(texte vers 74 sans doute, il s'agit alors de composants électroniques, pas logiciels)

LE COMPOSANT, RENCONTRE DE DEUX RATIONALITES

Le composant est un point de rencontre entre deux familles d'entreprises ou de travailleurs individuels,suffisamment nombreuses pour justifier la création de standards, jusque dans les marquages et les représentations, avec les gammes de caractéristiques, les dimensions physiques, les niveaux de tension et de courant (types, maximales, minimales).
Double origine, qui s'exprime par deux types de description, fonctionnelle et organique, qui ne se remplacent jamais tout à fait l'une l'autre.

Du point de vue de l'utilisateur, une description purement formelle est en principe suffisante, et suffit souvent. C'est un condensateur de 10 microfarads, supportant 50 volts, ou un double Nand. Mais souvent aussi, quelques précisions organiques seront plus efficaces qu'une longue description fonctionnelle, ou même seront indispensables : le plan de montage précisera par exemple "condensateur au césium" ou "résistance bobinée". Parfois enfin, la référence nominale sera la plus efficace ou la seule possible : utilisez le circuit MM 537 de National. A l'inverse, le fournisseur pourrait, dans ses départements de production, se contenter de descriptions organiques, c'est à dire à une description des éléments de base à utiliser et des opérations à leur faire subir.

Mais, ici encore, certaines caractéristiques fonctionnelles seront plus efficaces. Enfin, bien que cela puisse paraître choquant, il existe un certain nombre de caractéristiques spécifiques, ni organiques ni fonctionnelles, et en particulier les noms et les dimensions. Cette dernière catégorie de descripteurs tend à prendre une place croissante, pour garantir et faire progresser les libertés des deux partenaires. Elle exprime par là même la montée en autonomie de la médiation ou, si l'on veut, la prise d'épaisseur de la structure entre ses deux versants organique et fonctionnel. L'utilisateur va tendre en effet à utiliser les composants disponibles pour d'autres fonctions que celles prévues, de même qu'il peut utiliser, donc donner une signification fonctionnelle à, des produits sans utilité pour lui, donc susceptibles jusque là d'une pure description organique. Des excréments d'oiseaux perdus sur des îles du Pacifique (description organique) deviennent un engrais azoté de haute valeur fertilisante (description fonctionnelle), à savoir le guano (description nominale). Des composants mis au point pour la conquète de l'espace vont être utilisés dans l'industrie. Une boutique parisienne de vêtements fera pendant plusieurs décennies sont succès de la mise en valeur d'un matériau : la toile d'avion, surplus d'après guerre. Une description purement fonctionnelle ferait entrave à ces nouveaux développements.

Le fabricant a d'ailleurs des intérêts semblables. Lui aussi cherche à élargir le marché de ses produits. Le programme particulier, développé par une société de services pour répondre à l'analyse fonctionnelle d'un département d'une entreprise donnée sera "généralisé" pour devenir un progiciel utilisable par toutes les entreprises d'un secteur déterminé, ou pour toutes les entreprises pour une application particulière. La description fonctionnelle va donc évoluer vers plus d'abstraction, vers des fonctions plus générales.

Parallèlement l'utilisateur, comme le fabricant, à partir d'un composant défini au départ d'une manière organique précise, pour répondre à une fonction donnée, vont chercher à réaliser cette fonction par d'autre moyens plus économiques. Le vendeur essaiera de maintenir son prix en augmentant ses marges, ou de baisser ses prix pour lutter contre ses concurrents. L'utilisateur essaiera, de son côté, d'obtenir les mêmes performances pour un moindre prix, ou de faire mieux avec le même budget. La description organique deviendra donc elle aussi plus abstraite.

Dans un système économique évolué, avec des marchés mettant en relation des vastes familles de fournisseurs comme de clients, l'évolution des fabrication comme des utilisations se fait largement à partir de ces abstractions. L'utilisateur sait qu'il peut compter trouver des approvisionnements d'un type déterminé, le fournisseur que tel type de produit a un marché. Tout se réduit donc, en principe, à une description formalisable de produits, ramenée à des performances et à des prix de vente. La pratique limite cette objectivation, pour des raisons techniques et économico-politiques.

La normalisation vient renforcer le mouvement. Son caractère abstrait choque parfois les praticiens, et pourtant il est indispensable. Comme les descriptions, la normalisation a un versant organique, un versant fonctionnel, et au milieu une arête structurelle et nominale.

Organique : une appellation contrôlée de Bordeaux, par exemple, n'implique pas qu'un vint ait tel goût, mais qu'il provienne de telle vigne et qu'il ait été élevé de telle façon.

Fonctionnelle : un appareil ne pourra porter certaines dénominations qu'après avoir subi un certain nombre de tests prouvant qu'il répond à certains niveaux d'utilisation. Nominale et structurelle : les gammes, le nombre, les systèmes d'unité. Du point de vue de ces descripteurs, le composant ou le "produit" apparaît dans sa neutralité du rapport à sa source come à sa destination.

Ici intervient l'esthétisme, avec ses dangers. Cette tentation ne trouve que modérément à s'exprimer. Ni les fournisseurs ni les utilisateurs ne constituent ces espaces vastes et élastiques décrits par la théorie économique libérale dans ses présentations élémentaires. Il y a en effet des positions dominantes, des grands et des petits. Et ils savent tous plus ou moins clairement que les choix faits par la normalisation peuvent être favorables ou non à leur entreprise. C'est donc la guerre plus que la création artistique ...

Apparaissent aussi de fausses normalisations, des "standards de fait" : les grands imposent leurs choix, les petits s'y rallient de plus ou moins bon gré. Esthétiquement déplaisante, cette situation hôte-parasite n'est pas forcément mauvaise et peut profiter à tous. Mais on peut considérer comme un progrès le passage à une normalisation vraie, démocratiquement construite et techniquement cohérence.

A cette objectivisation du composant correspond une souplesse accrue du marché, une simplification de l'analyse de la valeur et du langage, une réduction possible des stocks. Tout en ayant ses dangers, la fermeture du composant sur lui même et sur son jeu de normes est donc profitable à tous.

En réalité, si l'on peut dire dans une première approche que c'est le marché qui crée le composant, comme la fonction crée l'organe, il faut noter que c'est aussi bien le composant qui crée le marché. Les deux populations, fournisseurs et utilisateurs, ne sont pas aussi "données" au départ qu'on pourrait le croire. En quelque sorte, il y a d'abord une population d'entreprises indifférenciées, secrétant pour elles-mêmes des objets ou organes internes répondant à leurs problèmes.

Une différenciation va naître si l'on reconnaît des caractères répétitifs dans certains de ces objets, un besoin commun à certaines entreprise, définissable et identifiable, et susceptible d'une réalisation plus économique par une entreprise ou un groupe d'entreprises spécialisées. Par exemple, certaines tâches justifieront la spécialisation d'une personne ou d'une petite équipe au sein d'une entreprise, avec éventuellement la construction d'un matériel spécifique. Si la capacité de production de cette équipe dépasse les besoins de l'entreprise, on pourra chercher à commercialiser ses produits, c'est à dire à créer un marché. Le forgeron de village travaille pour le village voisin, etc. Les régions riches en blé l'échangent contre du vin...

Le composant, et plus encore le composant normalisé, représente un degré déjà assez élevé de différenciation. Mais différents types de différenciation sont parfois possibles. Et là, il faut respecter en tous cas un certain rythme pour sa montée. Une normalisation hâtive ne coûte pas cher, car elle se situer à une frontière encore mal précisée, pré-compétitive, dans un no man's land où l'on peut sans difficultés tracer des lignes droites. Regardez la carte de l'Afrique. Mais elle risque d'être simpliste et arbitraire, de ne pas tenir compte de la dynamique propre du terrain, des évolutions subséquentes des technologies ou des hommes. A l'inverse, si elle est tardive, elle remet en cause des positions acquises, légitimement peut être, des investissements exprimés dans les spécifications de nombreux matériels comme dans des habitudes de pensée et de comportement.

Et le sang coule pour tracer les frontières au milieu des champs labourés. Nous avons décrit cette émergence du composant sous l'angle industriel, dans la dialectique production-utilisation. On peut suivre une montée analogue avec l'organe, dans une optique biologique. Nous ne la préciserons pas ici.

Concluons par quelques notations sur la montée organique en général.

Dans le cas de la simplicité limite, il n'y a aucune différenciation entre les parties de la chose, ni sur le plan organique, ni sur le plan fonctionnel. Autrement dit, on peut découper la chose selon n'importe quel plan sans en modifier la nature (absence de différenciation organique), et toutes les parties de la chose remplissent les mêmes fonctions qui se fondent, par globalisation, dans la fonction même de la chose.

Quand une différenciation apparaît (ou est reconnue), je cherche toujours a à la justifier, à l'expliquer, c'est à dire à montrer - soit que cette rupture de la continuité est en elle-même nécessaire pour une finalité déterminée (cas trivial : trait tiré sur une feuille pour représenter une ligne), - soit que les différentes parties obtenues par la différenciation correspondent à des fonctions définies et de ce fait deviennent à proprement parler des organes. Cette reconnaissance des correspondances ou ce développement de la diversification constitue finalement un progrès fondamental de ma connaissance de l'objet, ou de l'objet lui-même selon le cas. Ni le découpage en organes, ni la correspondance entre parties physiques et fonctions spécifiques ne sont jamais ni complets ni parfaits. Les deux mouvements sont parallèles. Pour remplir de mieux en mieux sa fonction, l'organe est conduit à s'isoler, assez nettement parfois : il s'entoure d'une membrane (membrane biologique, peau, carrosserie, blindage électro-magnétique). Il dé"veloppe ses propres homéostases, ses propres rythmes, se dote de sa propre alimentation électrique, des ses propres redondances de sécurité. Il arrondit sa forme pour optimiser son rendement interner. Il spécialise même certaines de ses parties dans la relation avec le reste du système : tendons concentrant les forces du muscle, vaisseaux sanguins, bus et interfaces. Cette autonomie peut devenir assez forte pour que, moyennant le respect de certaines conditions d'environnement, l'organe puisse être transplanté d'un organisme à un autre, ou maintenu isolé en fonctionnement (coeur de poulet de Carrel, société spin-off). Ainsi, généralisant la montée d'une chose dominée par une autre, d'un composant inclus dans système, d'un organe dans un organisme, est-il permis d'aller plus loin en trouvant, vers le haut comme le préconise Teilhard, un modèle général de cette montée, la paternité-filiation. Le père domine le fils. Le maître domine le disciple. Mais le père ne s'accomplit qu'en faisant de son fils un adulte, bientôt père à son tour. Le maître n'est grand que s'il veut faire de son disciple un penseur assez solide pour se passer d'autorité, pour devenir maître à son tour d'autres disciples. Ainsi, je fais grandir toutes les médiations que je crée. De la boue répandue, créateur à l'image de mon Créateur, je fais naître une boule, une statue, un outil, une machine, un automate, un automate de plus en plus intelligent, au moins par analogie. Pour le moment, l'écart est encore énorme entre la plus belle machine et l'enfant que je mets au monde avec mon conjoint. Mais la convergence, malgré mes refus et mes chutes, parfois apparait assez fortement pour que j'y croie.