l'aménagement linguistique

La France s'honorerait en prenant l'initiative d'une action plus large, volontariste et consensuelle, au niveau mondial. Cette action pourrait se concrétiser par la création d'un office international d'aménagement linguistique (WWLF : WorldWide Linguistic Fund) et/ou d'un Institut international de génie linguistique (LEII, Linguistic Engineering International Institute).

Ses premières tâches pourraient être :
- un recensement de la panoplie des moyens qui sont à la disposition des aménageurs linguistiques pour viser tel ou tel objectif politique ou culturel ;
- une évaluation critique de ces moyens, de leurs coûts, de leur efficacité et de leurs limites, en s'appuyant sur une étude historique des grandes actions linguistiques connues.

Ces travaux pourraient conduire à la constitution d'un véritable "génie linguistique", discipline à la disposition des aménageurs et plus généralement des politiques et tous les acteurs concernés.

Ils pourraient se prolonger dans des travaux de recherche prospective, visant simultanément :
- à anticiper les effets linguistiques des évolutions techniques en cours et de leur diffusion (Internet, aujourd'hui dépassé par des dispositifs portables multimédia, mais aussi progrès substantiels des logiciels de traduction, demain peut-être de nouveaux langages issus de la modification du corps humain, les LGM découlant des OGM).
- à développer de nouvelles technologies au service de l'action linguistique, les nouveaux outils étant d'emblée assortis de principes de précaution et de recommandations méthodologiques).

Références

(premiers éléments sur un immense thème)

LECLERC Jacques. L'aménagement linguistique dans le monde. Site de l'université Laval

BAZIN Hervé. Plumons l'oiseau. Grasset 1966
DEPECKER Loïc. Typologie des langues. in Encyclopedia Universalis.
DEPECKER Loïc. Président de la Société française de terminologie. Interviewé par Stic-Hebdo no 65. Accessible en ligne.
DEPECKER Loïc. L'invention de la langue. Le choix des mots nouveaux. Armand Colin 2001.
ENCYCLOPEDIA UNIVERSALIS . Aménagement linguistique
GOOGLE. Traduction automatique sur le site.
LACORNE Denis et JUDT Tony : La politique de Babel. Du monolinguisme d'Etat au plurilinguisme des peuples. Karthala 2002
MICROSOFT. Logiciel Word et documents associés.
ONTARIO. Politique de l'aménagement linguistique de l'Ontario.
POMME. Aménagement linguistique.
REVERSO. Dictionnaires et traduction en ligne.
WIKIPEDIA. Politique linguistique.