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Les réseaux à l'heure des passions

Introduction à un dossier "Le point sur les réseaux"

par Pierre Berger

Informatique et Gestion no 74. janvier-février 1976


Les réseaux sont-ils en crise ? Notre enquête sur le terrain montre que les choses ne sont pas si simples. Aux grandes craintes s'opposent d'ardents optimismes. Les solution sont pour une part à chercher dans la multiplicité des systèmes, tout en restant conscient de ses inconvénients. Au-delà des passions, l'analyse des systèmes pourrat apporter de bons outils pour construire les réseaux qu'il nous faut.

Les réseaus informatiques sont-ils en crise ? C'est en partie pour répondre à cette question que nosu avons lancé les études qui ont conduit à ce dossier;

Certains projets, en effet, ont été abandonnés : Astel pour l'assurance, Oasis pour les pompiers de Paris. Même un réseau déjà bien implanté comme celui de Ciel pour l'hôtellerie a dû être abandonné faute de rentabilité. Et bien d'autres firlmes, déjà trop engagées pour rculer, figeaient du moins leur développement pour quelques temps.

Deux raisons principales sont la cuse de cet arrêt, du moins de ce ralentissement :
- d'abord la crise économique générale, dont nous commençons de sortir (à l'heure où nous mettons sous presse), et qui a détourné les enteprises d'investissments lourds,
- ensuite une crise de confiance dans le développement de l'informatique,et singulièrement dans ses versions les plus ambitieuses, avec réseaux et bases d données. L'informatique répartie conteste l'informatique centraliste ou même distribuée (c'est-à-dire déconcentrée en moyens sans délégation de responsabilités). Plus généralement, l'opinion s'émeu dudnager des banques de données comme des écoutes téléphoniques et rejette la "société câblée"qui l'enthousiasma naguère.

Notre enquête, informelle mais approfondie sur un certain nombre de points comme le montrent nos études de cas, nous conduit à penser qu'il n'y a pas d'arrêt général du développement des réseaux. Si l'on freine ici et là, si certaines applications se contentent dun calculater "scientifique" ou "financier" à 1000 F TTC là où l'on pensait récement encore justifier l'emploi d'un terminal à 5 000 F/mois, d'autres poursuivent de plus belle, notamment les enterprises moyennes. Mais on pren mieux conscience de certains coûts, de certaines limites, de certaines exigences.

On se méfie, à juste titre, de réseaux monolithiques et déshumanisants, on comprend qu'il faut inscrire le réseau dans la structure de l'entreprise; que le multiple est plus sûr et moins aliénant que l'unique ; que certains équilibres doivent être mieux étudiés et préservés. Malheureusement, les expériences comme les théories sont encore limitées ou embryonnaires : marchés, produits, beoins sont là. Mais faut de moyens méthodiques de décision, les réseaux se construisent comme hier l'informatique, selon les humeurs ou les options plus ou moins politiues des responsables ou les forces relatives des différents pouvoirs qui se sentent concernés.

Cernons cela d'un peu plus près.

La peur de la grande machine

Si le réseau fait tellement peur, c'est en partie parce qu'on a le sentiment d'avoir demain en face de soi une énorme machine omni-présnte. Thème se science fiction qui peut s'appuyer sur des auteurs sérieux comme Ross Ashby, un fondateur de la cybernétique : "Une propriété fondamentale des machines ets leur possibilité de couplage ; deux machines peuvent être couplées pour former une machine unique" (1958). Une entreprise parlera de "son" réseau,e et l'on pense vite au grand réseau de l'Etat.

Inquiétudes que peut renforcder aussi la lecure d'un article solide comme celui d'un ex-directeur des entes pour un pays européen d'IBM, dans "Les Temps modernes" d'octobre 1975 : "IBM ou l'émergence d'une nouvelle dictature". Il montre comment, si la voie est laissée libre à BM de poursuivre sa stratégie de marketing... dans peu de temps otut le monde sera raccroché irrémédiablement aux pofits de BM (les auteurs emploient volontairement un sigle tronqué pour mieux démystifier l'image de la grande maison). Or ils insistent longuement sur l'importance pour cette stratégie d'une infiltration dans les industries de télécommuncations, et, parrallèlement, dans le développement des sysèmes centralisés DB/DC (Data Base/Data Communicatino), qui permettraient à IBM de se garantir pour de nombreuses années la fidélité de ses clients;

Eviter les distorsions de structure entre le réseau et l'entreprise

La construction de l'informatique s'est jusqu'à présent peu souciée des structures de l'entreprise. Mieux, elle a explicitement voulu en dépasser les étroitesses et les lenteurs. Une abondante littérature sur les MIS, par exemple, en témoigne (Voir notamment notre dossier MIS, février 1971). Plus récemment, un auteur comme Jean-Dominique Warnier ne manque pas "d'insister sur la distinction qui doit être faite entre l'organisation des données et celle de l'entreprise (L'organisation des données d'un sysème. Editions d'Organisation, 1974).

L'ordinateur est toujours présenté comme une machine unique et universelle, au point qu'il n'y a pas pratiquement pas lieu d'en parler dans les ouvrages d'analyse fonctionnelle et même organique (Voir encore récemment les deux tomes de X. Castellani sur l'analyse, aux Editions Masson). On peut traiter par prétérition la structure de la machine, ou si l'on veut la considérer comme une sorte d'espace blanc aux limites lointaines (et virtuelles), uniforme et isotrope, où lanalyse inscrira les structures d'abord globales (analyse fonctionnelle) puis détaillée (analyse organique) des traitement et des fichiers. Des auteurs comme Charles Marzloff précisent qu'il faut s'intéresser aux fins, non aux moyens, et surtout pas aux "fonctions de servitude" (Repenser l'informatique et Découvrir les Systèmes, aux Editions d'Organisation).

Il n'est pas question de nier les progrès que ces conceptions ont permis en quelques années. L'informatique a sensiblement contribué à la croissance de nos économies, en aidant les firmes à mieux maîtriser leur expansion, à réagir plus rapidement aux évolutions de l'environnnement, à rester cohérentes malgré l'accroissement de leurs dimensions (production, effectifs, extension géographique, diversification des produits, etc.) et la croissnte complexité des techniques et de la société.

Mais d'autres problèmes se posent aujourd'hui, et une certaine informatique est remise en cuse comme la croissance économique. On perçoit mieux les distosions introduites par les court-circuits informatiques (Voir par exemple "L'informatique et le processus de communication dans l'entreprise", par Jean-Jacques Maugis, dans notre numéro de mai 1975). Enfin, tout le mouvement de l'informatique répartie pose clairemnet le problème de la structure des systèmes d'information (Voir notre dossier Informatique répartie en janvier 1975, et l'ouvrage La micro-informatique de Lussato, Bouhot e France-Lanord, aux Editions d'informatique).

La salutaire multiplicité

Les libertés reposent sur la division des pouvoirs. C'est un des fondements de ce mot un peu désuet : le république. La crise acuelle de la centralisation informatique peut s'interpréter comme un progrès des outils e conduite des entreprises vers plus de démocratie. L'informatique n'est pas seule en cause : nous avons signalé que la recherche opérationnelle s'orientait dans des voies semblables (notre éditorial de janvier 1974) de même que l'automatique (éditorial de juillet-août 1975).

La même réflexion peut s'appliquer aux réseaux. Pourquoi parler "du réseau" alors qu'il peut y en avoir plusieurs, que de toutes façons il y en a plusieurs, et qu'il vaut mieux penser à leur complémentarité qu'à des unifications excessies (L'idée est de Jean-Louis Le Moigne). Dans la table ronde que nous passons plus loin, un intervenant fait remarquer que les télécommunications sont les premières à exiger plusieurs réseaux en parallèle : comment trouver aisément une panne, quand la ligne est coupée, si l'on n'a pas une autre ligne pour échanger des informations d'une extrémité à l'autre.

La multiplicité des réseaux, comme la répartition de l'informatique, est donc un moyen capital pour assurer la fiabilité et la disponibilité des communications contre dees difficultés qui vont de la "pane sociale" au coup de bulldozer qui coupe le câble. On développe donc concurremment des réseaux de tout type, depuis les réseaux lourds pour la transmission des donénes à grand dé but et en temps réel jusqu'à à l'emploi du réseau téléphonique commuté, du Télex... et de la poste, dont l'efficacité vient d'être accrue par le développement des microformes.

Mais d'autres formes de multiplicité concourront à garantir cette sécurité des systèmes comme des citoyens : l'intervention de plusieurs, voire de nombreux, fournisseurs pour la construction des réseaux et des systèmes d'information. Sous cet angle, le monopole des PTT sur les télécommunicaions associé à la libre entreprise pour les autres compoants est une précieuse garantie contre les totalitarismes, tant des grandes multinationales que d'un Etat trop puissant. L'auteur de l'article cité plus haut sur "IBM ou l'émergence d'une nouvelle dictature" ne manque pas d'insister sur ce point, et de donner des conseils fort précis. Citons-en quelques uns :

"La standardisation des réseaux de télécommunications (téléphoniques et informatiques) est elle aussi essenielle pour un pays qui ne voudrait pas voir ce secteur capital tomber dans des mains étrangères. En aucun cas il ne devrait être autorisé que des systèmes informatiques travaillent en jonction avec le réseau public des télécommunications en employant d'autres normes techniques que celles définies par les PTT." On se réjouira, dans ce sens, de l'insistance mise sur la normalisation par le récent Livre Blanc sur la Recherche en Informatique (Réflexions et propositions pour politique de la recherche en informatique et automatique. Dossier DGRST, Edité par la Documentation Française).

Des dangers symétriques naîtraient d'un contrôle total de l'Etat sur les systèmes d'information, de bout en bout de la ligne et terminaux compris. L'existence d'une revue domme "Interférences" montre qu'une partie de l'opinion perçoit les inconvénients et les dangers du monopole de l'Etat sur la radiodiffusion et la télévision, par exemple.

Choix binaires our recherche de solutions optimales ?

C'est avec passion que les arguments s'échangent aujourd'hui sur ces questions. Deux virtuoses se répondent à grands coups de trompette, de colloques en séminaires, de congrès en table ronde. Pierre Lhermitte, pour la centralisation et Bruno Lussato pour la répartition. Les arguments ne manquent pas de part et d'autre. Dans ce numéro même, on trouera des extraits d'une table ronde animée par Pierre Lhermitte (nous avons choisi plutôt les interventions relatives aux réseaux que celles axées sur l'informatique répartie proprement dite), et un article de Jean-Charles Humblot dont le travaux sont parmi les plus avancés en matière d'informatique répartie.

En caricaturant les positions, il s'agit d'un match entre le terminal et le micro-ordinateur autonome. Et simultanément entre la centralisation et la décentralisation des décisions.

Mais on peut penser qu'en réalité l'alternative n'est pas, ou plus, aussi brutale.

Sur le plan strictement matériel, les terminaux tendent tous plus ou moins à devenir plus "intelligents", à tout le moins à utiliser le faible coût des microrocesseurs et des diskettes pour assurer une part croissante des fonctions de servitude. Dans le même temps, la quasi-totalit des ordinateurs de bureau ou petits systèmes récemment annoncés peuvent être munis d'adaptateurs de communications qui permettent de les utiliser comme terminaux.

Quant aux fichiers, la nécessité se fait sentir aussi bien de les répartir que de les centraliser. Personne ne doute de l'intérêt de fichiers centralisés pour les états-majors, et pour des raisons de sécurité. On conteste parfois qu'à ce niveau l'accès en temps réel soit indispensable. Réciproquement, diverses raisons poussent à développer progressivement des implantations locales de fichiers :
- conservation pour sécurité de la dernière journée de transactions transmises ;
- tables en tous genres et fichiers de référence pour décharger le réseau et le système central en enrichissant les tâches locales,
- facilités d'accès à de petits fichiers sans exiger l'emploi de logiciels très sophistiqués.

Le point le plus discuté est de savoir s'il faut ou non donner aux unités décentralisées des moyens de programmer elles-mêmes les matériels mis à leur disposition. Deux positions extrêmes : un simple bouton marche/arrêt (pour les centres régionaux du Groupe Drouot, par exemple) ou des machines complètement autonomes (par exemple dans l'optique de l'ANPE et des différents cas étudiés dans notre dossier "informatique répartie"). Mais ici encore, des solutions intermédiaires sont possibles : pas de programmation proprement dite, mais constitution locale de certaines tables ou exécution plus ou moins paramétrée de travaux à la demande, ou distinction entre travaux sous contrôle central et travaux conçus et réalisés dans un cadre local, comme pourle systèmes DXS de Texas décrit dans nos numéros 67 (page 78) et 68 (page 68).

Le problème revient donc à trouver des méthodes plus satisfaisantes pour déterminer à quel niveau,, en quels endroits, avec quelle périodicité, en quelle proportion, sous quels contrôles... déléguer telles et telles fonctions. Le caractère quelque peu passionnel des débats d'aujourd'hui prouve que l'on ne dispose pas encore de bonnes méthodes pour prendre ces décisions. Il n'y aura certes jamais de recette miracle pour résoudre des questions qui impliquent profondament les individus concernés. Mais ne tombons pas dans un excès inverse, en confondant l'humain et l'irrationnel. Un bon système ne se construit ni dans l'abstraction pure ni dans l'empirisme irréfléchi à courte vue. Les cas que nous décrivons dans ce dossier le montrent.

C'est sans doute de l'analyse de systèmes que l'on peut espérer les meilleurs apports dans les années qui viennent. Elle se présente comme un effort de synthèse à la fois ambitieux et soucieux de coller au terrain, comme un champ interdisciplinaire où voisinent des approches quasi-mathématiques et la pratique de'une sorte de "psychanalyse de l'organisation" (Voir par exemple l'interview de Jacques Mélèse dans notre numéro d'octobre). Malgré des lointaines raciens qui remoent en pratique à la fin des années 30 (à moins bien sur de la faire remonter à Aristote en passant par Claude Bernard et Descartes), elle exigera encore beaucoup de développemetns pour rendre les services que l'on peut en attendre. Mais si nous voulons dépasser la désespérante alternative que nous propose Charles Martzloff, optimisme ou pessimisme absolu, liberté ou esclavage (Découvrir les systèmes, Editions d'Organisation, 1975)... avons-nous d'autre choix que de travailler, de la recherche fondamentale aux dialogues avec la "base", en déployant tout l'arsenal de nos méthodes et de nos outils comme toutes les subtilités de notre intuitition, pour construire des systèmes où l'on puisse vivre, et le mieux possible.