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Une âme qui bouge

Nouvelle. Pierre BERGER. 1976

I. L'ENLEVEMENT

Le baromètre pesait chaud, et le thermographe écrasait lourdement la petite plage. Cinq heures. Quelle soirée! Le climat était pourtant bien étudié, en principe. Sur le ciel de polyhexane, le soleil, si gai à la normale, plaquait tristement sur cette fin de journée sa nuance machiavélique. Quel feu d'artifice pourrait libérer la moiteur enfermée dans ce microcosme fatigué ?

- Tiens, une Lyre ! sursauta Jean Martin.

- Lyre toi-même, grommela Rufus Bonneau. Je t'en ferai entendre, moi, de la musique d'archéologue. Grand gosse. Attends un peu l'arrivée des autres. Cet après-midi était animé, tu l'as vu, et tu ne vas pas profiter du creux de 17 heures pour entendre des voix hellénoïdes...

- Mais regarde donc, au lieu de causer bornément, je te dis que c'est une Lyre. Tu as du connaître ça de ton temps, beau vieillard, non ? Il n'y a pas à se tromper, avec sa calandre typique en nid d'abeilles et ce bleu écume si caractéristique des années 75.

- Mais, je crois bien que tu as raison, mon petit Jean. Incroyable !

Incroyable, c'était bien le mot. Irréelle sur le sable doré, venant des dernières cabines, la Lyre allait doucement ronronnant, et le pot d'échappement soulevait un petit nuage de poussière sale et tiède.

- Oui, je crois que tu as raison, mon petit Jeannot. Ca me rappelle des souvenirs. J'en ai eu une, plusieurs années. Belles performances, et elle n'était pas si chère que ça. J'en ai eu une, plusieurs années. Et la délicatesse courageuse de ce bleu... comment disait-on déjà ...

- Bleu écume, mais...

- On est plus triste, aujourd'hui, sous prétexte de calme. Le yoga, les gris sages, ouais. Et il y en a encore qui roulent! Quarante ans! Il n'y a que Citroën pour faire des voitures éternelles. Et par cette chaleur, elles qui avaient toujours du mal à démarrer par temps chaud.

- Pour ce qui est de faire chaud...

Le souffle du moteur, aux médiévales assonances, cybernétiquement un peu court sans doute, pour l'oreille systématique d'un Jean Martin, n'en ronflait pas moins gentiment. Et cette vieille odeur fade.

- Faut tout de même être toqué pour amener une voiture sur une plage. Mais d'ailleurs, par où a-t-il pu passer ? (Fasciné par ce fossile véhiculaire, Jean, fasciné). Je crois que ce modèle a le droit de circuler encore, malgré quelques dérogations au code de l'environnement, il avait été remarquablement étudié pour son époque. Dans un sens, je comprends que tu regrettes ces petites merveilles.

- Bel objet. Je l'avais achetée d'occasion. Tu étais à peine né. Ce que ton père a pesté jaloux, quand j'ai été faire un voyage au Cap Nord. L'année d'après, les voyages au long cours ont été interdits aux voitures particulières. La pollution, comme on disait. Tu étais à peine né.

- Trêve de rhétorique. Cet engin n'a rien à faire ici. Allo, les Grands, vous m'entendez? Il y a une Lyre sur notre plage. Faute de réponse, il augmenta la puissance d'émission de son contact de poignet. Il marchait bien, pourtant. Ce qu'il fait chaud. Il y a une Lyre ici. Vous m'entendez. Diable. si les contacts ne fonctionnent plus. Parasites. Bruit blanc. Pas de message pour signaler l'anormal phénomène. Eh, les Grands, vous m'entendez ?

- Qu'y a-t-il, Monsieur Martin ?

- Ah, pas trop tôt. Il y a une Lyre sur notre plage.

- Une quoi ?

- Une Lyre, vous savez, cette vieille Citroën, dont quelques exemplaires roulent encore.

- Et alors ?

- Elle est sur notre plage, ici, au Gyro-Club de la Playa. Eh, vous m'entendez ?

- Ne vous affolez pas. S'il y a quelque chose à faire, nous vous rappellerons.

- Pas peu flegmatiques, les Grands. Ils doivent avoir leurs raisons. Merde... bleu écume, de l'authentique, avec sa peinture d'origine. Ecoutez moi le cycle. Tiens, elle s'arrête.

A quelques pas, la Lyre s'était affalée sur le sable. Un dernier plof tranquille acheva la parabole parfaite et banale. L'émail bleu s'appuya sur le sable. Comme si de rien n'était. Rufus impassible fixait le tacot d'un œil attendri tout de même. Martin raisonnait:

- Ne nous affolons pas. Je suis calme. Jean Martin est calme. Relaxe. Une Lyre n'a jamais fait de mal à personne. A part les accidents de la route. J'aime pas ces situations pas claires. Solution égoïste, je ferme ma cabine, je n'ai rien vu (les Grands n'ont même pas l'air de m'avoir entendu). Tout de même. Allo, les Grands. Je demande sécurité. Pas de danger apparent en vue, mais situation anormale sur la plage du Gyro Club de La Playa. Je demande enregistrement de mon appel à toutes fins utiles. Eventuellement vos instructions. Enfin quoi, Rufus, ce n'est pas catholique, non ?

- Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. La religion et toi, ça n'a jamais accroché. Alors ne la mêle pas à cette histoire. Moi, je trouve ça plutôt amusant. Ah, c'était le bon temps.

- Tu es comme les Grands. Nom d'un chien, il faut tout de même faire quelque chose.

Jean pressa nerveusement plusieurs fois les commandes de son contact de poignet.

- Allo, les Grands. Mais faites quelque chose, à la fin.

- Ne vous affolez pas, Monsieur Martin. S'il y a quelque chose à faire, nous vous rappellerons.

Jean cessa de s'agiter. Mieux valait ne pas attirer l'attention du conducteur de la Lyre, dont la porte s'ouvrait maintenant, découvrant les aménagements de plastique gris caractéristiques de l'époque. Un homme grand, habillé d'un complet sport extrêmement banal. Bel homme d'ailleurs, mais on distinguait mal ses traits, sous le large bord d'un vieux chapeau de soleil. Pas le genre agent secret. Un peu artiste, peut-être. Jean accentua la puissance de réception de son contact. Peut-être l'intrus émettait-il quelque message de reconnaissance, qui serait éventuellement traduit par les machines du centre... rien, bruit blanc, plus la calme pulsation du "tout va bien, RAS", du centre émetteur local.

L'homme tournait autour de la Lyre. Pour chercher une panne? Il semblait plutôt vérifier que tout allait bien, que les roues n'enfonçaient pas trop dans le sable. Les Grands ne donnaient toujours pas signe de vie. Et mon Dieu, qu'il faisait chaud, s'il voulait se reposer sur la plage, il avait mal choisi son jour, le camarade.

C'est à ce moment que Thérèse ouvrit sa cabine. Elle paraissait n'avoir rien remarqué. Ah, ces intellectuelle ! C'est bien ma sœur, pensa Jean. Il est 17 heures, elle se sent fatiguée de travailler, et elle fait ses exercices devant la plage pour se détendre... mais elle continue à penser à ses chers travaux sur les structures épidermiques des groupes sociaux de pointe.

- Hé, Thérèse, tu as vu que nous avons un visiteur ?

Lancé sur un ton badin, l'avertissement était destiné à la réveiller sans pour autant risquer de déclencher de réaction agressive de la part de l'intrus.

- Tiens, oui. Qu'est-ce que c'est que cette vieille casserole. Romantique. Mais que fait-elle ici ?

- Je n'en sais rien. Ca m'inquiète d'ailleurs un peu. Il ne devrait pas être là.

- Allons, tu t'inquiètes pour un rien. D'ailleurs, ce monsieur a l'air charmant.

Là, c'est le comble, pensa Jean. Elle qui ne regarde jamais de films érotiques et l'air de se moquer de son sexe comme de son premier bonnet d'édredon, la voilà qui s'intéresse tout à coup à cet hurluberlu. Pourtant, la chaleur ne pousse pas à se remuer, aujourd'hui.

- Je vais tout de même lui demander ce qu'il fait ici, dit Thérèse. Mais au fait, les Grands ont dit quelque chose ?

- Rien du tout, malgré mes appels.

- Alors ne nous inquiétons pas. Mon contact aussi est au repos.

Augmentant la puissance de son interphone:

- Pardon, Monsieur, que nous vaut l'honneur - avouez-le surprenant - de votre présence sur notre plage ?

- Mes respects, Mademoiselle, et mes excuses. Mais mon moteur et mon système de pilotage semblent déréglés, et je me retrouve en ces lieux, ma foi fort plaisants.

- Excusez cette chaleur. Mais nous n'y pouvons rien.

- C'est peut-être elle qui perturbe ma voiture. Ces électroniques d'injection d'autrefois n'ont pas la même sérénité que les systèmes d'aujourd'hui. C'est d'ailleurs ce qui fait leur charme.

- En attendant, interrompit Jean, vous êtes ici dans une propriété privée où vous n'avez rien à faire. Je vais être oblige de demander une intervention rapide des Grands pour vous faire dégager.

- Allons, Jean, ne t'inquiète donc pas. Je trouve cette voiture très romantique. Puis-je la regarde de près, Monsieur.

- Si elle se met en plus à s'intéresser à la mécanique, pensa Jean! J'ai pourtant tout fait. Je lui ai montré mes plans, mes projets. Elle a toujours regardé gentiment. Très "grande sœur". Sans plus. Et voilà qu'un vieux beau débarque sur la plage d'une vieille casserole essoufflée, et Thérèse se précipite pour écouter ses explications. C'est le coup de foudre, ou quoi? Un coup de chaleur?

L'inconnu semblait charmé. Thérèse avait quitté sa cabine après s'être négligemment voilée d'un paréo. Jean était trop habitué à la présence de sa sœur pour en apprécier la beauté. "Elle n'est pas mal roulée, la frangine" résumait assez bien son point de vue. Mais le séduisant intrus la voyait d'un œil d'une autre finesse. Il appréciait la délicatesse de ses traits, la souplesse de cette démarche déhanchée mais sereine, témoin d'une longue fidélité aux meilleurs maîtres du Yoga-Bloom. Jaloux, Jean sentit comme une secrète connivence immédiatement établie. N'osant intervenir directement, il se tourna vers Rufus.

Le vieux marmonnait d'un air distrait. Vaguement amusé. On dirait presque complice. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous, aujourd'hui ?

- Permettez-moi de me présenter, Mademoiselle: Claude Rémy, secrétaire de l'Informatique Club de France, pour vous servir. Et comment dois-je m'adresser à la délicieuse apparition qui m'accueille sur ce sable tranquille ?

- Thérèse Martin. Je ne sais trop comment me classer. Quelque chose comme structurologue littéraire...

- Je serai heureux, à l'occasion, de mettre notre centre de calcul à la disposition de vos travaux, mademoiselle, si l'occasion se présente. Mais au fait, j'ai l'impression que ma voiture reprend de la vigueur : la petite lumière verte s'est rallumée. Je vais sans doute pouvoir repartir. Voulez-vous jeter un coup d'œil sur cet antique véhicule ? Une ... comment dites-vous... structurologue comme vous est à même d'apprécier la richesse de ce design désuet mais poétique.

L'extraordinaire se produisit : Thérèse quitta sa cabine et se dirigea vers la Lyre. Stupéfait, Jean s'était redresse et pressait son contact de poignet : depuis des années, Thérèse n'était pas sortie de sa cabine, se contentant d'entretenir son physique par le yoga... Elle avait l'air passionnée par la voiture. Quant à l'intrus, il regardait Thérèse avec une chaleur contenue. Quelle richesse et quelle puissance devait se cacher sous cette nonchalance.

Il semblait apprécier le spectacle : à peine voilée par son paréo très fin, Thérèse, très souple, légèrement en sueur à cause de la chaleur, tournait autour de la voiture. Inouï, pensait Jean. Elle n'y connaît rien. Je devrais en profiter pour lui expliquer, pour une fois qu'elle consent à regarder une voiture!

- Puis-je m'asseoir un instant ? demandait-elle

- Mais certainement, je vais vous montrer le tableau de bord...

- Thérèse, attention, tu ne sais pas qui est ce type, cria Jean.

Trop tard. Le temps d'un flash, les deux portières avaient claqué, le moteur démarré au quart de cycle et, dans un nuage de sable, la Lyre avait disparu derrière les dernières cabines.

Et puis, rien. Sable. Cinq heures dix. Sur le ciel de polyhexane, le soleil. Nom de Dieu! Quelle chaleur!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II. LES CARABINIERS ELECTRONIQUES

17.00.00. Courly

R.A.S. Dis donc, Crosti, des jours comme çà, on se demande ce qu'on fiche à passer nos journées dans cette fichue chambre de contrôle.

17.00.10. Crostini

Bof. T'affole pas, vieux. Ca change. Rappelle toi encore avant hie la corrida que la manif des TCX nous a fait mener. Avec leur cortège qui remontait la nationale et le ministère qui demandait des nouvelles sans arrêt.

17.05.00 Crostini

Tiens, Pontoise signale qu'ils font une consultation sur fichier P4. Disent pas pourquoi. Ils ont intérêt à faire attention, les modules d'accès de P4 ne sont pas tout à fait au point. Hier encore on a été obligé de demander la maintenance.

17.05.20 Courly

Ils ont failli nous caviarder une bonne partie du système dans ma zone. On se fait une eau chaude?

Ils sont trois, dans la chambre de contrôle: Crostini, contrôleur-chef et ses deux adjoints, Courly et Vautier. Calme feutre. Les trois cabines s'ouvrent sur un grand écran complétant les terminaux de chacun et matérialisation leur mission commune : surveiller le secteur. Herblay, Eragny, Neuville. "Les grands" à l'échelle locale, c'est eux trois. Sur le grand plan qui brille doucement sur l'écran panoramique, le mouvement des lumières reflète le calme du secteur. Et bien sûr, le contact de chacun de leurs administrés est en liaison permanente. Il suffirait que quelqu'un ait un problème, un malaise, peur de quelque chose, pour que l'alerte soit reçue. Clignotant. Message sur un terminal. Action à prendre, vite. Envoyer peut-être la brigade mobile qui quadrille en permanence, animant l'écran d'une lumière rouge mobile qui représente ses mouvements, presque à force d'être si mathématiquement calculée par les ordinateurs du centre.

Came. Une bonne odeur de café attendrit les trois cabines: les tasses fumantes sortent du convoyeur.

17.15.00. Vautier

Ca fait quand même du bien. J'ai beau en boire depuis vingt ans, je ne m'en lasse pas. Si ça n'existait pas, il faut...

17.15.15. Courly

Dis donc. La température paraît bien forte sur le 327B. Qu'est-ce qu'il y a déjà par là? Fichier ? Plage privée à Herblay. Occupants actuels, selon le fichier P1: Jean Martin (Code 1757511532335), Thérèse Martin (code 2687511540727), Rufus Bonneau (code 11482500000012).

Ca n'a pas l'air de les déranger. Appelons-les tout de même.

17.15.30. Courly

Allo, Monsieur Martin ? Allo...

...

17.15.40. Courly.

Dis-donc, Crosti, il pourrait répondre. J'aime pas ça.

17.15.42. Crostini

Crostini signale à brigade mobile. Dirigez-vous vers le 327B. On signale une forte température et l'un des occupants ne répond pas. A suivre.

17.15.42. Courly

Allo, Monsieur Bonneau ? Allo...

17.16.00. Bonneau

Ah... excusez-moi, je crois que je m'était assoupi. Dites-donc, les grands, il faut chaud comme ça, chez vous ? Pour la saison...

17.16.10. Courly

Qu'est-ce qui se passe? On signale chez vous une température anormalement élevée. Il y a le feu, ou quoi ?

17.16.15. Bonneau.

Oh, enfin,... Il fait chaud. C'est vrai que c'est tout de même bizarre. Vous savez, moi, vieux comme je suis, je ne comprends rien à tout cela. Remarquez, il commence à faire moins chaud... Avec des plages sous plastique... appelez plutôt Jean Martin, il saura mieux vous répondre.

17.16.25. Courly

Mais justement, il ne répond pas !

17.16.30. Bonneau

Il a dû lui aussi faire un peu la sieste. Ah, cette jeunesse, ça rêve, ça rêve... Mais je l'entends qui s'ébroue dans sa cabine.

17.16.35. Courly

Allo, Monsieur Martin ?

17.16.37. Martin

Ah, tout de même! Mais qu'est-ce que vous foutiez donc ? Depuis le temps que j'essaie de vous joindre!

17.16.45. Courly

Mais justement...

17.16.47. Martin

Faites quelque chose, vite ! On vient d'enlever ma sœur!

17.16.50. Courly

Hein ?

17.17.00. Martin

Il n'y a pas cinq minutes... j'ai dû m'assoupir à cause de cette fichue chaleur... c'est le tilt de mon contact qui m'a réveillé. Une Lyre est arrivée sur notre plage, un type est descendu, a invité Thérèse à jeter un coup d'œil à son tableau de bord... elle est monté et - le temps d'un flash - la Lyre avait disparu avec Thérèse!

17.17.20. Courly

Dites, ça ne va pas bien, mon vieux! La chaleur vous brouille les idées, ou quoi ? Remettez-vous. Je vous rappelle un peu plus tard.

17.17.22. Courly

Allo, Mademoiselle Martin ? ... Nom d'un chien, son contact ne répond plus.

17.17.23. Courly

Dis-donc, Crosti, tu as entendu ? Une fille enlevée. Son contact ne répond plus... Rien à faire, même à puissance maxi, je n'ai même plus les réponses automatiques de son contact de poignet. Merde! Et sa cabine a l'air vide, d'après les indications des capteurs.

17.17.30. Crostini

Allo, Pontoise. Situation grave et urgente dans ilot 327B, plage privée à Herblay. Température anormale, mais surtout - tenez-vous bien- on a enlevé une fille ! Plus moyen d'avoir la liaison avec son contact.

17.17.32. Pontoise

Vous êtes sûr de ce que vous dites?

17.17.35. Crostini

Courly vient d'appeler le contact et discute avec les autres occupants de la plage. Mais il n'y a aucun doute.

17.17.38. Pontoise

Vous avez envoyé la brigade mobile ? Oui ? B on. Nous la voyons sur notre écran. Nous gardons le contact. Enclenchez sur communication V33 pour que nous suivions l'affaire avec vous.

17.17.40. Pontoise

Allo Paris ? Situation exceptionnelle sur une plage privée de notre secteur. Une fille a été enlevée. Contact perdu. Témoins concordants.

17.17.50. Paris

Nous vous laissons la direction des opérations. Etablissez interface X55 avec nous et nous branchons sur votre système les chambres sectorielles des environs. Allez-y ! Il faut la retrouver vite fait. Ca ne devrait pas être difficile, tout de même.

17.17.55. Pontoise

Merci de votre confiance. Elle ne peut tout de même pas s'être volatilisée.

17.18.00. Pontoise

Courly, continuez l'enquête au niveau local. Nous vous suivons par l'interface V33. Nous prenons toutes dispositions pour retrouve les traces de votre kidnappeur.

17.18.02. Courly

Monsieur Martin, pouvez-vous maintenant nous raconter sommairement ce que vous avez vu ?

... (récit de Martin)

17.19.00. Courly

C'est une histoire à dormir debout. Vous vous rendez compte ! Une Lyre, ça ne se voit plus tous les jours. Et puis, comment a-t-elle pu pénétrer sur votre plage ? Bon. Attendez-vous à ce que je vous recontacte souvent ce soir. Nous allons faire l'impossible pour retrouver votre sœur.

17.19.20. Fichier véhicules

Lyre. Il y en a encore 127 immatriculées dans la région. Malgré leur âge, elles ont garde des amateurs: accélération intéressante, pilotage à l'ancienne, charme de la forme discrète... Total immatriculations restant en France: 518. Conditions de sécurit : limites. Un décret du 31/3/85 les autorise à rouler dans les conditions actuelles moyennant révision des dispositifs de sécurité et d'antipollution. Les 518 véhicules immatriculés ont tous été vérifiés et sont conformes à ces nouvelles dispositions.

17.19.25. Courly

Bref, ça en fait encore pas mal dans le secteur. Si seulement on avait le droit d'enregistrer tous les mouvements ! Les calculateurs sont bien assez puissants pour ça. Mais ces salauds de gauchistes sont arrivés à l'interdire. Si c'était que moi ! Attends un peu qu'on en ait un sous la main...

17.19.30. Courly

Appel à toutes les brigades routières. Intercepter tout véhicule modèle Lyre, je répète modèle Lyre, circulant en ce moment. Une fille a été enlevée.

Rechercher sur puissance maxi les émissions éventuelles du contact de la fille, Thérèse Martin, code 2.68.75.115.40727. Je répète, 2.68.75.115.40727.

17.19.30. Mobile

Allo Crostini ? Nous arrivons à l'ilot 327B, au bord de la Seine. Que faut-il faire ?

17.19.32. Crostini

Mobile. Surveillez les abords. Pour le moment, on ne peut rien faire de plus. Je vous appelle dès que possible.

17.20.00. Courly

Mais pourquoi cette température ? Les ilots voisins ne semblent pas en souffrir. Vérifions les centres de sécurité... Rien à l'usine électrique... rien au bureaux de l'ANDSPCD... leurs calculateurs tournent tranquillement.

Vague inquiétude maintenant à la section locale de centralisation et de contrôle. Les Grands, c'est à dire globalement toute l'organisation de surveillance, sont ici représentés par une équipe assez jeune, à l'exception de Vautier, plus ancien.

Pourquoi Martin n'avait-il pas donné l'alarme plus tôt. Ou pourquoi n'avait-on pas entendu plus tôt son alarme... Un enlèvement, tout de même!

Inutile de prévenir les responsables du Club propriétaire de la plage. L'alarme avait d'ailleurs certainement été transmise à leur siège social de la rue des Dunes à Paris. Et un voyant, sur un poste secondaire, indiquait qu'ils cherchaient eux aussi à comprendre, et se mettaient à la disposition du centre local de contrôle.

17.30.00 Crostini

Propriétaires. Bien reçu votre procédure de mise à disposition. Menez votre propre enquête. Avez-vous un représentant permanent à proximité de la plage ? Il me semble ne pas y avoir de danger de toutes façons. Peut-être pourrait-il vous aider à réconforter Martin. Avec sa propre caméra vidéo, il pourrait remarquer certains indices. Il peut s'agir d'un simple malaise, encore que normalement, le tilteur de poignet soit plus souvent utilisé dans ce cas que l'alarme.

17.40.00 Propriétaire

A centre surveillance. La situation thermique et d'environnement, quoique particulière pour un mois de mai, n'a rien d'anormal. Les mouvements sur les plages du Club ont peut-être été plus importants. Par contre, nous sommes étonnées de la pression et de la température. Les climatiseurs ont pourtant été récemment révisés et améliorés. Pour l'instant, nous n'arrivons pas à rétablir une situation tout à fait normale.

17.40.10. Vautier

Usine atomique des Mureaux. Situation normale?

17.40.20. UALM

Situation normale.

17.40.30 Vautier

Poste régulation autoroute. Normal ?

17.40.40 Autoroutes

RAS

17.17.50. Chef district

Crostini ? Tout de même formidable! Tel un chevalier du moyen-âge, on enlève la belle Thérèse Martin dans une Lyre dorée... Préparez rapidement une analyse détaillée de la situation. Et naturellement, motus sur les circuits d'information du public tant qu'un journaliste plus curieux ne lancera pas de procédure P33.

17.18.00. Crostini

Je suis l'affaire, chef. OK pour la discrétion. L'affaire est peut-être plus simple : un type a eu un malaise et déclenché l'alarme rouge de sa cabine. Un autre, qui a l'air endormi, raconte une histoire à dormir de bout. Mais tout de même, c'est fort de café que le contact de la Martin ne réponde plus!

17.18.10. Chef district

Tout ça n'est pas catholique. Mais je ne comprends pas pourquoi vous n'avez pas réagi plus vite. Jean Martin a fait un appel dès 17.00.00. Pourquoi n'avez-vous pas réagi.

17.18.15. Crostini

Quoi ? Nous n'avons rien eu de tel. Je vais vérifier sur les bandes d'enregistrement automatique. Non, je ne vois rien. Tiens, voilà qui est curieux. Il y a des tops de contrôle à 17.17.00, mais l'enregistreur ne s'est pas mis en marche.

17.18.40. Chef district

A quelle heure?

17.18.42. Crostini

17.17.00, et dans les secondes qui suivent.

17.18.42. Chef district.

Nous avons aussi ces tops. Mais, chez nous, le message a été transmis. Et, je me demande bien pourquoi, sur l'enregistreur de Saint-Germain-en-Laye.

17.18.55. Chef district.

Saint-Germain ? Vers 17.00.00 ce jour notre système vous a transmis des messages qui seraient importants pour nous. Les avez-vous enregistrés ?

17.19.05. Saint-Germain

Exact. Nous avons plusieurs messages, passés chez nous en routine. Pourquoi nous avez-vous envoyé ça ? Je ne vois de label se référant à nos ressortissants ou à une affaire en cours chez nous.

17.19.15. Chef district

C'est une erreur de notre système de gestion des messages. Pouvez-vous nous le renvoyer ?

17.19.20. Saint-Germain

OK.

L'enregistrement, qui parvint simultanément au district et au centre local, leur fit dresser les cheveux sur la tête. Qui, surtout, avait donné ces réponses lénifiantes à Jean Martin au moment de ses premiers appels ? L'affaire était plus grave encore que l'on pensait.

Pendant ce temps, Jean était revenu à lui, et confirma l'enregistrement. Il insista longuement, bien sûr, sur l'enlèvement de sa sœur, et la rapidité tranquille de Claude Rémy. Il dédouana Rufus, dont l'indifférence relevait de la non assistance à personne en danger : il est âgé, il ne s'est pas bien rendu compte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

III. TELECONFERENCE

Etant donné la gravité de la situation, ils se mirent immédiatement en commission. Crostini pour le centre de contrôle, le chef de district, Kerfranc des services nationaux, le président du club et sur la plage, dans leurs cabines, Jean et Rufus. Ils se branchèrent tous sur le mode “ conférence ”, sous contrôle du district avec supervision nationale. Quelques minutes suffirent pour l'établissement de la conférence avec écrans et audio, plus bien sûr les enregistrements à toutes fins utiles.

Trois faits, trois groupes de faits, pouvaient se définir, et leurs liaisons restaient à déterminer:

- l'arrivée de la Lyre et le rapt de Thérèse,

- les conditions climatiques anormales sur la plage,

- les graves anomalies de fonctionnement de la surveillance, avec déroutement des messages et intervention du faux contrôle qui avait essayer de neutraliser Jean.

Il fallait donc lancer les services compétents sur la question.

Arrivée de la Lyre:

- Liste des véhicules de ce type, bleu écume, actuellement existants, éventuellement leur situation. Caractéristiques et performances.

- Compte-rendus de circulation dans la région du Club et, de façon plus générale, compte-rendus récents de police faisant état d'une Lyre.

- Analyse des activités récentes de Thérèse d'après les différents fichiers d'enregistrements, contacts qu'elle a pris ces temps derniers.

- Caractère, motivations, langages connus de Thérèse.

- Recherches sur les “ Claude Rémy ” possibles.

La Lyre restait un assez bon véhicule, quoique plutôt une pièce de musée. Relativement rapide, d'autant que la crise de l'énergie des années 70-80 avait conduit les constructeurs automobiles à pousser surtout sur des moteurs économiques et à sacrifier la vitesse. Elle pouvait atteindre 200 kilomètres à l'heure et transporter jusqu'à quatre personnes. Ce fut une des premières voitures à consommer du biogaz aul ieu des malodorants carburants d'autrefois. Par contre, elle n'était pas normalement équipée d'une électronique de conduite et devait donc être difficile à guider hors des voies classiques, dans les circuits tridimensionnels notamment. Mais, prévue pour les routes rudimentaires anciennes, elle pouvait par conter se déplacer presque tous-terrains, le choix était donc astucieux pour entrer sur une plage.

Mais d'ailleurs, comment avait-elle pu y entrer, puisqu'il s'agissait d'un espace fermé sans accès pour les véhicules ?

Accessoirement, Jean irait prendre des vues des traces laissées sur le sable. Selon Rufus, la Lyre était partie par derrière la dernière cabine, à l'endroit où la plage rejoignant un passage supérieur de l'autoroute. Vu par la caméra de Jean, on voyait assez mal comment.

Un accès aux fichiers d'urbanisme et d'aménagement montra cet endroit en détail sur les écrans cathodiques de tous les participants à la conférence. C'était, assez typiquement, un endroit “ oublié ” , sous les grands bétons de l'autoroute. Il semble qu'un comblement hâtif y avait été fait par la suite, suffisamment pour assurer la climatisation de la plage, mais sans plus.

Notification aux intéressés pour y remédier dans l'avenir.

Consultation des archives du Club, qui retrouve devis et constats de travaux pour l'aménagement de la plage. Ce point particulier n'était pas explicité.

De l'autre côté de l'autoroute s'étend une réserve naturelle de chlorophylle, grande pelouse assez proprette bien que pas très soignée, bordée par des voies d'accès à l'autoroute. Le plan montre que la Lyre pouvait passer par là pour accéder à la plage et revenir ensuite sur l'autoroute. De l'autre côté, la pelouse est dominée par un immeuble occupé en partie par les bureaux de la police, avec des appareils de surveillance normalement arrêtés en raison de la législation sur la protection de la vie privée. Le motif était suffisant pour les utiliser, et par télécommande, on braqua une caméra vidéo avec un téléobjectif puissant. Il suffit à noter les traces de pneus sur la pelouse, partant de la zone tangente au Club et rejoignant une lacune des glissières de virage de l'autoroute. D'après ces traces, la Lyre devait donc avoir pris la direction de Poissy.

La police de la route ne semblait pas avoir remarqué quoique ce soit. Il est vrai que le bleu écume n'est pas particulièrement voyant. Pourtant, il y a suffisamment de voitures à pointeurs et radars pour ne pas laisser inaperçue une voiture qui ne disposait sans doute pas d'un transpondeur normal... Mais enfin, on ne peut pas tout enregistrer, la loi est formelle autant que les possibilités pratiques.

Cependant, pensait Crostini, il gardait des enregistrements pendant une heure dans un des centres locaux qu'il connaissait. On pouvait encore demander un dépouillement. Ordre donné. Sans succès. Les contrôleurs radar de ce secteur, d'un modèle assez ancien, donnaient des signes de fatigue, et beaucoup d'information restait trop floue.

“ En tous cas, elle ne peut pas être très loin. Nous avons donné l'ordre de recherche moins de vingt minutes après son départ. Ou elle roule encore, et on va la repérer, ou elle s'est cachée dans les environs. Sans doute même pas très loin, ce qui expliquerait mieux que personne ne l'ait repérée ”.

“ A moins que ce salopard n'ait un moyen de brouillage ”.

“ C'est bien dangereux. Si on se fait prendre avec ce genre de gadgets... ”

Retour d'informations fichier sur Claude Rémy. Personne de ce nom, de vivant du moins. Divers personnages autrefois, sans parler de quelques héros imaginaires dans la littérature. L'un d'eux, pourtant, bien que les indications ne soient pas bien nettes au fichier, pourrait avoir l'âge du ravisseur d'Henriette. C'était un homme du monde assez cultivé, mais qui ne laissa pas de souvenir bien particulier quand il fut porté disparu sans espoir au cours d'une expédition spéléologique dans le Massif central. Curieux. A garder à tout hasard. Effectivement, le signalement fait état d'un personnage d'un autre âge, avec des allures étranges, et l'emploi de cette vieille voiture... Mais que serait-il devenu pendant ces dix ans ?

Repris de justice en liberté ? Monsieur Martin, vous vous croyez encore au siècle dernier. Depuis plus de cinq ans, nous n'avons plus perdu un seul de nos “ protégés ” , grâce à une surveillance électronique particulièrement étoffée, et même prévisionnelle, qui fait retrouver rapidement même les plus malins. D'ailleurs, ce rapt ne paraît guère être l'œuvre d'un professionnel du crime. Il y a là un côté Arsène Lupin, James Bond archaïsant, qui traduit autre chose.

Conditions climatiques. Rapports techniques. Le point semble épineux. Ni du côté de l'usine atomique, ni du côté de l'autoroute, ni aux services météorologiques de la batellerie à Conflans, on n'a relevé d'anomalies technique. Pas plus que dans les bâtiments auxquels s'adossent les cabines de la plage. C'était une journée un peu chaude pour mai, et encore. Les contrôles accessibles par contact direct depuis le centre n'indiquent pas d'anomalies.

“ Peut-on faire un contrôle par mise hors circuit de la régulation normale de la plage ? ”

“ C'est possible ” précise le Club. “ Il suffirait de demander à Uniclimax, qui a installé notre système. ”

Contact avec Uniclimax. L'opération est possible immédiatement par télécommande depuis leur centre de monitoring technique de Gennevillliers. Lancement d'un programme d'analyse avec simulation. Ah, tiens... effectivement, tests donnant des résultats anormaux. Certains fusibles semblent avoir lâché, du moins être détériorés et donner des réponses régulières. Deux causes possibles de panne: irrégularités spéciales de l'alimentation électrique (rare, suppose des déphasages en chaîne) ou détérioration des lignes de télécommande.

Où passent ces lignes ?

Plan fourni par le Club : elles partent des bâtiments de service derrière la cabine, longent l'autoroute, la traversent par dessous et rejoignent une galerie souterraine de services et de lignes d'usage général. Passage sous gaine béton, sauf sous l'autoroute où elle est fixée au pilier sous protection antiparasite simple.

Crostini: “ C'est tout vu, le Rémy a saboté la commande thermique pour perturber les réactions des occupants de la plage. Nous ferons vérifier plus tard par les Mobiles. Il y a plus pressé pour le moment. Rémy connaissait donc cette disposition. Il a dû essayer de remettre les choses en état quand il est parti, sans quoi le club ou Uniclimax auraient fini par s'en apercevoir. Mais il ne l'a pas assez bien fait, pressé. Et pour cause.

Tout de même, Uniclimax, comment n'avez-vous pas perçu plus vite cette panne, qui a dû pour le moins perturber certains de vos circuits?

Uniclimax : “ Les déphasages de ce type sont rares, temporaire, en général sans conséquence sérieuse, et nous n'avons pas de détection permanente pour ce type d'incident. En fait, le ravisseur devait avoir préparé un coffret spécial de brouillage plus rapide à mettre en œuvre et surtout plus discret qu'un sabotage proprement dit. C'est un expert!

Kerfranc: “ J'ai l'impression que nous avons affaire à des gens extrêmement bien renseignés et équipés ; cette affaire est décidément des plus sérieuses. ”

Crostini: “ Animateurs du Club, êtes vous certains que les travaux ont été correctement exécutés ? Tout cela n'aurait tout de même pas dû être possible. Votre responsabilité est en tout état de cause engagée ”.

Club : “ Nous mettrons l'affaire entre les mains de notre conseil juridique. Mais je peux vous assurer que toutes les précautions normales ont été prises. Nous avons affaire des experts. Mais comment ont-ils pu trouver de telles informations. Les fichiers et documents, tant électroniques que sur papier de notre club, ne sont pas communiqués à n'importe qui. ”

Crostini: “ Alors votre architecte ? Qui est-ce ? ”

Le cabinet IBW. Isabelle et Bernard Wallon. Numéro normal d'appel.

Crostini: Cabinet IBW ?

Système téléphonique : ... non disponible, message mis en attente.

Après examen, il ne semble pas que les plans aient été communiqués à qui ce soit. La vérification auprès du cabinet IBW est remise à plus tard. Des recherches parmi les enregistrements d'accès aux fichiers semblent longues. Piste remise à plus tard. De nombreux employés, en effet, peuvent accéder à ces documents et, parmi eux, les contacts avec Claude Rémy pourrait avoir été fort indirects. Dernière sortie du dossier: services centraux d'urbanisme du district parisien.

Complicité au sein même du Club ? Tous ces membres pouvaient assez facilement savoir par où passaient les câbles, pour peu qu'on s'y intéresse. Savoir aussi que ce modèle de climatisation est sensible le à ce type de panne et peut donc être déréglé par un déphaseur à induction... qui pourrait s'y connaître assez ? Jean Martin ? Un technicien assez ordinaire en routes et moyens de circulation. D'ailleurs son attitude l'exclurait plutôt. Rufus Bonneau, poète, plutôt hérétique à sa manière, né à Albi, jamais manifesté la moindre attirance ni compétence pour quelque technologie que ce soit ...

Rien de facile dans l'immédiat. Demande de levée judiciaire sur le secret des fichiers de personnel :

- du Club,

- du cabinet IBW,

- d'Uniclimax.

La procédure demandera plusieurs heures.

Passons aux anomalies de surveillance des mouvements.

Kerfranc : “ Il est tout de même extraordinaire qu'un véhicule, au surplus d'un modèle plutôt voyant par son anachronisme, ait pu pénétrer dans un lieu privé. Que les appels réitérés de Jean, et sa demande d'enregistrement aient pu passer inaperçus ”.

Coïncidence ? Une des liaisons avec le centre de contrôle passe à proximité de la ligne de climatisation. Il ne semble pourtant pas qu'elle ait été touchée. D'ailleurs, il s'agit d'une ligne blindée de sécurité pratiquement impossible à troubler sans alerter de suite le centre de surveillance. De plus, la ligne qui passe à cet endroit n'est pas la ligne principale, mais une ligne de sécurité destinée à doubler le canal principal en cas de problème. En régime courant, elle n'est utilisée qu'à petite vitesse pour la vérification de certaines informations.

On envisage de la doubler pour assurer des liaisons plus complètes avec le centre de secours du grand bâtiment placé de l'autre côté de l'autoroute. Cette nouvelle organisation s'inscrit dans le cadre d'un plan d'aménagement de ce secteurs, assez vaste, et qui ne sera lancé, sauf urgence, que lorsqu'il y aura suffisamment d'opérations à effectuer dans le secteur pour justifier des déplacements et des modifications physiques, toujours délicates dans la complexité de l'urbanisme moderne.

En tous cas, les logs de cette ligne, certes fort sommaires, ne signalent rien de particulier pendant les dernière heures.

Sur la ligne principale, l'analyse est plus délicate. D'une part, en effet, un certain nombre des événements de la plage n'ont pas été enregistrés, d'autre part il y a eu cette erreur de connexion qui a route l'enregistrement sur Saint-Germain. Cela fait tout de même beaucoup de coïncidences, et Rémy n'aurait certes pas lancé le coup s'il n'avait eu la certitude d'annihiler les réactions du contrôle pendant un laps de temps assez long, disons un bon quart d'heure.

Kerfranc: “ Remuez-vous sur la question. De telles anomalies sont difficilement admissibles. Si vous ne trouvez pas les coupables, j'en connais qui vont devoir subir des check-up sérieux ”.

Mise des antennes en contact du contrôle local sous surveillance simplifiée d'un des centralisateurs du secours, récolte en accéléré simulé des événements notés au centre local.

Par d'intervention particulière jusqu'à 17.00.00, sinon les logs normaux des contacts de Jean, Rufus et Thérèse. Diverses interventions de routine du contrôle local (notamment une alarme erronée d'un habitant du grand immeuble, et tutti quanti). Les réactions du centre semblent normales. L'enregistrement des messages de routine des officiers de permanence, notamment Crostini et ses adjoints. Des informations de contrôle courante avec le Club, les usines, la surveillance de l'autoroute. Le climatiseur n'avait pas signalé d'anomalie, sinon une dépense plus importante, évidemment, mais qui aurait pu s'expliquer, et que compensait pour une part le trou créé par Rémy pour faire entrer la Lyre.

Cependant, à 16.55.00, un appel numérique assez curieux était enregistré, et paraissait sans signification. Et enregistré sans mention de source. Parasites ? Repassé en simulation sous différents types de décodage possibles, il ne déclencha pas de perturbations particulières de fonctionnement, du moins au niveau du système central. Il était passé d'autant plus inaperçu que, par coïncidence, Vauthier, pour effectuer quelques vérifications de routine sur le système, l'avais mis en mode de surveillance simplifiée. Cela n'avait en principe aucune importance, mais pouvait expliquer qu'un message peu ordinaire ait été mal interprété, mal enregistré et lancé une procédure de routage des messages sur Saint-Germain. Bizarre tout de même. Bizarre.

Enfin, qui avait répondu à Jean de ne pas s'inquiéter ? Sur ce point, même une analyse en simulation ne donna pas de résultats concluants... sinon que quelque chose n'était pas clair. Du travail d'expert.

Kerfranc: “ Visiblement, il y a trop de coïncidences pour que tout cela soit le fait du hasard. Et c'est trop finement manigancé pour qu'il s'agisse d'amateurs. Je ne mets pas en cause une complicité éventuelle de Crostini ni de ses collaborateurs, qui voudront bien cependant considérer que toutes leurs interventions soient, pendant quelques temps, au moins jusqu'à ce qu'on ait retrouvé Mademoiselle Martin, je souhaite pour eux que ce soit en bon état, sous surveillance de routine avec enregistrement spécial. Le district vérifiera l'exécution de ces mesures. Monsieur Crostini, je vous prie d'excuser ma fermeté, mais la nature particulière et grave ces faits m'y contraint, vous le comprendrez ”.

Crostini: “ Nous le comprenons, Monsieur Kerfranc, et soyez certains que nous ferons tout notre possible, d'abord pour retrouver Mademoiselle Martin, ensuite pour expliquer comment ces anomalies ont pu se produire. Je vous demande de nous donner l'assistance d'experts de haut niveau pour ré-analyser notre système. ”

A ce moment, on appela d'Uniclimax.

Uniclimax. Nous avons interrogé le personnel et certains anciens de notre agence, maintenant employés ailleurs. Un fait intéressant: l'un d'eux, qui a participé à la réalisation de la plage d'Herblay, est entré en communication avec Henriette Matin il y a quelques mois. Celle-ci l'appelait pour tout autre chose, relative à sa profession actuelle, mais avait amené la conversation sur le dispositif de climatisation. Henriette avait paru intellectuellement intéressée par des précisions techniques sur cet appareil. Le charme aidant, notre ancien employé lui avait fait un petit cours sur le réglage des climatiseurs, leurs circuits de contrôle et leurs faiblesses. Il ne se rappelle plus du détail, mais a pu sans doute lui donner des informations assez précises sur l'installation d'Herblay, n'y voyant qu'une curiosité purement théorique.

Par ailleurs, étant donné l'importance de notre clientèle, il serait relativement facile de compléter ces données spécifiques par des caractéristiques techniques générales, suffisamment pour mettre au point un dispositif propre à dérégler nos matériels, pourtant bien protégés contre toutes sortes de perturbations. Il y faut évidemment quelques connaissances en climatisation et même en systématique fondamentale... sans parler d'imagination. Mais rien d'impossible.

...

Cela changeait tout. Henriette complice ! Cela prenait un tour romantique. “ Ah, le femmes. Elles nous feront toujours marcher... Les participants de la conférence, tous masculins, ne se privèrent pas de se défouler sur son compte.

Kerfranc: “ C'est tout de même un peu fort de café. J'ai d'autres chats à fouetter que les lubies d'une intellectuelle qui part avec son godelureau. Bande d'érotomanes à la manque... Mais, trêve de plaisanteries, il y a tout de même une bonne femme qui a disparu, sans parler de cet autre ostrogoth de Rémy qui sort d'on ne sait d'où, se permet de circuler avec un véhicule de musée, de faire des trous dans la clôture de la plage, de dérégler une climatisation avec des risques de surchauffe, dangereux pour les personnes sans parler de l'incendie possible. Partis comme vous êtes, vous n'arriverez à rien. L'adversaire n'est pas à votre taille. le poste de contrôle local est provisoirement déclassé. Crostini, passez les commandes majeurs au district sous procédure DB29. Vous continuerez la surveillance de routine sous contrôle du district. J'ai bien envie de proposer des mesures disciplinaires à votre égard pour avoir laissé se produire un tel désordre. Cependant, la nature particulière de l'adversaire vous donne l'excuse de la faiblesse de vos moyens. Nous en reparlerons un peu plus tard. ”

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV. MEDITATION A LA CAVE

C'est une Henriette éperdue d'amour qui s'était jetée dans les bras de Claude Rémy, à peine refermée la portière de la Lyre. Mon amour. Mon roi. Mon chef. Mon mousquetaire adoré. Tu as réussi...

Un peu de calme, poulette. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. La Lyre s'était arrêtée une seconde sur le bord de la route, le temps pour Claude de récupérer le coupleur à induction qu'il avait si efficacement utilisé pour dérégler le climat de la plage. Puis, aussi vite que le permettait la puissance de la Lyre, et au risque de se faire remarquer pour excès de vitesse, il avait rejoint l'autoroute et pris la direction de Conflans et de Saint-Germain-en-Laye.

Le pilote automatique lancé, ils avaient profité de ce bref instant de répit pour s'enlacer et leur passion, avivée par la longue attente, et fouettée au vif par l'excitation de cet enlèvement romantique à souhait, fit sauter les préliminaires et venir droit aux actes, fermés les stores de la Lyre et rabattus les sièges. L'automation a parfois du bon. Il n'y avait d'ailleurs pas de temps à perdre. Ils arrivaient déjà à Saint-Germain, et Claude dut reprendre les commandes, le système d'information de la Lyre n'étant pas assez perfectionné pour assurer la conduite automatique en ville... de toutes façons, en ville, conduite automatique était synonyme de mise sous contrôle des Grands. Il n'en était pas question, et pour cause.

La Lyre longea le parc et vint se ranger près d'une petite porte du musée.

Claude:

Détail important, bel oiseau bleu : avant de quitter ma Lyre enchantée, prends la précaution d'arrêter ton contact. Voilà, tu le retires de ton poignet, tu prends ce petit tournevis, et tu fais un quart de tour.

Voila,

Petite hors la loi,

Robine des bois,

Et attends moi.

Claude sortit, fit rentrer la Lyre au sous-sol, cacha Thérèse dans un petit réduit, lui remit un papier avec quelques instructions, l'embrassa encore, et alla ranger la Lyre dans le Musée, où une grande salle des "antiquités françaises" avait été consacrée aux spécimens les plus importants ou les plus prestigieux de l'industrie automobile du passé.

Le temps de retirer quelques postiches, et il redevint le Conseiller principal du Musée de Saint-Germain, arpentant d'un air connaisseur et blasé, mais alourdi par les responsabilités, les grandes allées de la salle d'exposition.

Dans le débarras inconfortable où Claude avait tout de même pensé à disposer un fauteuil, quelques biscuits salés et une bouteille d'anis dosé juste comme elle aimait, Henriette commença de réalise à quel jeu elle jouait.

Il faisait pratiquement noir, à l'exception du rai de lumière qui filtrait sous la porte et qui lui permit, après plusieurs minutes, de distinguer où elle était. Un réduit de forme biscornue, comme oublié par un architecte distrait dans le plan, et qui semblait avoir été rebricolé après la construction principale du musée. C'était de toutes façons un bâtiment propice aux recoins et aux soupentes bizarre. Il y avait là quelques vieilles caisses, pièces appartenant sans doute aux modèles de voitures exposés, mais sans assez d'intérêt ou jugées telles par le conservateur, des instruments hors d'usage, qui semblaient plus oubliés qu'autre chose.

Expérience inouïe: pour la première fois de son existence, elle vit une araignée. Du moins c'en devait être une, si elle en croyait les images qu'en montraient les cours de zoologie. Une autre qu'elle aurait eu bien du mal à supporter la vue d'un animal aussi répugnant. Mais elle savait que l'aventure se paye et, petite fille du grand Martin-Lagarde, elle avait assez lu ses mémoires pour ne pas s'affoler à la première difficulté.

Elle demanda l'heure à son contact. Silence. Elle le secoua, d'un vieux réflexe qui remontait à ses aïeules et à leurs montres mécaniques. Rien. La froideur inhabituelle du bracelet lui rappela qu'elle l'avait mis hors tension à la demande de Claude. Pourquoi, d'ailleurs, puisqu'il aurait été bien étonnant que les impulsions de contrôlent puissent être repérés dans un coin aussi reculé. C'était bien les hommes !

Seule.

Il ne passait personne dans ce couloir reculé du musée, à cette heure déjà un peu tardive.

Silence.

Un peu froid, d'ailleurs. Le climat de ce cagibi n'était pas spécialement surveillé, évidemment, et la froideur humide du sol remontait à travers les gros murs de béton brut coulé à l'ancienne.

Surtout, elle ne portait sur elle que son léger vêtement de plage, car il n'avait pas été question de préparer des bagages, activité qui n'aurait pas manqué de retenir l'attention de Jean ou même d'observateurs électroniques fins. D'ailleurs, elle ne possédait pratiquement aucun vêtement chaud, puisque l'essentiel de son existence se passait sur la plage ou dans sa cabine où le poste de travail à distance lui permettait de faire son métier (interprétatrice et analyse en textes anciens ! quand retrouverait-elle ses chers fichiers ?), tous les échanges se faisant, avec le centre de recherche dont elle dépendait, par l'intermédiaire du réseau visiophonique.

Certains jours de fête, bien sûr, elle sortait avec des amis. Mais c'était toujours dans des zones aux climats bien réglés, et le manteau de nos grands-mères n'était plus porté que par quelques excentriques, par exemple pour faire valoir qu'elles pouvaient se procurer de la fourrure (mais aux regards d'envie se mêlait de nos jours une réprobation pour cet affichage d'indifférence à l'égard des animaux).

Et si un gardien, un préposé au nettoyage, par exemple, la découvrait dans ce recoin? Elle n'avait aucun moyen d'acheter son silence, et son sourire séducteur autant qu'honnête suffirait-il à désarmer sa méfiance, dans un monde où tout était toujours et partout désespérément à sa place ? On verrait bien.

Froid, et seule. Le contact de poignet, débranché, lui paraissait de plus en plus froid, et rigide la patte du capteur de pouls, et sans réaction les cadrans familiers dont on faisait jouer les commandes comme par tic. Tic tac. Plus de tic ni de tac ici. Seule. Nul ne savait plus où elle était. Sinon Claude. Et si elle se trouvait mal ? Et s'il ne trouvait pas la solution pour la garder bien longtemps cachée, tout conservateur de musée qu'il soit ! De jour, il y avait des visiteurs, de nuit, les circuits d'alarme ne manqueraient pas de donner l'alarme si l'on se déplaçait.

Quelle heures est-il ? Impossible de savoir l'heure, avec ce fichu contact mort. Petit cadavre de plus en plus insupportable, peau morte, verrue, bracelet d'esclave. Mais le retirer serait sans doute dangereux, et Claude ne lui avait rien dit à ce sujet.

Tiens. Qu'est-ce qui traîne dans ce coin ? Ma parole, un vieux livre! Un livre en papier. Depuis huit ans qu'elle travaillait au service d'analyse des documents anciens, sans parler des cinq années d'études aux Chartes, elle n'en avait guère vu, si je puis dire, en liberté. L'écran, cathodique ou à plasma, avait définitivement remplacé ce matériau d'autrefois, comme il avait sans pitié détrôné la tablette de cire et le papyrus. Un roman. Une "série noire" des années 1950. Quel contact étrange que ces page moisies et sales. Et l'odeur. Papier corné, il manquait quelques pages. Quel curieux objet qu'un livre, tout de même. L'année des robots fous. Robots, déjà - qu'est-ce que c'était ? Ah oui, des sortes de systèmes automatiques aux formes humanoïdes. Mais quelle belle typographie, tout de même! Et ces caractères légèrement enfoncés dans le papier. L'écran, malgré tous les progrès, n'a pas un aussi beau contraste que cette impression, pourtant à bon marché.

La lecture la plongea dans un univers curieux. Mais le froid la ramena vite au sens des réalités. D'ailleurs, elle n'aimait guère les romans, et celui-là était particulièrement fadasse. On n'entendait plus guère de bruit dans le musée. Ah, s'il pouvait venir la rechercher. Retrouver la chaleur de son sourire, le délicieux engourdissement de se glisser dans ses bras. Dans l'immédiat, un manteau de fourrure comme autrefois aurait encore mieux fait l'affaire... et dire qu'il devait y en avoir de nombreux dans la section "costume" du musée. Mais autant y renoncer: prendre quelque chose, et sans doute même se promener dans les allées désertes sans précautions, c'eût été aussi efficace pour se faire repérer que de joindre les grands tout de suite après avoir remis son contact en route. Attente.

C'est une minute seulement après la fermeture du musée qu'il vint la chercher. Le doigt sur les lèvres.

Voilà. J'ai pu prendre les contacts nécessaires. Tu vas sortir par la porte de service qui nous a servi à entrer ici, juste au moment où la sonnette de fermeture va retentir. C'est à quelques secondes près. Une voiture t'attendra, et tu y monteras sans poser aucune question. Elle te conduira en lieu sûr. A bientôt.

Ah, une amie a justement "oublié" ce matin un manteau dans mon bureau. J'ai pensé qu'il complèterait utilement ta garde-robe. Son sourire à la fois complice, amusé et quémandeur. Qu'elle aimait tant, sur l'écran vidéo et plus encore directement. C'est une voiture à deux cabines. Tu ne verras donc pas le conducteur. C'est normal, pour nous, la discrétion est de rigueur, ne l'oublie jamais, petite hors-la-loi de mon cœur. Et, sur un baiser puissant, il la rendit à sa solitude.

Elle se mit dans une attitude physique d'attente, jusqu'au moment où sonna la fin du jour. Elle se dirigea alors, camouflant sous son pas tranquille l'émotion qui commençait à l'étreindre, l'inquiétude de rencontrer quelqu'un, d'être surprise par un gardien. Claude était-il sûr que l'ouverture de cette porte pourrait se faire sans déclencher une alarme quelconque ? De toutes façons, elle n'avait pas le choix. La porte s'ouvrit sans bruit et sans résistance. elle la tira derrière elle, elle se referma avec un claquement sec. Sur le vieux mail, les grands arbre se détachaient en noir. Il n'y avait pratiquement personne malgré la douceur du soir. Ce climat amoureusement étudié avec les meilleurs spécialistes par le secrétaire général de l'association Fertalienne pour la défense des espaces anciens. Mais les membres même de l'association n'avaient guère le temps d'en profiter et, ce soir du moins, c'est en vain, c'est pour la gloire que les grands platanes distillaient dans le lumière du crépuscule artificiel les tièdes senteurs d'autrefois.

Elle était sortie depuis deux minutes à peine, immobile auprès d'un arbre qui la dissimulait, à cette heure surtout de lumière douce et d'épaisses ombres, qu'un véhicule de contrôle, d'où deux Grands patrouillaient du regard d'un air absent traversait la place à petite allure. Mais ils ne la virent pas, et elle était à peine sortie du mail qu'une longue voiture aux formes élégantes, mais d'un gris discret, ralentissait près d'elle et que sa portière s'ouvrait. Elle était déjà repartie quand les feuilles des platanes, réveillées par le courant d'air, ne s'étaient pas encore aperçues de son arrêt.

L'accélération la plaqua sur le siège. Elle était seule dans la cabine à peine éclairée par une petite veilleuse. Un écran et un clavier standard permettaient le dialogue avec la centrale de bord. Une voix ferme, calme "tout va bien, relaxez vous, vérifiez que votre contact est bien débranché. Il y a de quoi dîner dans le petit frigidaire à votre droite. La section GTX de Ferteau a tenu à vous offrir la boite de chocolats que vous voyez sur le dessus. La cabine comporte le sanitaire habituel. Le voyage sera assez long, je vous conseille de dormir après avoir dîné. Il se peut que je doive vous réveiller dès le matin. Si vous avez besoin de quoique ce soit, n'hésitez pas à me le demander . OK ? "

"OK, merci, nous allons loin ?"

"Ne commencez pas à poser des questions. ici, tout le monde vous aime bien, mais nous ne jouons pas à un jeu d'enfants. Le succès de notre antisystème dépend de la qualité de notre self-control".

Logique. Moins elle en saurait, moins elle pourrit en dire. Probablement, d'ailleurs, son chauffeur, qu'elle imaginait grande et sportive, n'avait guère d'idée de qui elle était, ni de la raison qui justifiait ce transport exceptionnel. Si, tout de même, se dit Henriette, sans quoi elle ne m'aurait pas si gentiment souhaité la bienvenue. Les révolutionnaires seraient-ils de gens souriants...

Les mouvements de la voiture lui donnaient des nausées. Malgré le confort des sièges et la perfection du climat. De longues années de vie presque entièrement passées sus la plage du Gyro-Club, coupées d'assez rares visites aux autres Clubs de la ville, l'avaient déshabituée de ces univers mobiles, où l'horizon balançait son imaginaire ligne bleue, tantôt d'oscillations aussi régulières qu'écœurantes, tantôt de brusques secousses en des points inattendus de l'espace-temps qui causaient de douloureuses discontinuités à toutes ses dérivées.

Mais, après s'être un peu restaurée, la fatigue émotive aidant la fatigue physique, elle parvint à s'endormir sur un bon effort de relaxation, aidé par un peu de musique douce, de vieux airs des années 70 que l'instinctive chauffeur lui retransmit d'après une émission de FIM 90.

Au bout du mail de Ferteau, la voiture, une grand bringue efficace et triste, mais dont un observateur averti aurait remarqué la puissance potentielle cachée, rien qu'à la manière dont elle passait, d'un décalage imperceptible, d'un régime à l'autre, alors que les meilleures voitures courantes accusaient le choix d'une oscillation caractéristique et parfois assez brutale, avait enfilé le long tunnel qui dégageait les vieux quartiers. Son contact échangeait en permanence des messages avec les radars de contrôle, et le centralisateur des Grands suivait son voyage avec la fidélité spécifique des automates.

 

 

 

 

 

V. LA PRESSE

- Dis-donc, Franz me signale qu'hier soir, sur la Vex 25, entre Herblay et Conflans, il a croisé une Lyre. Tu sais, ce vieux modèle de bagnole.

- Bof.

- Ce qui est plus curieux, c'est qu'il faisait quelques prises de vues au musée de Saint-Germain et que, dans une salle, il y a aussi une Lyre.

- Et alors?

- Celle qui était dans le musée est sortie tout récemment. ET, quand il l'a vu, portait encore visiblement des traces de circulation récente. Or, en principe, les véhicules de ce muse ne sont pas censés être en état de marche. Il a eu envie de voir ça de plus près, et demandé l'autorisation d'y pénétrer. Ca n'a pas été facile, mais tu connais Franz! Une visite lui a confirmé qu'elle était effectivement sortie récemment et qu'en tous cas elle était soigneusement entretenue.

- Oui, c'est assez curieux. Mais c'est peut-être tout simplement une des huiles du musée qui aime se promener dans vieux tacot et enfreint les règlements... vétille. Ah mais, attends un peu, les Grands ont signalé qu'une jeune femme a été enlevée, hier, sur une plage d'Herblay, dans une Lyre. Si c'était celle-là ?

La grande salle des faits divers de FH35 était bruyante. Comme toutes les chambres de synthèse destinées à globaliser rapidement des informations de tous ordres et le dialogue à haute teneur psychique d'équipes dynamiques, il y régnait une ambiance à la fois décontractée et affairée, chaude et rationnelle. De grands écrans occupaient les murs, indiquant, dans le cadre de grandes structuras significatives stables, l'évolution constante de la vie de la région.

C'est dans cette grande salle qu'appelaient reporters, correspondants locaux et, par l'intermédiaire de bureaux spécialisés, les attachés de presse des organismes divers et même les simples particuliers. Toux ceux qui estimaient avoir quelque information, quelque spectacle intéressant à communiquer, et faisaient confiance à FH35, pouvaient l'appeler sur visiophone. Un bureau particulier recevait tous ces appels, en appréciait l'importance et décidait de la suite à leur donner.

Le travail de ces sélectionneurs consistait à apprécier la valeur des informations présentées et à indiquer quels types d'information elles concernaient: sports, arts, faits divers, vedettes, politique intérieure ou extérieure, économie. Le dialogue avec l'interlocuteur permettait d'en améliorer la teneur.

La séquence était intéressante et méritait d'être suivie ? Un conseiller était mis en communication avec le correspondant pour le documenter, l'aider dans sa prise de vue, l'organisation de ses idées, la demande de faits complémentaires.

En fonction des critères donnés par les premiers sélectionneurs, les séquences étaient transmises à diverses cellules correspondant aux grandes parties du journal, à ses rubriques. Le cœurs des nouvelles parvenait à la “ grande salle ”, qui décidait des principales éditions et notamment des bulletins d'information de midi et du soir.

Chaque niveau de sélection comportait aussi des assistants techniques et des moyens d'accès à une documentation spécifique à la rubrique.

Dans la salle des faits divers, l'attention était maintenant centrée sur la découverte de Franz. Comme la veille au centre de contrôle des Grands, divers éléments de documentation concernant la Lyre furent apportés. L'on fit apparaître le message des Grands. Michel, qui connaissait bien Gilbert, au poste de Pataformio, prit contact avec lui.

- Hélas, mon pauvre vieux, je ne peux rien te dire. Cette affaire présente des aspects curieux et c'est le district qui l'a prise en charge. Tu peux appeler Paul au district de ma part, encore que je n'aie guère la cote en ce moment. Ciao.

Le district:

- Je n'ai rien à cacher à FH35, mais dans l'immédiat nous ne savons pas grand chose de plus que ce qui a été indiqué dans le communiqué. Si tu as des tuyaux intéressants, on peut parler OK ? Mets ta ligne sur le mode confidentiel, SVP, et n'appelle pas toute ta rédaction pour l'écouter. Ce que je peux te dire, c'est qu'elle est complice. Tout indique que c'est elle qui a indiqué à ce Claude Rémy le moyen de saboter le climatiseur de la plage. Les recherches que nous avons faites sur le passé d'Henriette Martin semblent indiquer qu'elle s'intéressait de plus en plus à certains thèmes proches des opinions du groupe GTX, dont certaines branches sont clandestines.

Tu sais d'où vient la Lyre! Tuyau intéressant, car il y a un nombre encore assez élevé de Lyres dans la région. Elles sont presque toutes bleu écume, et leurs caractéristiques les rendent difficiles à suivre avec les radars de contrôle, bien qu'elles soient conformes aux règlements actuels sur les transpondeurs. De plus, leur champ n'est pas corrigé, ce qui fait que la liaison avec les contacts de poignet des passagers est perdu. Bref, mis à part le fait que c'est un véhicule assez voyant, c'est bien l'engin rêvé pour un enlèvement. Et romantique à souhait, de plus.

Merci de ton truc, je te garde une priorité sur les informations qui en découlement. Quant à la suite des opérations... Peux-tu me donner le contact avec ton gars qui est sur place ? Il ne s'en repentira pas.

- Je vais le lui demander. A tout de suite.

- Allo, Franz ? J'ai l'impression que tu as mis le doigt sur une affaire intéressante. Le passage d'une belle jeune fille dans le camp de la révolution. Paul Antiaux, une des Grands du district, aimerait étudier la question avec toi. Je te le passe.

- Merde. Moi, tu me connais, Michel. Les flics, je ne les aime guère.

- Allons, ne fais pas l'innocent. Tu tiens une histoire romantique à souhait, et de toutes façons, à l'heure qu'il est, la gosse a dû atteindre un repaire sûr du GTX. Tant qu'à faire, c'est plutôt de bonne publicité pour ce mouvement, qui éveille des sympathies, je sens ça, dans ton petit cœur sentimental.

- Attends, Chantal veut te dire un mot.

(Chantal) - Oui, t'affole pas, Franz. Je suis sûr qu'elle est maintenant arrivée à bon port. Tâche seulement de tirer un maximum de vers du nez de Paul, et tâche de ne pas lui en dire trop. A la limite, il faudrait essayer de dédouaner le conservateur du musée, qui pourrait avoir de sérieux emmerdements à la suite de ta découverte.

(Michel) - Franz, je précise que je n'ai pas dit où est la Lyre que tu as dénichée, ni même qui tu es (il serait fichu de trouver tout seul que tu es en ce moment au musée de Ferteau). A toi de jouer, et garde toi de brancher la vidéo si tu n'as pas l'assurance que... service pour service. Et tant qu'à faire avec un taux bénéficiaire.

- OK, Michel. Passe-moi ton rigolo. Il est sympa, au moins ?

- Assez. C'set un gars qu'on connaît depuis longtemps ici. Paul Antiaux, tu sais, qui nous avait bien épaulé dans l'affaire de la soi-disant baronne de Sinimazov.

-Exact, c'est un type bien. Allons y.

Mais il apparut assez rapidement à Franz que les Grands avaient pratiquement perdu la piste, et il ne tenait pas à les y remettre, du moins avant de s'être assuré que cela ne compromettrait pas les fuyards. Ils se quittèrent donc après un échange de banalités, sans plus.

Michel lui conseilla de continuer tranquillement son action sur place, mais assez discrètement pour que les Grands, alertés, ne trouvent pas la piste. Malgré son contact spécial de journaliste, qui assurait une certaine immunité de sorte que les Grands ne puissent déduire du mouvement des reporters sur quelle affaire ils travaillaient. Sans doute, Michel connaissait le contact du journaliste. Sa présence était donc prise en charge par les systèmes automatiques de sécurité et de surveillance des mouvements, mais les informations correspondantes étaient classées dans des fichiers spéciaux qui n'était accessibles que par quelques très hautes autorités. Cependant, les Grands disposaient de centralisateurs puissants et pourraient, par déduction, bien que cela leur soit en principe interdit, obtenir quelques données sur les mouvements du reporter.

- Donc, fais gaffe. Mais l'affaire a l'air fort intéressante, surtout dans la conjoncture actuelle. Le GTX semblait actuellement dans une phase de croissance. Il n'y a pas eu de passage au maquis depuis un an au moins. Avec la proximité des élections au conseil central de surveillance, tu monteras à la Une si tu arrives a obtenir des précisions intéressantes. Laisse tomber provisoirement ton reportage culturel sur les années 70 à Ferteau et excite-toi là dessus. On garde le contact et, bien entendu, tu aurais le soutien technique nécessaire, éventuellement du fric si cela t'apparaissait indispensable.

Franz demanda le conservateur par l'intermédiaire de sa caméra, dont l'écran de contrôle lui donnerait un meilleur dialogue que son contact de poignet.

- Le conservateur ?

La voix délicieusement féminine de sa secrétaire lui infligea aussitôt un démenti formel.

- Monsieur le conservateur est en conférence et son planning est très chargé pour le moment. Maintenant qu'il vous a donné toutes les autorisations nécessaires pour vos prises de vues, que vous faut-il encore ?

- Dites lui seulement que je veux lui présenter les amitiés de sa cousine Henriette. Je l'ai rencontrée sur la route, et nous avons constaté cette coïncidence?

- Je ne vois pas le rapport, mais je vais lui transmettre votre message.

- Lui comprendra, je pense.

Musique d'ambiance.

- Monsieur le conservateur pourra vous recevoir au début de l'après-midi, car il est très occupé pour cette fin de matinée, et a un rendez-vous. Il s'en excuse auprès de vous et m'a prié de vous retenir pour déjeuner, si vous n'êtes déjà pris

La dernière phrase est accompagnée d'un sourire à désarmer un vieux Père abbé bénédictin.

- C'est que mon journal m'a demandé de ne pas m'attarder. L'essentiel de mon reportage est maintenant terminé et...

- Allons, ne me racontez pas d'histoires, vous en avez encore pour au moins huit jours de travail. Et d'ailleurs vous m'avez prévenue que vous attendiez deux assistants pour demain.

- Ah, oui. C'est vrai, hem, mais j'ai dû les décommander...

- Ah, écoutez, soyons sérieux. Il est onze heures, et malgré tout l'intérêt que vous pouvez porter à Mademoiselle Henriette, il faut bien admettre que le conservateur d'un grand musée, malgré encore toute la sympathie qu'il porte à un journal courageux comme FH35 qui ne craint pas de défendre des causes difficiles à l'occasion, et où il apprécie d'ailleurs particulièrement vos travaux...

Arrête ton char, belle princesse... pensa-t-il. Vous voulez me cacher quelque chose. Et sans doute donner discrètement un petit coup de chiffon à la Lyre pendant que nous déjeunerons. Mais soyez tranquille, j'ai pris mes précautions, et j'ai déjà pris en macro photo tout ce dont j'ai besoin, avec dates certifiées et tout le tintouin dont le timing des enregistrements authentifiera l'heure si nécessaire. Touchez à ces pièces à conviction, vous aggravez encore votre cas, dont la pression que je pourrai faire sur vous.

- Bon, bon, de si beaux yeux méritent bien une petite pause, Mademoiselle...

- Armande.

- Armande, mon Dieu, quelle poésie. Attendez-moi, et dites-moi où nous nous retrouverons. Au coin du vieux mail, sous la grande pendule armoriée ? OK. A tout de suite, 13.05, ça vous va ? Le temps que je range un peu mes affaires.

Avant d'aller plus loin, il voulait consulter le père Hughes. sur un canal spécial garanti sans table d'écoute par les Télécommunications, Franz eut le contact avec son directeur de conscience.

- Ecoute, père, il va y avoir des problèmes sérieux. J'ai mis le doigt sur une affaire sérieuse, si tout va bien on me propose la une du journal. Mais il peut y avoir des conséquences très fâcheuses pour un certain nombre de gens qui cherchent avec courage à faire progresser le taux de liberté/unité démocratique français. Tu vois de quoi je veux parler.

- Ca paraît cornélien, Franz. Mais tu n'es plus un débutant dans le métier de journaliste et tu rencontres ça tous les jours. Il me semble que les autres fois tu n'avais pas la même difficulté à prendre tes responsabilités. Physiquement, tu as la forme ?

- Assez, encore que le climat de ce musée un peu vieillot me porte sur le système. Je ne suis pas un fanatique des vieux trucs, tout en reconnaissant qu'il y a des choses remarquables. Les vieilles voitures que je photographie sont logées dans un sous-sol assez peu éclairé, et qui reçoit assez peu de visiteurs. Les vues que je prends serviront entre autres à placer des caméras permanentes d'examen destinées à permettre de les examiner adéquatement sous tous les anges sans se déplacer. Actuellement, un seule caméra permanente est destinée à la surveillance et ne donne pas d'images de qualité suffisante pour...

- Laisse tomber ces détails techniques. Tu sais bien, mon pauvre Franz, que je n'y entends guère. Le fait que tu t'y réfugies montre tout de même que tu n'es pas tellement à l'aise. Je te suggère de te mettre en lotus jusqu'au déjeuner et de mettre au point avec Lui une stratégie de base. Après quoi, reste disponible à l'événement. Tes interlocuteurs sont probablement des gens intelligents et bien intentionnés, ce n'est déjà pas mal. Je vais prier pour toi. Pas de faiblesse, mon vieux.

13.00. Franz.

Tremblent d'une brise bien calculée les feuilles du vieux mail.

Vibre comme autrefois la cloche âpre du beffroi.

Crissent sur le gravier, doucement, les pas de Franz, grand, décontracté.

Frêle sur le fond des gros troncs noircis par le sulfure.

Et que l'on n'a pas sans doute voulu récurer.

Calme d'un midi savouré.

Le ciel, délicatement choisi après une longue séance de consensus du cercle des amis du vieux mail, est presque bleu à cette heure, avec la vibration d'une sécheresse de 15 août, c'est à dire déjà d'une attente en partie calmée par les premiers signes de l'automne.

13.05. Armande.

Le combishort bleu clair dégage ses jambes somptueuses et intelligentes, ses bas soignés, son cou long et flexible sous cette tête où Franz perçoit les interférences d'une amabilité, presque d'une invite érotique, mais superficielle au dessus d'une impassibilité longuement apprise, une décontraction œuvre d'une vie menée sous l'égide du grand Sirdar, mais qui ne cache pas à l'œil perspicace de Franz l'inquiétude et l'ennui d'avoir à jouer un rôle qui n'est pas de son caractère. Pour qu'une femme d'aussi riches potentialités s'offre ainsi directement à un homme qu'elle connaît à peine et dont rien ne laisse penser qu'il lui soit particulièrement sympathique... il faut que le jeu en vaille la chandelle! Il y a bien du GTX là dessous. Faut-il tout de même qu'ils tiennent à leur truc!

- C'est bien gentil à vous, mademoiselle, de passer l'heure du déjeuner avec moi. Et il eût été bien dommage que je quitte le musée de Ferteau sans avoir fait connaissance avec une de ses plus belles pièces. Vous me donnez envie de quitter le journalisme pour la muséologie!

- Allons, ne me faites pas marcher. Vous autres, journalistes, ne manquez pas de jolies filles. Vous avez la belle vie, et nous vous envions souvent.

- Oh, vous vous trompez bien. D'ailleurs, quand nous travaillons avec elles, c'est presque toujours sur des lignes de service qui ne nous donnent d'elles que des images plates et sans art. Combien de fois par an croyez-vous que je passe physiquement au journal ?

- Il faut bien que vous y alliez assez souvent pour renouer le contact avec vos chefs.

- Non, en fait, dès les premiers mois de stage passés, nous travaillons avec le journal pratiquement exclusivement à distance. Toute la documentation est facilement consultable d'un peu partout, à condition d'avoir l'autorisation de la consulter. Nous disposons facilement, grâce au concours de l'Etat, de lignes sans écoute.

Non, en pratique, je ne suis pas retourné au journal depuis bientôt un an, pour la dernière fête annuelle. Une fois par an, pour l'anniversaire de FH35, nous faisons une grande réunion physique de plusieurs jours pour ressouder l'équipe. En temps normal, même si j'allais au journal, d'ailleurs, je n'y trouverais pas tellement de filles : vous savez bien que chacun travaille à distance. Mais est-ce de travailler dans un musée qui vous rend étrangère à ce mode de vie qui n'est guère spécifique au journalisme ?

Les grands yeux d'Armande lui répondirent que tout cela ne lui importait guère. Grand malin, j'en sais peut-être plus que toi, mais il faut bien entretenir la conversation. Tu es assez excitant, d'ailleurs, avec ta profession d'aventurier, ton physique un peu ingrat mais expressif, cet œil perçant sous l'orbite profonde. S'il faut aller jusqu'au sacrifice suprême pour sauver le boss, je n'ose me l'avouer, mais...

Pourquoi jouait-elle si bien le jeu, se demandait Franz. Il n'y a vraiment pas d'autre solution : elle est complice du conservateur. Elle est aussi du GTX. Elle sait des choses elle-même. Il faut donc pousser le jeu un peu plus loin.

- Monsieur Egreb paraît vraiment très heureux d'avoir des nouvelles de sa cousine. Il ne l'avait pas vue depuis longtemps ?

- Monsieur le conservateur ne me fait l'honneur de me mettre dans le secret de ses affaires de famille. Il ne s'intéresse guère, d'ailleurs, qu'à son musée. C'est un passionné des vieilles voiture.

- Des Lyre, par exemple.

- Hem. Des Lyres et des autres. Vous avez pu voir comme notre musée est riche en modèles des années 80. Il y a en particulier une Ivory 250 XL qui est presque unique. Elle n'a été fabriquée, à l'époque, que pour quelques magnats de l'industrie d'Europe du Nord. Elle était fort coûteuse et s'efforçait de cacher sous des allures classiques des performances exceptionnelles.

- La Lyre elle-même avait de très belles performances pour l'époque. D'ailleurs, à un détail près, elles sont conformes aux règlements actuels sur la circulation individuelle, ce qui fait que certains collectionneurs ont l'autorisation de circuler avec, même en dehors des occasions exceptionnelles comme les concours de vieux tacots.

- Exact. Je dois dire que, personnellement, la mécanique m'intéresse moins que la littérature. J'adore reprendre les vieux ouvrages de science-fiction de cette époque, ou plutôt des années un peu antérieurs, car il est net qu'en 70-80 les auteurs, sans doute découragés par la complexité de la prévision, ont laissé de côté les efforts prospectifs qui avaient marqué l' “ entre deux guerres ”, par exemple, où l'imagination était, il est vrai, plutôt axée sur le noir. Nous avons ici une assez bêle bibliothèque avec d'authentiques éditions originales. elles sont assez peu consultées. La plupart des gens de la génération d'aujourd'hui ne lisent qu'avec difficulté le français aberrait qu'ils ont employé jusqu'à la grande réforme de 1983. A vrai dire, il fallait le faire! Avez-vous déjà essayé, Monsieur Arrick ? Je pourrais vous les faire voir, si vous voulez. C'est toujours un peu émouvant de retrouver ce vieux papier. Il était plus blanc, à l'époque, mais le temps l'a jauni, surtout pour ces éditions à bon marché qui utilisaient du papier très ordinaire. Les ouvrages Luxe, il y en avait de fort beaux, ont mieux tenu le coup. Vous savez, d'ailleurs...

Elle allait s'embarquer pour un long discours archéologique. Il préféra la conduire dans une voie où probablement son expérience était plus réduite, et d'où il l'amènerait plus aisément à lui faire quelques confidences intéressantes. Il s'approcha d'elle sur la banquette.

- Que les femmes ont de chance de pouvoir porter des vêtements aussi jolis. Nous, pauvres hommes, devons toujours nous limiter à ces complets monotones. Malgré tous les efforts de générations de grands couturiers, nous en sommes toujours au complet veston et à la cravate, même si quelques détails ont changé. Comme vous portez bien ce tissu assorti à vos yeux!

A vrai dire, il n'avait guère à se forcer pour faire le joli cœur auprès d'une fille aussi splendide et qui jouait le jeu. Il avait senti la très légère hésitation quand il s'était approché d'elle, et puis, à peine perceptible mais indubitable, une ondulation de tout le corps qui avait rapproché de lui les longues jambes fuselées, le bleu subtilement tissé de son corsage et la tiédeur de ses cheveux.

- Henriette, c'est un joli prénom, tout de même. Cela fait Fronde, la grande Mademoiselle, qui d'ailleurs n'était grande que de caractère. Mais de quel côté était-elle, d'ailleurs ? Pour ou contre le Roi ? Pour ou contre l'ordre, quand elle défendait son idéal. Sacrée miss Martin! En voilà une qui croit à ce qu'elle fait, à ses idées. Elle ferait bien de se méfier, d'ailleurs, dans le monde d'aujourd'hui. La liberté des idées n'est pas aussi grande qu'on le croit, et ce n'est pas parce que nous avons résolument dépassé la morale sexuelle de nos aïeux que les Grands sont prêts à laisser passer n'importe quoi. Vous connaissez Henriette!

- Mais non. Vous m'avez dit d'ailleurs qu'elle n'avait pas rencontré Monsieur Egreb depuis longtemps.

- Mais c'est vous qui m'avez dit ça.

- Moi ? Vous essayez de me... vous jouez à quoi, au juste ? Je vous ai dit, de toutes façons, que Monsieur Egreb ne me mettait pas dans ses confidences.

- Ouais ouais. Ca m'étonnerait qu'il en reste toujours sur le simple plan professionnel avec une femme aussi belle que vous. Mais non, ne rougissez pas. Et quand j'ai prononcé le nom d'Henriette, vous n'avez pas fait long feu pour appeler votre patron. Il y a quelque chose d'autre.

- Ecoutez, si vous continuez à m'assommer avec vos questions ridicules, je vous plante là. Vous êtes fatigant, à la fin, votre métier vous déforme complètement.

- Oui, dans le fon. J'aurais aimé faire encore quelques séquences avant le rendez-vous.

- Vous êtes vraiment un passionné! Ecoutez, vous avez tout ce que vous voulez de ce musée, non? Et M. Egreb a pris sur une après-midi déjà chargée pour vous recevoir. Et puis, là, vous n'êtes pas galant, pour un journaliste. Vous n'avez même pas encore commandé à boire. Pourtant le garçon vous a déjà appelé deux ou trois fois sur votre contact. J'aurais aimé... oh, pour une fois... un porto.

- OK. Hello, garçon: un porto bien tassé et un pernod-menthe

- OK.

- Satisfaite ? Ca vous amuse, avouez-le, de sortir avec un de ces hurluberlus qu'on appelle journalistes ? Je vous plais ?

- Elle fit oui, de la tête. Et quand ils s'enlacèrent devant les consommations que le convoyeur leur avait directement déposé, à vrai dire ni l'un ni l'autre ne savait plus très bien où il en était.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VI. LE CONSERVATEUR

15.00. La voix de Roland Egreb sur son contact fit revenir Franz d'un beau rêve. Armande s'était montrée extraordinaire, tant pour sa propre rapidité que pour l'art avec laquelle elle avait su faire durer son émoi, et le sien par contrecoup. Le combi-short avait presque éclaté, comme libéré d'une trop lourde responsabilité, quand il l'avait dégravé, dévoilant des appâts pures et merveilleusement maîtrisés dans leur opulence. Les techniques de maintien physique qu'Armande pratiquait assidûment avait du bon. Le temps n'était plus où , sous prétexte de placer l'âme saine dans un corps sain, on s'estimait obligé de réduire le frère pane à un sous-développement injustifié! Le père Rufus, son directeur de conscience, qui ne négligeait rien, lui aurait certainement donné une bonne note.

Et tout avait été mieux, ensuite. A sa délicatesse, à la manière dont il l'avait si tendrement et si puissamment à la fois caressée, prise, puis épuisée dans un si long élan, elle avait compris la perfection de son cœur. qu'il n'avait pas cherché à profiter durement, égoïstement, d'une proie qui s'offrait pour sauver une autre vie, mais qu'il avait cédé à son désir parce qu'il avait senti combien, alors que tout départ les opposait, alors qu'elle n'était là que pour l'empêcher d'aller au bout de son projet, sinon de son devoir, combien leur corps avaient ressenti la profonde visite du désir physique.

Certes, le monde est trompeur. Mais elle était savante, après l'entraînement que le GTX lui avait peu à peu donné, apprécier chez un homme l'aptitude à s'élever si haut dans la joyeuse maîtrise de son corps. Ou Franz était aussi membre du GTX, ou il était sympathisant au point d'en avoir étudié la doctrine et suivi les voies fondamentales. “ Voyez comme ils s'aiment ”, c'était un mot de l'Evangile qu'ils prenaient au pied de la lettre.

Cet homme ne pouvait les trahir et, loin d'être le danger qui menaçait Henriette Martin, et par contre coup le réseau de Ferteau, il pouvait devenir un allié précieux.

Il lui avait suffi de dire, une fois le calme revenu:

- Vous avez compris, n'est-ce pas ?

pour qu'il lui réponde “

- Soyez tranquille. N'en dites pas plus, les Grands sont parfois plus à l'écoute qu'on ne croit, et si je dispose d'un contact confidentiel de journaliste, ce n'est sans doute pas le cas pour vous ?

-Non, bien sûr. Cependant vous n'ignorez pas ..

15.15

- Chut.

Elle voulait lui rappeler que le GTX avait des amis assez haut placés pour que certaines architectures des grands systèmes de contrôle et de centralisation, ceux des Grands comme les autres, oublient parfois de faire leur travail de robots, qu'il y ait suffisamment de “ passes ” physiques ou non, dans le système, où pouvaient passer d'irréguliers processus, assez de marais, amoureusement tenus en eau par d'obscurs amis, dans les grands fichiers officiels, pour que, moyennant l'assistance des réseaux locaux, de silences amicaux, une Henriette Martin pût à l'occasion disparaître d'une petite plage tranquille, ou une Armande Sidebert parler avec un Franz Arrick). Mais, en était-on si sûr ?

- Nous parlerons de tout cela avec Egreb, ce sera mieux

dit il d'un air si averti qu'elle abandonna. Elle protesta:

- Profiteur, va. Tu aurais pu m'affranchir plus tôt... mais que c'eût été dommage, Franz.

- Armande, tu es merveilleuse. Egreb ne devrait plus tarder à prendre contact. Tiens, voila.

- Allo, Monsieur Arrick ?

- Mes respects, monsieur le conservateur. vous avez une secrétaire charmante.

- Je suis heureux que vous ayez apprécié les qualités d'Armande. Elle a beaucoup d'esprit et de conversation, et c'est une précieuse collaboratrice. Mais ce dialogue à distance a un caractère bien conventionnel. Ne pensez-vous pas qu'un contact physique nous permettrait de parler avec plus de commodité de ce qui vous amène ?

- J'allais vous le proposer. A tout de suite.

La cabine du conservateur était un logement de fonction somptueusement installé, à la fois pourvu des dispositifs les plus modernes et organisé presqu'à l'ancienne, dans la mesure où le mode de vie d'aujourd'hui s'y prêtait. Franz y fut reçu avec amabilité.

- Ainsi, vous connaissez ma cousine. Cela fait bien longtemps que je ne l'ai vue, en effet. Et vous me dites qu'elle est aussi une de vos amies ?

- Oui, nous avons suivi ensemble certains cours d'histoire de l'art, nous avons aussi fait ensemble des voyages d'étudiants. Je ne l'avais pas vue depuis longtemps quand, figurez-vous, je l'ai aperçue hier à côté de quelqu'un que je connaissais pas, qui d'ailleurs, tiens, vous ressemblerait assez, dans une vieille Lyre, que la Vex 251, entre Pataformio et Ferteau.

- Comme cela est curieux. Je croyais me souvenir que vous faisiez des prises de vue à cette heure dans le musée.

- Vous savez bien que le musée est fermé tous les jours à ce moment là, et que vous m'avez demandé, pour ne pas déranger cette heure, de la passer dans la voiture du journal, que je gare derrière le musée. Justement hier, j'ai eu envie de faire un tour, d'autant qu'il me restait encore un de carburant sur les crédits du mois dernier.

- Hum, si je comprends bien, il ne s'agit que d'une impression j'allais dire... fugitive...

- Allons, monsieur Egreb, ne perdons pas notre temps. Je sais qu'Henriette Martin a été enlevé hier à Paraformios dans une Lyre bleu écume. Cela, les Grands le savent maintenant et font d'ailleurs d'actives recherches, mais il y a tout de même un nombre élevé de voitures de ce modèle en circulation aujourd'hui encore, et comme celle du musée était déjà de retour quand ils ont commencé leurs interrogations, ils cherchent sur d'autre pistes. Mais il y a un détail qui a retenu mon attention au cours de mes prises de vue. Samedi dernier, la Lyre du musée était parfaitement propre. Lundi soir, elle était sale. Il y avait un peu de sable sur les roues... bref, elle était sortie. Un examen intérieur a confirmé que deux personnes au moins y avaient voyagé, dont une femme. Bref, vous voyez ce que je veux dire ?

Egreb avait pâli, mais se ressaisit aussitôt;

- Je suis certain que vous vous trompez. J'ai confiance dans tout mon personnel. D'ailleurs, à l'exception de mon mécanicien-antiquaire, aucun ne saurait la conduire... C'est une histoire que vous inventez pour me faire chanter. Je suis d'ailleurs passé devant elle en revenant de déjeuner et j'ai pu constater qu'elle était parfaitement propre, malgré les traces et la pagaille que vous aviez laissées en arrêtant vos prises de vues pour déjeuner.

- Je ne doute pas qu'elle soit parfaitement propre, maintenant. Si j'ai joué voter jeu, et je dois dire qu'Armande est un merveilleux convive, c'était pour mieux vous enfermer dans votre tactique. Il y a dans les archives du journal suffisamment de gros plans des parties sales de la Lyre... Vous êtes fait, mon vieux!

Franz laissa le temps faire son effet. Imperturbable, Egreb restait assis le regard perdu devant lui, jouant distraitement avec le bracelet de son contact, d'un très joli modèle, d'ailleurs, qu'il avait dû se faire faire à bon prix par un orfèvre de la ville.

- Où voulez-vous en venir, monsieur Arrick ?

- Je vais être direct. Je ne suis pas un flic, et je n'aimerais pas vous dénoncer aux Grands. Mais là, il y a tout de même rapt, et je ne peux me désintéresser du sort d'Henriette Martin. Ce pourrait être un refus d'assistance à personne en danger...

Egreb eut l'air soulagé.

- Mon Dieu, qu'allez-vous imaginer! Je ne suis pas Jack l'éventreur, et il n'est rien arrivé, il n'arrive rien de mal à Henriette. C'est un amour commun du passé qui nous a rapprochés, à l'occasion de contacts professionnels. Mme Martin est une excellente spécialiste de la littérature des années 70. Je lui avais demandé l'analyse critique de certains romans “ policiers ”, comme on disait à l'époque, et nous comptions, pardon, nous comptons, rapprocher cela de certaines études de paléotechnologie menées à Ferteau pour préparer une série de documents de reconstitution. Pris au jeu, nous avons joué un enlèvement, comptant bien revenir au cours normal des choses dès que possible. Henriette est en sécurité, et retrouvera sa place de Paraformios, si elle le désire. Mais votre intrusion dans nos affaires complique tout.

- Bien combiné, Monsieur le conservateur, bien combiné. Mais hélas impossible. On n'échappe pas aujourd'hui si facilement au cours normal des choses, comme vous dites. On ne disparaît pas de la circulation sans l'appui de puissants amis. On n'en finirait pas de poser des questions: comment avez-vous pu pénétrer, avec une voiture, sur une plage privée, sans déclenche d'alarme ? Comment avez-vous pu utiliser un véhicule peu banal sans être immédiatement repéré, suivi ... comment, etc. etc.

- N'exagérez-vous pas la difficulté de la chose ? Il y d'heureuses coïncidences, on peut avoir un ami qui vous aide, sans pour autant mettre en jeu de “ puissants amis ”, comme vous dites. Nous ne sommes plus à l'ère des guérillas de décolonisation, mon cher.

- C'est vous qui le dites. Et nul ne vous croirait. Qu'avez-vous d'Henriette Martin. Parlez, sinon je reprends immédiatement contact avec mon journal.

- Allez, Franz, ne le faites pas marcher plus longtemps, intervient Armande. Vous m'avez dit que vous avez tout compris, ne faites pas le méchant comme cela.

- Armande, mêlez-vous de ce qui vous regarde. Monsieur Egreb, je suis en conscience obligé de maintenir ma menace.

- Ecoutez, Monsieur, le chantage que vous exercez...

- Je vous prie de ne pas m'insulter, Monsieur, alors que je fait tout à la fois mon devoir de citoyen et mon travail de professionnel.

- Promettez moi du moins de ne pas donner de publicité à cette affaire.

- Je ne peux vous faire une telle promesse. Tout ce que je peux vous jurer, c'est que je n'agis pas ici par gloriole ou bravade, mais que je suis obligé de faire mon devoir, à moins que vous ne préfériez mettre l'affaire entre les mains de la police.

- Non. Ecoutez, je vais vous le dire. J'appartiens à un réseau clandestin dépendant d'un important parti d'opposition.

- Le GTX.

- Que ce soit celui-là ou un autre, peu importe. Henriette Martin, pour des raisons personnelles, désirait rejoindre la partie clandestine de notre groupe. On m'a demandé d'assurer une partie du transfert, d'une manière apparemment voyante, mais qui, pour toutes sortes de raisons que j'aurais d'ailleurs bien du mal à vous expliquer, même si je les connaissais en détail, rend les recherches particulièrement difficiles, pour ne pas dire impossibles, étant donné la manière dont travaillent les Grands. Sans la malencontreuse coïncidence qui vous a fait remarquer la trace d'usage de ma Lyre, nous aurions réussi. L'essentiel, d'ailleurs, et je peux ici vous le certifier, c'est que Mademoiselle Martin est repartie de ce musée, et que l'on m'a fait savoir qu'elle était parvenue à bon port. Votre intervention imprudente pourrait conduite à de graves évènements, tant pour elle que pour nombre de personnes.

- Merci de ces explications, qui d'ailleurs ne font que confirmer ce que j'avais deviné. Quant à moi, sans être aussi activement engagé que vous dans les groupes actifs du parti GTX, mes sympathies pour ses idées font que je n'ai guère l'idée de vous dénoncer. Et je m'y connais assez en hommes pour être certain que vous ne cherchez pas à me tromper.

Ceci dit, je suis journaliste, et je dois faire mon métier. Or, me trouvant en mission, j'ai découvert des informations du plus haut intérêt pour les clients de la chaîne FH35. Comprenez-moi, je veux bien vous aider à résoudre votre problème, mais aimez-moi à résoudre le mien.

Je pense que le mieux est de nous mettre tous trois en prière. Il y a là une circonstance difficile où nous poursuivons tous des objectifs honnêtes et valables; Dieu ne peut nous laisser tomber.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

VII. LE COUVENT

Henriette Martin. Plusieurs heures plus tard, après une bien mauvaise nuit. Comment dormir, malgré la fatigue, dans une situation inquiétante et physiquement déroutante pour quelqu'un qui venait de passer plusieurs années presque sans bouger ? Malgré le confort de la voiture et la finesse de son système de pilotage qui amortissait au mieux accélérations et coups de frein, elle se rendait compte d'une marche irrégulière, coupée parfois de longs arrêts, avec aussi de brusques manœuvres qu'elles devinait destinées à dérouter quelque poursuivant.

Peu après, la voix neutre mais amicale de la femme qui conduisait:

- Pauvre petite. Vous avez bien mal dormi. Attention. Nous arrivons dans quelques minutes. Avez-vous mis en marche le nouveau contact que je vous ai donné? Oui, il a l'air de fonctionner correctement. Laissez dans la voiture le manteau qui vous a été remis. Vous vous appelez maintenant Paule Etienne. Officiellement, vous êtes membre depuis trois ans de la communauté catholique “ Eglise Fidèle ” de Paraformios. Ne soyez pas surprise, le long périple que nous avons fait cette nuit n'était destiné qu'à faire perdre notre trace à certains. En fait, nous avons fait un vaste parcours circulaire. Je vais vous laisser en bordure d'une voie secondaire. Sur votre gauche, par rapport à la voiture, vous apercevrez un grand parc. Il vous donnera l'impression d'être à ciel ouvert, parce qu'il est placé, avec une assez vaste zone que traverse la route où nous sommes en ce moment, sous un vaste dôme collectif. Le parc est séparé de la route par une barrière en mauvais état. Quelques mètres en avant de l'endroit où je vous déposerai, une lacune de la barrière vous laissera le passage. Vous longerez alors la rote pendant un cours moment, dans le même sens, jusqu'à ce que vous trouviez le chemin qui pénètre vers l'intérieur du parc, dans un grand champ de maïs. Vous y attendrez, le temps qu'il faudra, le passage d'un groupe de membres de la communauté, et vous vous joindrez alors à eux sans mot dire, sinon pour répondre à de brèves questions. Ensuite, ils s'occuperont de vous. OK ?

- OK

- Répétez en deux mots ce que vous devez faire.

Henriette s'exécute.

- Mlle Etienne ?

- Oui.

- Bon. Vous avez bien compris votre rôle. Il y a un petit paquet près de vous dans votre cabine. Il contient un bon café où j'ai mis un peu de tonique pour vous mettre en forme. Et aussi de quoi manger. Prenez tout cela quand vous attendrez le groupe dans le maïs. Voilà. Nous y sommes. Adieu.

La porte s'ouvrit. La voiture repartit aussitôt. C'était une voiture officielle aux lignes austères. Et Henriette, si elle avait su déchiffrer les indications qui figuraient à l'arrière, aurait été surprise de voir que c'était un véhicule attaché aux plus hauts services d'un grand ministère.

La route était déserte dans le petit matin. La barrière, sur la gauche comme prévu, était d'une allure surprenante, et devait dater de longues années. L'entretien systématique de la zone devait être fait avec une négligente routine, et la rouille sur les vieux montants de fer avait pu, d'année en année, s'épaissir, bien que les abords de la route et des champs, dans leur régularité soignée, montrent bien que, là comme ailleurs, la nature était maîtrisée et rendue efficace et docile dans le cadre des grands systèmes de gestion de la production agricole.

A l'intérieur du domaine, où elle pénétra par une lacune, comme prévu, rendue peu visible par des herbes folles, l'espace s'étendait à perte de vue sauf, devant elle, su sa gauche, où un grand champ de maïs, très haut à ce moment et, à l'arrière plan, de grands bosquets de chênes qui cachaient vraisemblablement des bâtiments.

Dans le champ, à proximité du point par où elle était entrée, la masse gris sale d'une centrale de climatisation, d'un modèle ancien, laissait entendre un ronflement poussif et malodorant.

Elle s'y dirigea tranquillement, encore que d'un pas mal assuré. Depuis combien de temps n'avait-elle marché si longtemps. Sur le sol irrégulier, percé de chaumes secs, ses pieds nus regrettaient douloureusement le sable chand et doux du Giro-Club. La forte senteur de la terre et de cette végétation pragmatique et rigoureuse l'étourdissaient, et c'est avec soulagement qu'elle parvint au champ de maïs, où s'enfonçait un chemin battu, où elle s'affala épuisée mais réconfortée par la masse végétale qui la cachait au regard. Elle sentait à nouveau sur son poignet la chaleur rassurante du contact, mais jusqu'à plus amples instructions, elle n'osa pas l'utiliser, de crainte de dévoiler trop tôt où elle était, ou de ne pas répondre comme l'aurait fait Paule Etienne, cette inconnue, ou cette création théorique qu'elle était officiellement devenue depuis quelques minutes.

Peu à peu, elle se faisait à l'air frais du matin, l'humidité extraordinaire, pour elle, engendrée par cette riche végétation. Un léger courant d'air faisait périodiquement bruisser les hautes feuilles du maïs, comme très haut perchées au dessus d'elle. La solidité tranquille, la turgescence presque insolente de leurs tiges et de leurs grandes feuilles l'impressionnaient, et leur masse, en rangs serrés s'étendant au loin, bien vite perdant le regard dans le désordre des feuilles obscurcissant les rangs.

Au bruissement des feuilles se mêlait parfois, elle commença de s'en rendre compte, comme - minute après minute - il devenait plus fort, une étrange musique. Un chœur, où l'on pouvait distinguer des voix d'hommes, de femmes et d'enfants, répondait à une belle voix d'homme qui lançait des incantations. Voix douces, voix concentrées, dans une langue étrange qui rappelait un peu l'italien mais... ah oui, c'était cette langue dont les textes des années 70 portaient encore parfois de rares traces, entre guillemets et avec traduction en note. Comment disaient-ils ? Du latin, c'est cela.

- Santa Dei Génitif, lançait le ténor

- Oral pro nabis, répondait le chœur, maintenant tout proche. C'était beau, simple, un peu traînant peut-être, extrêmement monotone en tous cas.

Et tout d'un coup, le groupe déboucha au tournant du chemin, là même par où elle était venue. Elle n'en crut pas ses yeux. Une jeune fille marchait en tête, portant haut une crois richement décorée. De jeunes enfants la suivaient, portant des bouquets de feuillage et de fleurs; derrière eux, un groupe de phyxana, garçons et filles, un peu plus grands, portaient des cierges allumé; derrière encore, d'autre portaient qui un bougeoir, qui un livre fermé, qui fit battre son cœur de vielle bibliophile par sa reliure remarquable.

Tous étaient revêtus de grandes robes blanches, sous lesquelles se devinait la juvénile beauté de leurs corps, pour qui la marche, parfois, se faisant danse légère et libre, mais concentrée sur une joie aussi certaine qu'intérieure.

Derrière eux, des officiants plus âgés portaient sur leur robe blanche des vêtements aux formes inhabituelles et de couleurs vives. Le dernier d'entre eux tenait à la main un grand bâton décoré d'une colombe d'ivoire, et portait sur la tête un chapeau bizarre, plus ou moins conique, muni de deux bandes de tissus qui lui tombaient sur les épaules. La solennité de leur marche contrastait avec l'animation, silencieuse mais riante, des enfants. Enfin, un groupe de personnes suivait avec recueillement, répondant au soliste sur ton convaincu. Hommes et femmes, ils étaient peut-être une cinquantaine, portant une robe blanche par dessus leur tenue de travail.

Henriette s'était relevée et, d'un instinct dont elle ne comprenait pas l'origine, s'était agenouillée au passage des officiants. A part quelques regards curieux de la part des enfants, personne ne parut remarquer sa présence. Simplement, l'une des adultes du groupe lui tendit une robe blanche qu'elle portait sous son bras et lui fit signe de se joindre au groupe, et même de chanter si elle le savait.

La procession continua sa marche au travers des maïs, d'autres champs plus bas, traversa les bois de chênes et déboucha sur une vaste esplanade entourée de bâtiments anciens. L'aile droite était une vaste chapelle où tout le monde entra. Les adultes se répartirent sur des stalles (rangées derrière l'autel). De longues et curieuses cérémonies, intéressantes par la beauté des gestes, un peu lassante cependant à la longue, prirent place. Puis le groupe se reforma et, par une petite porte, rejoignit les appartements privés.

Epuisée par la longue marche, elle avait bien dû faire deux kilomètres, elle fut heureuse de se voir silencieusement guidée par la personne qui lui avait donné la robe, vers une cabine d'un modèle standard et modeste.

- Je m'appelle Sœur Évangeline, et vous souhaite bienvenue dans la communauté Eglise Fidèle. C'est la première fois que vous entrez dans une telle communauté, n'est-ce pas ?

- Euh, oui, bien sûr. On a dû vous expliquer...

- Bien sûr. N'en dites pas plus. La règle d'or, ici, c'est le silence. Et dans votre cas, c'est non seulement obéissance mais prudence. Par l'intermédiaire de votre contact de poignet, et des moyens plus complets de la cabine, vous allez apprendre tout ce qui vous est nécessaire pour participer à la vie de notre communauté. Il est indispensable que vous appreniez cela très vite, afin de rendre plausible votre appartenance officielle depuis trois ans. Posez toutes les questions qui vous paraissent nécessaires. Quand le système vous posera des questions qui vous paraissent indiscrètes ou anormales pour votre situation, dites que Sœur Evangeline est prévenue.

D'ici quelques jours, vous serez parfaitement au courant, je pense, et vous pourrez poursuivre votre itinéraire spirituel. Si vous avez besoin de quoique ce soit, et que le contact ne vous paraisse pas une voie appropriée, demandez moi.

Sœur Evangeline partie - quelle idée de prendre ce titre de sœur, mais les gens de cette communauté ont vraiment une vie bien particulière - elle prit son contact à la main et déclencha la mise en route avec les contacts de la cabine qui s'allumèrent brillant doucement. Henriette nota avec amusement le modèle un peu désuet de la cabine, l'absence de divers gadgets auxquels elle était habituée, mais cela ne devait pas poser trop de problèmes.

Henriette apprit que, comme ailleurs, sa vie se passerait pour l'essentiel entre sa cabine et l'espace ludique du groupe. Au lieu de la plage du gyro-club, c'était ici un petit jardin soigneusement entretenu, entouré de vieilles arcades de pierre, sui quoi s'ouvrait la cabine.

C'est ce que nous appelons un cloitre, expliqua Sœur Evangeline. Autrefois, les “ cellules ” qui n'étaient que de petites chambres à coucher, étaient situées dans le grand bâtiment qui nous domine sur la gauche. Nous avons adopté cette disposition, plus conforme aux habitudes du monde d'aujourd'hui, depuis 1985. De plus, le progrès des moeurs fait que nous nous sommes regroupés avec une communauté masculine, et un village de coupes. Les hommes ont un autre cloître, semblable à peu près à celui-ci. Le village a les dispositions habituelles, où l'espace a été organisé comme une petite place de village à arcades. J'y suis allée quelques fois, c'est très mignon. Ces différents espaces communiquent avec la chapelle, où nous allons une fois par jour, pour la messe (nous nous contentons du mode contact-conférence pour les autres prières). Et cet espace est relié, pour quelques cérémonies annuelles comme celle d'aujourd'hui. Il s'agissait cette fois de la procession des Rogations, prière traditionnelle pour les champs que nous cultivons, même si ces tâches sont aujourd'hui presque complètement automatisées.

Vous avez remarqué que le tout est muni d'une climatisation globale sous un ciel très haut. Cette disposition se prête bien aux domaines de culture, bien que nous soyons obligés de prendre certaines dispositions pour les bâtiments, qui autrement seraient trop humides.

- Mais, Évangeline,

- Sœur Evangeline

- Pardon, Sœur Evangeline, une chose me surprend un peu: Pourquoi avoir séparé hommes et femmes ? Et d'ailleurs, il n'y a pas non plus d'enfants, dans ce cloître. C'est une organisation... et comment faites-vous, pour l'amour ?

Sur les traits angéliques de la Sœur passa une petite moue un peu amusée, un tout petit peu méprisante peut-être, qui se termina dans un sourire ambigu cachant une nuance de fierté;

- Ici, Sœur Stéphanie, normalement vous n'avez pas droit à ce titre, mais il faut bien jouer le jeu, Sœur Stéphanie, nous vivons sous le régime de la stricte observance.

- Pardon ?

- Je veux dire que nous vivons, à part quelques modifications de détail, car il faut bien suivre un peu son temps, d'ailleurs autrement notre communauté serait interdite, et ainsi que l'a dit Sa Sainteté Paul XI “ les moines et les moniales, sans enfreindre leurs saints vœux, s'efforceront de s'unir sincèrement à la marche rapide du monde vers la Parousie, pour aider à , comme le dit Saint Jean, omni récapitulerai in Christo!

- J'avoue, Sœur Evangeline, ne pas très bien comprendre, mais après tout je vous fais confiance. Je ne suis là que depuis peu.

- Ne vous inquiétez pas, vous ne serez pas trompée, vous trouverez ici ce que vous cherchez, et nous sommes toutes de cœur avec vous, malgré la différence de nos idées et de nos comportements, de nos mœurs, disait-on autrefois.

- Merci, chère Soeur.

 

 

 

 

 

VIII. L'ENQUETE S'ENLISE

Dans sa cabine du district, Paul Antiaux pestait. Depuis bientôt douze heures, toutes les recherches entreprises pour retrouve Henriette Martin avaient échoué.

Un examen systématique des Lyres disponibles dans la région n'avait rien révélé d'anormal, bien que l'excellent état de quelques unes d'entre elles ait attiré les soupçons. Celle du musée de Ferteau paraissait avec été récemment utilisée, mais le conservateur était un homme au dessus de tout soupçon, d'ailleurs puissant et bien connu dans certains milieux des grands ministères, ce qui obligeait à la prudence et à la discrétion dans les recherches.

Par ailleurs, un journaliste de FH35 avait fait part d'observations curieuses sur une Lure qu'il aurait rencontrée, mais après quelques essais de contact, il s'était refusé à toute déclaration et, bien entendu, il était impossible de l'identifier, étant donné les solides protections professionnelles qui le garantissaient.

Seul point précis: Henriette Martin était non seulement partie de son plein gré, mais avait participé à l'organisation de son départ.

Enfin, quelque chose n'avait pas fonctionné correctement au poste de contrôle de Paraformios, et il semblait y avoir quelque complicité sur place, encore que bien difficile à définir et à prouver.

Tout de même, c'était un peu fort. Et Kerfranc appelait régulièrement de Paris pour avoir des nouvelles. Sa voix n'était guère aimable quand on lui confirmait que rien n'avançait.

Qui pouvait être à la fois assez convaincant pour décider une jeune femme, apparemment sans problèmes, à quitter le confort d'une petite plage tranquille, un métier intéressant et bien considéré, pour l'aventure d'une fuite aléatoire et qui pouvait être sévèrement sanctionnée. Qui, à la fois, pouvait être assez puissant pour disposer des moyens matériels et des complicités nécessaires à la réussite d'une aventure si difficile dans un monde où la régulation cybernétique avait conduit à l'installation de systèmes d'information si complets, qu'une mouche semblait ne pas pouvoir vole sans qu'on la repère!

Qui, sinon le GTX, cette secte chrétienne progressiste, dont la non-violence, certes, réduisait le danger et les inconvénients pour la société, mais dont les activités illégales ne cessaient de remettre en cause l'Ordre, pourtant toujours malaisé à maintenir. Une partie de ses membres vivaient dans la clandestinité, camouflés et impossibles à découvrir, sous d'autres identités anonymes. Des codes spéciaux leur permettaient de communiquer sur les réseaux normaux de manière parfaitement anodine en apparence. Quelques uns, même, peut-être, avaient échappé physiquement à tout contrôle des grands réseaux et, sans doute confinés en quelque point aveugle du système d'information, y subsistaient grâce à quelques complicité et à une rusticité de vie extraordinaire.

D'autres, par contre, tout en étant connus comme sympathisants du mouvement, ne donnaient pas lieu à critique ni soupçon et vivaient conformément aux norme en cours.

Mais comment Henriette.. comment en général devient-on GTX. Antiaux décida de prendre contact avec Jean Martin et Rufus, les deux seuls membres du Gyro-Club qui étaient présents sur la plage à ce moment, et de reprendre un peu l'évolution d'Henriette, telle qu'eux l'avaient vu u cours des années précédentes.

- Pourquoi ma sœur est-elle partie ? répondit Jean. Mon Dieu, je me demande. Une agitée, une gauchiste... allons donc! Ce n'était pas son genre. Il lui montrait une vue de sa suer deux ans avant. Regardez ce petit corps sec et ferme - mais non sans charme - ce regard discret et tranquille - la lèvre, sans doute, montre que la sensualité ne lui est pas inconnue. Toute son attitude montre une recherche, active, déterminée, mais calme. On la dirait prête à faire face sans ciller à de grands orages! Reprenez sa carrière : des études régulière, sans grand lustre, la plupart des années, sauf la mention “ remarquable ” apposée par le jury sur son mémoire de fin d'études. De l'originalité d'esprit ? Monsieur Antiaux, ma sœur n'a jamais eu beaucoup d'imagination. Ce n'a jamais été une “ originale ” . Il est vari que son inaptitude à céder aux pressions, sa constance dans la voie choisie quand elle s'était une bonne fois convaincue de la valeur d'une idée... mais de là au grand saut!

- Et cela s'est fait comme cela, tout d'un coup ? elle ne vous avait parlé de rien. Vous êtes son frère, non ?

- Non. J'ai sept ans de moins qu'elle, vous savez. Elle était assez secrète, renfermée, presque. C'est vrai que, fichtre et merde, depuis quelques temps... comment dire... elle me parlait plus facilement. Elle allait jusqu'à s'intéresser à mes travaux.

- Quel genre de travaux ?

- Sur les méthodes de dépouillement des mesures sismiques en géologie martienne. Comme vous le savez peut-être, j'ai émis il y a quelques années l'hypothèse que les méthodes courantes étaient faussées par le cycle de l'hystérésis très particulier des minerais magnétiques de Mars, vous savez, la teneur en Fe3O4 es faible, mais...

- Laissez tomber, Monsieur Martin. Je n'y comprends rien. De toutes façons, ça ne peut pas avoir de rapport avec son départ.

- A moins qu'elle ne se soit embarquée pour Mars. Au fond, c'est une question importante, vous savez, car mes méthodes pourraient dans l'avenir être appliquées à d'autres cas que Mars.

- Hem. Et vous dites qu'Henriette s'y intéressait, alors que sa spécialité était la “ sociologie contemporaine ” si j'ai bonne mémoire.

- Oui, alors qu'autrefois elle ne s'intéressait qu'à ses idées à elle sur la sociologie, et d'ailleurs finalement qu'à sa petite putain de personne, depuis quelques mois j'ai pu lui apprendre bien des choses. Et elle comprend vite! C'est une fille extra, ma sœur. Si jamais on la retrouve, et que quelqu'un lui a fait du mal gare. Bon, c'st tout ce que vous voulez savoir. Merde à la fin, j'ai mon travail qui m'attend, bon sang! Vous vous doutez que ça ne se met pas au point comme ça les doigts dans le nez..

- Bon, bon. Merci, monsieur Martin. A bientôt peut-être.

- Allo, Rufus Bonneau ? Ici Paul Antiaux, au contrôle central du district. Vous m'entendez ?

- Parles plus fort, monsieur .. Monsieur ?

- Antiaux.

- Antiaux, ah bon. Tiens, un nom intéressant, cela. Ma grand-mère avait une grande amie, une cousine éloignée qui portait ce nom. Antiaux. ah, ça ne date pas d'hier, vous savez.

- Eh bien, justement, Monsieur Bonneau, c'est d'hier que je veux vous entretenir. Je vous rappelle que votre attitude, d'ailleurs, a été suspecte, et que nous envisageons de vous inculper pour non assistance à personne en danger.

- Mon pauvre monsieur, Monsieur...

- Antiaux. Je ne suis pas votre pauvre monsieur, d'ailleurs.

- Mon pauvre monsieur, vous verrez quand vous aurez 70 ans. Je n'ai plus de tête. Demandez au petit Martin, il vous le dira. Je m'assoupis comme ça... ça me prend, je n'y peux rien.

- Oui, oui. Le tribunal appréciera. Vous connaissiez bien Henriette Martin ?

- Hélas, pauvre petite! Quelle histoire. J'espère bien que vous allez nous la retrouver, Monsieur... ah ma pauvre tête, Antiaux. C'et vraiment quelqu'un de bien, vous savez. Une pureté de cœur, une disponibilité d'esprit. Ah, mon petit jeune homme, si tous les jeunes d'aujourd'hui étaient comme cela!

- En attendant, elle est pratiquement partie sous vos yeux sans que cela vous émeuve particulièrement, semble-t-il.

- Vous savez, à mon âge....

- Vous me l'avez déjà dit. Mais ne vous faites pas plus fatigué que vous l'êtes, Monsieur Bonnet. Vos sympathies pour certains mouvements clandestins sont connues. C'est vous, sans doute, qui avez mis cette idée dans la tête d'Henriette Martin.

- Mais, mon petit monsieur, de quelles idées au juste parlez-vous ? Vous-même, d'ailleurs, monsieur Antiaux, que cherchez-vous à faire actuellement ? A retrouver Henriette ? Pourquoi. Pour faire votre métier ? Mais votre métier, n'est-ce pas d'aider les gens entre eux, à devenir heureux, à ne pas se faire de mal les uns aux autre, qui sait même, à se faire du bien. Mais à qui donc Henriette a-t-elle causé préjudice en quittant, dans les mains d'un ami, n'en doutez pas, ce versant du réel, ce côté dit “ normal ” de la société, où elle ne se trouvait plus tant à l'aise.

- Allons monsieur Rufus Bonneau, n'essayez pas de me faire marcher. Vous ne perdez rien pour attendre, d'ailleurs. Votre attitude en tous cas confirme, je le sens, qu'Henriette est partie rejoindre le GTX. Et vous n'y êtes certes pas pour rien. Mais êtes-vous si certain qu'elle ne court aucun risque?

- Absolument.

- C'est donc que vous en savez plus que vous ne le dites. Peut-être même savez-vous où elle est ?

- Allons, Monsieur Antiaux, ce sont des choses qu'on se garde de dire à un vieux comme moi, qui a parfois la langue trop bien pendue.

- Oh, je ne dis pas que vous avez la position exacte du lieu. Elle-même, peut-être, ne le sait pas. Mais vous savez quel type de structure est susceptible d'accueillir e genre de petite personne. Si vous ne vous montrez pas plus compréhensif, je vais accélérer les procédures judiciaires.

- Il ne vous suffit donc pas d'essayer d'arracher une jeune âme à sa vocation. Il faut encore que vous priviez un vieillard d'une tranquillité bien gagnée.

-Bien gagnée, c'est à voir. Nous examinerons vos références passée. Mais que sont ces mots curieux: âme, vocation... si vous essayez de passer des messages codés par mon intermédiaire...

- Ce ne sont pas des mots curieux. Simplement des termes classiques de la doctrine catholique. Je croyais que les cadres des services de contrôle étaient mieux instruits de ces choses. De mon temps...

- Laissez là votre temps, et aidez-nous à sauver Henriette Martin d'une aventure dangereuse.

- Pourquoi dangereuse ?

- Vous savez tout de même ce qu'on risque à enfreindre les lois fondamentales, non? Privation de droits civiques, blocage de carrière, assignation à résidence, travaux obligatoire.

- Je le sais bien, hélas. Combien d'amis chers ont souffert de vos coups, Messieurs. C'est vous qui êtes le danger, finalement. Au nom de quoi vous arrogez-vous les droit de sanctionner ainsi...

-Au nom de l'Ordre, monsieur Bonneau.

Furieux de la résistance du vieillard, Antiaux se décida à demander une analyse complète des éléments connus de GTX, susceptibles de près ou de loin d'avoir un rapport quelconque avec l'affaire Martin. On lui répondit qu'il faudrait plusieurs heures d'un des grands calculateurs nationaux, qui d'ailleurs étaient à ce moment particulièrement chargés en raison d'analyse de conjoncture psychosociale demandée par une des bureaux de la Présidence de la République.

Décidément, rien ne marchait comme il voulait. Ces salopards de GTX marquaient là un point important. Il avait bien envie de faire incarcérer Bonneau e de lui tirer des renseignements par les voies les plus énergiques. Mais, à quelques mois des élections pour le Grand conseil, cela ne paraissait guère intéressant de se mettre une histoire de violence sur les bras, et sa carrière pourrait vivement pâtir.

A ce moment, Kerfranc appela.

- Hello, Antiaux, rien de nouveau ?

- Fichtre non. Ce salopard de vieux Bonneau pourrait sans doute nous donner des tuyaux. Non seulement il ne veut rien savoir pour nous aider, mais encore il essaie de me démontrer que je suis un salopard. Alors que j'essaie de sauver Henriette Martin d'une aventure inconsidérée, il prétend que je suis un bourreau d'enfants et de vieillards, que je l'écarterais de sa “ vocation ” comme il dit.

On lui règlera son compte plus tard. Ca n'est pas la première fois qu'il est impliqué dans un coup de ce genre. Mais il a beaucoup d'amis un peu partout.

Malgré les lenteurs inhabituelles des grands centralisateurs, je commence à recevoir quelques résultats sur la situation GTX régionale. Le mouvement semble bien implanté dans la région de Ferteau. Paraformios, Brancheau... à cela deux raisons. D'une part c'est une vieille région de catholicisme actif (pratiquant, comme disait mon père) et, avec le saut de générations, il y a toujours eu divers mouvements contestataires dans le coin. Symboliquement, d'ailleurs, à la suite du grand Conseil œcuménique de San Francisco en 1983, le groupe “ protestant ” s'st en majorité - et dans ses structures hiérarchiques - rattaché au groupe catholique, pendant qu'une partie des fideles adeptes, dont pas mal de jeunes et d'actifs, a créé une sorte d'union avec des catholiques progressistes. Le père Rufus qui, à l'époque, occupait un poste important dans un sous-groupe catholique (“ jésuite ” m'a-t-on dit, sans que je voie très bien de quoi il s'agit), a quitté à ce moment l'église hiérarchique et en quelque sorte pris sa retraite à Paraformios. Bien que rien n'ait jamais pu être prouvé contre lui et qu'il reste en excellents termes avec la hiérarchie traditionnelle, l'influence intellectuelle et morale de ses écrits, et certains des contacts qu'il a pris sous des formes plus ou moins clandestines -en tous cas non déclarées - a indubitablement fait beaucoup pour la croissance du groupe GTX et de son versant clandestin.

Par ailleurs, il existe dans le sectuer, et à Paraformios même, divers groupes catholiques à liaison sociologique élevée, que l'on appelle cela communauté, monastère, famille élargie, etc. Ces groupes, par leur nombre et leur cohésion, disposent de moyens psychiques, techniques et matériels importants, sans parler de nombreux amis à tout niveau. J'ai d'ailleurs moi même un frère qui est dans une communauté de Brancheau. Sans partager des idées pareilles, je dois dire que les visites que je lui ai faites m'ont laissé une très forte impression. Ces groupes ont un niveau de conscience très élevé, leurs membre atteignent à un équilibre et une sérénité active remarquable. Imagine un peu -si tu veux- le calme et la sagesse de Bouddha, et ajoutes ci la passion dévorante d'une activité de participation profonde aux pulsations de notre époque. Mais, sous d'autres aspects, ces groupes constituent des noyaux trop dures au sein de la communauté générale. Et c'est pourquoi nous sommes obligés de les considérer comme de quasi-fauteurs de désordre. D'autant plus que, c'est le point important...

- Tu as mis le temps à y venir!

- Tu sais bien que je suis un éternel bavard. Donc, le point important, c'est que ces groupes, même quand ils sont de tendance conservatrice, apportent une aide efficace aux autres groupes chrétiens même progressistes. En réalité, c'est essentiellement grâce à ces communautés que le GTX parvient à faire subsister sa branche clandestine.

- Mais pourquoi ne contrôle-t-on pas plus sérieusement ces complices ?

- Je te l'ai dit. Ils ont beaucoup d'amis, et de toutes façons, ils disposent de matériels de centralisation et de calcul très puissants, en principe uniquement destinés à leur gestion et à leurs besoins ordinaires, mais en pratique, ils s'en servent aussi pour le brouillage (subtil, tu peux le croire) de nos fichiers et de nos recherches.

- Mais comment peuvent-ils faire ?

- Oh, dans le principe, c'est bien simple. Tiens, un exemple. Dans une grande ville comme ... il y a toujours des désaccords ente leurs fichiers et les nôtres. On les arrange par différentes procédures. Il ne leur est pas tellement difficile, quand l'occasion se présente, de confirmer une de nos erreurs, introduisant un membre nouveau de leur communauté, ou omettant d'annuler la fiche d'un membre parti ou décédé. Ils peuvent ensuite, moyennant quelques précautions, utiliser cette identité, avec un contact officiellement mis en route. Ils peuvent le prêter à un des individus en rupture de contact légal. Tu peux être tranquille qu'Henriette Martin a maintenant un contact au nom de quelqu'un d'autre, et que la seule façon de le prouver serait de la trouver et de démontrer qu'elle n'est pas la personne indiquée au fichier. Cela supposerait de perquisitionner dans plusieurs communautés, et tu peux croire que jamais nous n'en aurons l'autorisation.

- Qu'est-ce qu'on peut faire, alors ?

- Attends un peu. J'ai ma petite idée. Mais laisse tomber l'affaire. A ton niveau, on ne peut plus rien.

IX. ETAPE FINALE

Henriette s'étai maintenant tout à fait habituée à la vie d'Eglise fidèle. Ce n'était certes pas ce qu'elle cherchait. Un étroit réseau de règles limitait sa liberté, et l'obligeait à participer activement à cette vie un peu déconcertante.

La cabine, pardon, la cellule, comme on l'appelait ici, se révélait à l'usage bien inconfortable. La couchette était sommaire et dure. Les équipements vétustes étaient d'un usage fatigant. Au lieu des adorables petits écrans de sa cabine de Pataformios, dont le design avait si merveilleusement été réalisé par Mellini, deux vieux tubes enchâssés dans un bâti sommaire, qui clignotaient douloureusement dans ses yeux après quelques heures de travail. Ils avaient tout de même un avantage: ils chauffaient, ce qui complétait heureusement une climatisation souffreteuse et bruyante, impuissante à chasser l'humidité naturelle à ces vieux bâtiments en climat agricole.

La nourriture, diététiquement bien équilibrée (mais il avait fallu tenir compte de son identité officielle, Paule Etienne, qui était sensiblement plus grande qu'elle), visait plus à l'économie qu'aux joies du palais, malgré le soin délicat de leur présentation, et des subtilités de préparation que son goût délicat devinait sous la pâte grossière de composants à bon marché.

Détails ? Sans doute pour ceux qui s'y étaient tôt habitués. Détails pénibles en tous cas pour elle. Et tant et tant de détails, à commencer par ce ciel si lointain qu'il se formait parfois des brumes, là bas, au dessus des champs de maïs. Comment faisaient nos père pour supporter l'absence de ciel, l'exposition sans voile protecteur ni climat bien étudié, aux froideurs de l'hiver, aux rayons dangereux des soleils d'été ? Pourtant, c'est eux qui avaient bâti cette admirable cour, ces fines arcades, ces chapiteaux torturés sans doute mais palpitants d'une vie, d'un amour si absent des réunions officielles, ou non, du Gyro Club.

Détails cruels, mais qui cependant, avec l'habitude, s'estompaient sous l'émerveillement de la découverte d'une vie toute autre. Ici, on communiquait vraiment! On parlait peu, pourtant. Chaque jour la messe “ conventuelle ” disait-on, réunissait tout le monde dans la grande chapelle, et Henriette commençait à savoir participer, comme une ancienne, à ces chants primitifs et monotones, mais qui portaient la prière commune sur des ailes autrement puissantes que la froide exégèse des mêmes textes archaïques.

On l'avait maintenant associée à un groupe d'études sur l'effort missionnaire catholique en Chine au XVIe siècle. Sa connaissance des vieux textes chinois pouvait être précieuse aux autres. Pendant de longues heures, le travail commun se poursuivait. Chacun, silencieux, dans sa cellule, communiquant aux autres, par les contacts, parfois de vive voix, le plus souvent de quelque note sommaire, l'avance de son propre travail, le désir d'une précision sur tel ou tel point. Ce n'était certes pas la première fois qu'elle faisait cela, mais ici, par une sorte de miracle à chaque fois renouvelé, les formulations, à la seconde même où elles apparaissaient sur son écran, laissaient comprendre que chacun des autres pensait réellement à elle, attendait le moment, intuitivement t saisie, où elle aimerait savoir que le Père Ricci était tel jour dans telle ville, ou que la température du fleuve jaune en juillet ne s'élevait pas autant qu'elle pouvait le craindre pour sa théorie.

A des moments dont elle percevait la régularité traditionnelle mais déroutante pour elle, sonnait une cloche, dont le son lui venait directement du grand cloquer, sans intermédiaire électronique, ce qui lui gardait une vibration délicate, et d'autant plus appréciable que la sonorisation des cabines laissait à désirait. Une cloche tintait pour le début d'une “ petite heure ”, tierce, none, sixte...

Toutes les sœurs sortaient dans le cloître et, récitant les antiques paroles, tournaient d'un pas mesuré autour du petit jardin fleuri et ensoleillé. Portée par l'onde plus lente de la prière traditionnelle, qui vous remettait en contact avec Dieu, comme avec les professionnels d'une Histoire vécue par des générations de sœurs, la pulsation commune du travail intellectuel reprenait ensuite avec plus de ferveur, plus d'accord, plus de pénétration profonde, pour elle au cœur de ces courageux hommes du XVIe siècle. Elle se croyaient presque avec lui, à travers le temps, à travers les siècles, et malgré la différence fantastique des mentalités et des modes de vie.

Oui, ce fut une période merveilleuse de sa vie.

Pourtant, Rufus le lui avait dit, elle comprenait peu à peu tout ce qui la séparait de ces femmes. Cette acceptation définitive d'une règle si rigide, une certaine indifférence pour le monde extérieur (on pouvait certes, recevoir ici FH 35 et diverses chaînes d'information), mais elle sentait aux réactions de ses compagnes qu'elle n'y sentait pas profondément participantes, une certaine rigidité, qu'elle crut d'abord superficielle, dont elle comprit ensuite le caractère radical, qui s'opposait trop souvent au développement, à l'expression plus franche, plus chaude, de sentiments d'amitié. L'absence, bien sûr, de tout amour physique, hommes et femmes séparés, cachés les uns des autres par ce grand mur et tout autant par ces vêtements épais et raides, tout cela commençait peu à peu à la faire souffrir, et plus profondément que la dureté de son siège et le grincement agaçant du plancher de sa cabine!

Il lui fallait aller plus loin. Quand dons Sœur Evangeline viendrait-elle à nouveau la chercher pour la conduire au groupe GT, dont seule la parole de Rufus lui garantissait, quelque part, tout près peut-être, l'existence engagée, dangereuse et palpitante.

Sœur Evangeline ne revient pas. Et plusieurs mois s'écoulèrent, de cette vie chaque jour mieux comprise, mieux admise par elle, et dans le même temps plus durement ressentie. Rufus aurait-il menti ? Et serait-elle condamné à finir ses jours dans ce monastère qui commençait à l'étouffer? Avant de partir, cependant, elle aurait bien voulu éclaircir un petit mystère. Certains passages des œuvre chinoises de Ricci lui étaient parfois retournées sur son écran, en cours de travail, sous des formes curieuses, anormales tant pour le chinois du XVIe siècle que pour la langue moderne. Certains expressions revenaient à des moments un peu inattendus. elle avait demandé des explications mais il n'en était pas venu, les formes curieuses étaient simplement remplacées par des formes normales. Que se passait-il donc ? Sœur Evangeline, interrogée, dit que cela pouvait être intéressant à étudier, mais que, pour ne causer préjudice à personne, il fallait se garder de poser à ce sujet des questions explicites sur le contact, ni de faire un stockage systématique des textes remarqués “ tant que la signification de cette forme particulière de messages ” ne lui apparaîtrait pas plus clairement.

Quelle salade!

Elle s'aperçu un matin d'un fait curieux. Il y avait deux anomalies dans un texte. Et la pendule marquait 10.02. Au moment précis où la pendule passa sur 10.03, une lettre normale fut remplacée par une lettre fausse. Tiens, tiens. Au lieu de positionner l'indicateur de questions habituelle, elle en mit deux, et peu de temps après, un troisième. Immédiatement, le message incorrect disparut, mais avec un clignotement inhabituel qui ne laissait aucun doute: on lui répondait qu'elle avait compris.

Jour après jour, le petit jeu s'amplifia. Le langage devint plus puissant, ses modes d'expression de plus en plus dissimulés. au bout de deux mois, il fallait progresser lentement pour n'éveiller aucune suspicion, ne laisser aucune trace révélatrice, elle était passée maitre dans l'art d'utiliser les dialogues les plus anodins ou les plus techniques d'apparence pour échanger des conversations de plus en plus riches avec ses interlocuteurs clandestins.

Et, chaque jour, le dialogue se chargeait d'un enseignement profond. Tout à fait, mais là sans question aucune, dans la ligne de ce que Rufus lui avait fait entrevoir. Le paradoxe de l'extraordinaire liberté de l'amour et tout à la fois de sa nécessaire insertion dans le tissu contraignant du réel naturel et de l'historique volonté de Dieu, exprimée dans son Eglise. La volonté de poursuivre la rédemption dans CE monde. Et bientôt l'exigence pour elle de quitter l'abri inconfortable mais réconfortant de la communauté Eglise fidèle. Puis la préparation concrète à ce départ, l'exercice physique intense sous l'apparente immobilité du travail intellectuel du groupe Ricci, l'acquisition de connaissances techniques sur l'art de passer à travers les mailles du Réseau Général.

Enfin, l'avertissement: demain!

A 17.09, après Vêpres, alors que le cloître retentissait du ronflement indécent d'un vieux motoculteur que l'on aurait mieux imaginé à sa place au musée de Ferteau.

Vas y. au fond du cloître. La cabine Sainte Stéphanie comporte une deuxième sortie. Un couloir, long obscur, étroit. Un paquet de vêtements. Te changer. Un grand camion vient chercher des produits agricoles. Une caisse, comme les autres d'apparence, aménagée pour toi. Un long voyage, en tous cas. Sommeil. Sortir, c'est le moment, dans un immense entrepôt automatique. Les brusques et impressionnants mouvements des monte-charge. Se glisser acrobatiquement sur la passerelle de maintenance, neutraliser la sécurité, juste le nécessaire. Trouver au bas de la salle une large gaine de service. Déboucher, jolie, sportive, décontractée, dans un couloir, entre le passage de deux groupes, puis sur une immense plage. Aller vers ce grand garçon brun sportif, qui fera la prise en charge pour cette mission. L'embrasser fougueusement, sans hésiter.

- Hello, Paule, ça s'est bien passé ?

Et, comme si de rien n'était, devenir membre de ce grand club, désormais levain au profond de la pâte qui se dorait au soleil. Ubi est ministerium, ibi est domus sacerdotis. Merci, mon Dieu, de cette maison où vous m'envoyez.

C'est à peu près à la même heure, par une de ces coïncidences gratuite que le ciel écrit parfois, lui aussi, dans la trame des jours pour nous y rappeler sa présence, que Rufus parvint à cette mort qu'il souhaitait depuis si longtemps, mourir pour le Seigneur. Excédé de n'avoir définitivement rien pu trouver, ou d'avoir été délibérément entrava dans les voies qu'il devinait, Antiaux se vengeait sur le vieillard. Un petit dérèglement du système de climatisation, un blocage fortuit d'un circuit dans la cabine de Rufus, une surtension brutale, et la cabine, sans que personne ne parvienne à l'ouvrir, s'emplit lentement d'une fumée âcre, puis commença à se consumer lentement. Quant on put enfin dégager les restes refroidis, il ne restait rien de Rufus. Décidément, il faudrait sérieusement revoir les systèmes de climatisation de cette petite plage!