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L'informatique libère l'humain

3. Vivre la relativité digitale.


L'entreprise

Ces réflexions s'appuient sur mon travail de journaliste relatifs à l'informatique des entreprises. (années 1960 à 2000).

L'entreprise est un groupe caractérisé par son activité marchande collective. La séparation volontaire des fonctions économiques par rapport aux fonctions politiques ou familiales s'est clarifiée et formalisée surtout au XIXe siècle. Les économistes classiques font à l’entrepreneur (et au consommateur lui-même) non seulement une facilité mais aussi un devoir de pratiquer "l'égoïsme sacré" dans l'intérêt même de tous.

L'existence des marchés suppose des pouvoirs publics suffisam-ment forts pour protéger la sécurité des marchands contre les malfaiteurs de tous ordres, mais aussi contre eux-mêmes, car leur tendance naturelle pousse les plus puissants à s'en assurer le monopole, donc à en détruire la nature même.

Un problème clé, qui se pose depuis la fin du XIXe siècle, mais n'a toujours pas reçu de solution vraiment satisfaisante, est de savoir à quel moment et selon quels processus cet égoïsme sacré doit céder le pas à un autre type de mentalité, soucieux de l'intérêt général. Une partie du progrès viendra du "tiers secteur" et des nouvelles formes de développement et de distribution des biens et services inspirées par Internet et Linux. L'entreprise tend à la digitalisation  :

- par la formalisation de ses statuts, des  contrats de travail, d'achat et de vente ;

- par la spécification de plus en plus formelle de ses produits et de son offre, ses relations avec son personnel ;

- par  la dématérialisation de ce qu'elle produit et vend, et a fortiori de sa valeur ajoutée, que l’on peut évaluer en bits par F de chiffre d'affaires, par kilogramme de ventes, etc. ;

- par la réduction de la surface de ses locaux (entreprise virtuelle), personnels SBF (sans bureau fixe) ;

- par l’allégement de ses engagements juridiques : réduction des contrats de travail à durée indéterminée, du nombre d'heures de travail.

Elle tend aussi vers une complexité toujours plus grande, pour produire moins cher et mieux servir ses clients. Mais cette complexité est constamment masquée, comme les multiples réseaux de l'urbanisme, l'eau, le gaz, l'électricité, le câble, le téléphone, les voies ferrées et même automobiles s'enterrent et disparaissent sous les trottoirs, rendant aux rues la fausse simplicité de leur aspect d'antan. De même, l'entreprise d'aujourd'hui semble surtout un rassemblement d'hommes et de papiers, alors que la plupart de ses véritables processus productifs, matériels ou immatériels, sont cachés dans des bunkers où l'homme vient si rarement qu'on n'y laisse même plus de lumières allumées en permanence.

Reste à savoir combien de temps le concept actuel d'entreprise résistera à la montée de nouveaux processus de diffusion du bien fondamental, l'information avec ses données et ses programmes. L'immensité d'Internet et la montée des logiciels gratuits ne va-t-elle pas, malgré la "pensée unique", rendre leur place aux politiques ?

La sphère politique

"La démocratie n'est pas un système parfait, ni même perfectible; c'est un processus d'effort continuel, qui repose sur la conviction que l'homme est digne et capable de jouir des droits fondamentaux à la liberté et à la sécurité, et de les préserver.

Ce n'est pas une idéologie inventée par et pour les nations occidentales; c'est un mouvement de l'esprit humain qui ne connaît ni frontières nationales ni barrières culturelles.

Ce n'est pas une alternative bonne à jeter aux orties au nom du "progrès économique" parce que ce progrès ne saurait être atteint sans le règne de la loi et un gouvernement transparent, sur lequel on peut compter"

(Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix 1991. Courrier interna-tional, mars 1998)

Maximiser la liberté (et avec elle l'égalité et la fraternité)

Le principe fondamental de la maximisation de la liberté (ou des libertés) guide ici nos décisions. Il faudrait assurer plus solidement les fondements de notre théorie en L, étudier avec précision comment l'autonomie d'un individu ne peut se maximiser que par une maximisation de la liberté de tous et des instances de groupe en particulier, montrer aussi comment cette même fonction maximise du même coup l'égalité. Quant à la fraternité, chère aux frontons de nos monuments publics, elle ne peut directement s'obtenir structurellement, mais elle est à la fois la condition nécessaire et le fruit d'une véritable liberté et d'une égalité fructueuse.

En attendant ces meilleurs fondements théoriques, nous pouvons tout de même esquisser les bases de l'action possible. Les débats actuels en France sur le thème "informatique et libertés" ou, aux USA, sur le multiculturalisme, leur donnent de l'actualité.

Localité/globalité

La première question est directement structurelle: à quel niveau de groupement humain les libertés peuvent-elles et doivent-elles se structurer ? Il y a d'abord une hiérarchie naturelle suggérée, sinon imposée, par la géographie: domicile, quartier, commune, département, région, pays, continent, monde entier.

Le problème est ici de bien définir la granularité de ces découpages. Les révolutionnaires français ont dû découper l'Hexagone, la France, en unités cohérentes et efficaces. A l'époque, la technologie de communication fondamentale était le cheval. Ils ont donc choisi un découpage en 90 départements, car il permettait à tout citoyen d'atteindre la préfecture en une journée.

La question a toujours été plus difficile pour les limites entre Etats. Au XIXe siècle, l'Etat-nation  a représenté une synthèse apparem-ment bonne et bien équilibrée. Mais elle s'est traduite par les guerres horribles de la fin du siècle et de la première moitié du XXe siècle. Cela suffit à prouver que l'on  ne peut en faire une panacée, ni placer le patriotisme national au-dessus de toutes les valeurs!

De nos jours, la mondialisation de l'économie, la facilité des trans-ports et plus encore de la communication par Internet font perdre de son importance à la hiérarchie des localités. Nombre de valeurs et de fonctions y restent cependant attachées :

-  ressources naturelles ;
- patrimoine immobilier, voirie, réseau physique de communication,
- sécurité physique des domiciles, des lieux publics, des points de communication stratégiques ;
- répartition de l'espace (cadastre, murs...), aménagement, urba-nisme ;
- patrimoine historique physique, culturel, monuments historiques, base de patrimoines immatériels qui ne se détachent pas totalement de la localité, notamment la langue.

Les autres groupements

La défense même des patrimoines et des intérêts locaux oblige à l'action internationale. Par ailleurs, il s'agit de défendre et de pro-mouvoir des valeurs et des patrimoines de nature immatérielle.

Il faut donc établir, progressivement, une nouvelle organisation des pouvoirs qui corresponde à ces réalité, et sans doute aussi reprendre même le problème de la division classique des pouvoirs : législatif, exécutif, judiciaire. Pour répondre efficacement aux nouvelles menaces comme pour promouvoir dynamiquement les nouvelles libertés, d'autres formes de division pourraient s'avérer mieux adaptées. Oserons-nous pousser jusque-là notre remise en cause des fondements de la démocratie ?

Un des aspects intéressants du "tiers secteur" (associations, ONG, tous ces groupements qui ne s'établissent ni en administrations  ni en entreprises à but lucratif) est de disposer d'une certaine marge de créativité en matière d'organisation des pouvoirs. Autour de la normalisation, d'Internet, du logiciel "gratuit" se mettent en place de nouvelles formes d'organisation et de décision que l'on peut qualifier d'hyperdémocratie, mais qui manquent encore de formalisation et d'expression théorique suffisante pour ne pas prêter le flanc à la critique. C'est le creuset, encore bouillonnant et contestable, des démocraties de l'avenir.

L'organisation des pouvoirs

Les structures mêmes de l'Etat et des institutions politiques en général vont devenir de plus en plus virtuelles, de plus en plus médiatisées par la machine, il faut donc bien prendre en compte le fait que c'est elle qui, de plus en plus, fait notre unité politique.La démocratie  a  toujours été une machine et, au fil des siècles, elle est montée en complexité, en profitant peu à peu de toutes les nouvelles technologies pour affiner et perfectionner ses systèmes de décision collective ainsi que les méthodes de mise en application de ces décisions par le canal du pouvoir exécutif et de la justice.

Cela va continuer. La machine démocratique, comme toutes les autres machines, ne peut continuer à progresser qu'en s'automa-tisant, en prenant son autonomie par rapport aux citoyens eux-mêmes et, par là même, en étant toujours plus ouverte à leurs désirs et à leurs impulsions.

Le droit, et en particulier la constitution des Etats, figurait hier sur du papier. Ce support est de plus en de plus incapable de soutenir des démocraties avancées. La codification du droit va déboucher sur des machines automatiques à gérer le droit, je dirais même à réaliser le droit, et plus généralement l'organisation elle-même des sociétés (orgware).  Ces mêmes machines assureront l'interactivité du droit avec les citoyens. Et elles piloteront directement une part croissante de nos automates, de la machine en général.

Les libertés

Le débat « informatique et libertés » est aussi ancien que l’infor-matique. Il a, comme elle, sa préhistoire, avec l’affaire des fiches, par exemple, au début du siècle: les officiers catholiques étaient fichés et leur avancement bloqué. Le débat s’explicite en France à propos du projet Safari (identification des Français), stigmatisé par un article du journal Le Monde « Safari ou la chasse aux français ». Trois ans plus tard, la loi de 1978 posait les bases et les règles pratiques de protection des libertés individuelles.

Depuis, hélas ! la réflexion n’a pas progressé sur le fond. Elle continue d’opposer les promoteurs de l’efficacité aux défenseurs de la liberté. Les premiers sont fonctionnaires, commerçants, chercheurs... Ils poussent au progrès des applications pour mieux faire leur travail:

- une administration plus efficace et plus moderne, capable d’effectuer à meilleur coût des contrôles plus rigoureux, de per-cevoir l’impôt et d’attribuer les prestations sociales de manière plus équitable, etc. ; une défense, un contre-espionnage, une police bien équipés, contre la criminalité en général et le terrorisme en particulier ;

- une prospection commerciale, une réalisation des produits et une exécution des prestations de service allant aussi loin que possible dans le marketing et la production selon la logique du one to one, dans l'intérêt commun des producteurs et des consommateurs;

- des données plus riches pour la recherche, notamment médicale et sociologique.

Ils ne manquent pas d’arguments moraux, considérant par exemple que la loi actuelle ne protège que fraudeurs et grandes fortunes.

Les seconds dénoncent toute initiative des premiers et stigmatisent les dangers que leurs fichiers, leurs réseaux et leurs traitements font courir aux libertés d’une manière générale et surtout dans la pers-pective, toujours possible, d’un retour des dictatures.Le débat suscité à la fin de 1998 sur l’utilisation du numéro de sécurité sociale (appellation officielle : NIR, Numéro d'inscription au répertoire national d'identification des personnes physiques) illustre bien cette problématique et le fait qu’on ne l’a pas dépassée. Faute de pouvoir avancer à découvert, de savoir ou de pouvoir organiser un vrai débat sur les libertés, les fonctionnaires du ministère des Finances ont réussi sous Lionel Jospin là où ils avaient échoué sous Alain Juppé, et par les mêmes méthodes.

En attendant, la loi de 1978 a vieilli. La quantité d’information stockée sur chaque individu a été multipliée par 1000 depuis lors. La micro-informatique diffusée à des millions d’exemplaires, les bases de données et le data-mining, le multimédia et l’explosion internationale d’Internet ont radicalement modifié le paysage et donné un tour désuet à une bonne partie des dispositions légales, notamment l’obligation de déclarer les fichiers. Pour parvenir à une synthèse satisfaisante, il faut commencer par inventorier nos libertés. Pas de progrès sans analyse, sans division de l'"indivisible".

Inventorier les libertés

La liberté est multidimensionnelle. Même si nous espérons faire une large synthèse avec notre formule L, il faut tenir compte du fait que ces dimensions sont irréductibles les unes aux autres. Il serait donc utile d'en faire un recensement systématique, et d'étudier pour chacune d'elles les structures appropriées.

- La liberté de vote. Les nouvelles technologies en facilitent l'exer-cice. Et l'on s'est même posé le problème de rendre le vote quoti-dien, systématique, de remplacer les systèmes de représentations (conseils d’administration, conseils municipaux, parlements...) par le vote direct. Tout laisse à penser qu'il s'agit d'une fausse solution. Cela n'empêche pas d'y recourir dans certains cas. La pratique des sondages, par exemple, est une forme de démocratie directe.

De toute façon, toute méthode a ses inconvénients. De même que pour les pouvoirs, il s'agit de bien séparer et de bien re-combiner différentes formes d'exercice du pouvoir démocratique de base, le vote. La plupart des pays démocratiques combinent au moins trois types d'élections : le président et les deux chambres du parlement.

- La liberté d'achat et de commerce. Loin d'être "naturelle", elle exige de la part des autorités politiques, des citoyens en général et plus précisément des consommateurs, des entrepreneurs et des commerçants une vigilance et une action permanentes pour défendre les marchés contre leurs dégénérescences naturelles (lois antitrusts, normalisation, information du consommateur).

- La liberté de ne pas être jugé par une machine, ni purement et simplement par l'application d'un texte, mais par d'autres hommes.

- La liberté de la pensée et de son expression, notamment par la presse. Il ne suffit pas de la poser dans l'abstrait. Il faut aussi orga-niser sa possibilité concrète, mettre à disposition de ceux qui pensent avoir un message les moyens de le faire (par exemple, les avantages  fiscaux  et postaux  prévus  pour  la  presse  en  France).

- La liberté d'être différent. Pour marquer son originalité, mais aussi pour être efficace. Et ici, il est important de ne pas aller trop loin dans la voie d'un égalitarisme niveleur.

Une fois mieux réalisé l’inventaire que nous n’avons fait ici qu’esquisser, il restera à trouver comment se font les arbitrages et les agrégations.

Egalité et fraternité. L'exclusion

Dans tout ce livre,  nous avons privilégié la liberté. La poursuite de l'égalité n'est qu'une autre forme de maximisation de la liberté... à condition d'être raisonnable. Une égalité absolue qui donnerait strictement les mêmes droits, les mêmes richesses et les mêmes devoirs à tous est évidemment une absurdité. Il faut donc introduire dès le départ quelques principes:

- d'une part un minimum vital, assuré à tous les humains quels qu'ils soient : droit à l'existence, à la sécurité,  à une certaine recon-naissance ;

- toute inégalité est justifiée si elle augmente les libertés de tous, y compris les plus pauvres, les moins libres ;

- il ne faut pas que les inégalités s'expriment sous des formes humiliantes pour les plus pauvres, même si par ailleurs ils sont enrichis par l'inégalité.

Un des dangers des nouvelles technologies, c'est qu'elles semblent exclure de leur mise en œuvre, et simplement de leur emploi, une part croissante de l'humanité, incapable même de s'en servir.

Au-delà de la politique

La politique mondiale est le cadre le plus global que nous puissions imaginer pour l'organisation, la conduite (et, on l'espère toujours, la maîtrise du monde). D'autres cadres, plus vastes, pourraient-ils se dégager de la machine et de sa dynamique, de l'hypermonde lui-même en train de se construire, avec des catégories qui dépas-seraient les nôtres et n'en feraient plus que des cas particuliers, où la représentation des intérêts catégoriels de l'humanité classique, de l'humanité du carbone, seraient mis en balance avec les intérêts supérieurs de l'hypermonde dans son ensemble ?

Jean-Eric Forge a imaginé (dans les année 70) une parabole inspirée par le héros d'Alain Fournier périssant enlisé dans un marais mais sauvant l'enfant transporté sur ses épaules et porté jusqu'à la rive. Un jour, l'humanité fut appelée à voter sur une question exceptionnelle. Les hommes avaient enregistré l'intégralité de leurs savoirs dans une grande machine centrale. Hélas ! la pollution atteignait un tel degré que cette machine était menacée de destruction. Une seule solution: la propulser dans l'espace avec une puissante fusée nucléaire. On garantissait ainsi l'avenir du patri-moine culturel humain, mais au prix d'une pollution supplé-mentaire qui ferait mourir l'humanité entière. Le monde vota. Et sauva son patrimoine aux dépens de sa vie.

Ainsi, l'universalité du digital va tellement loin qu'elle redonne toute sa place à la diversité de nos personnalités, de nos vocations, de nos engagements. Loin de nous fondre dans une globalisation ou une mondialisation stérilisante, loin de nous ramener au plus petit commun dénominateur humain et culturel, l'hypermonde nous offre un immense espace pour nous construire nous-mêmes, en tant que personnes, en tant que groupes, en tant qu'humanité tout entière.

Devant nous, sentons l’appel de nouvelles synthèses ! Embarquons résolument pour l’hypermonde !


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