Démocratie en temps réel
Le Monde, 3/7/1971S'il faut en croire nombre d'articles récemment publiés, l'ordinateur est en passe d'offrir aux modernes inquisiteurs des moyens particulièrement redoutables (1). La crainte est d'autant plus fondée que les technqiues de protection des fichiers confidentiels sont encore loin d'être à toute épreuve - de l'aveu même des informaticiens - et que font défaut les voies juridiques de lutte contre les abus qui ne manqueront pas de découler de la prolifération des banques de données.
Mais faut-il ne voir que le danger ? Et l'informatique n'est-elle pas en train de donner de nouvelles chances à la démocratie, de lui ouvrir de nouveaux horizons ? L'homme d'aujourd'hui dispose de deux moyens principaux d'exprimer sa volonté: le choix de ce qu'il consomme et la participation aux consultations électorals. L'évolution du pouvoir économique peut éclairer l'avenir du pouvoir politique.
En matière économique, les progrès de l'informatique ont pour résultat d'asservir chaque jour plus étroitement la machine technique de production aux choix des consommateurs. La gestion intégrée conduit, en effet, à saisir l'informtaion au plus près de sa source: guichet d'une banque, burreau d'un concessionnair, au moment même où la décision d'achat se formule, et de plus en plus auprès du consommateur lui-même. Plus le système est perfectionné, et plus cet acte fondamental est rapidement enregistré et valorisé. Regroupé avec ceux de consommateurs analogues, c'est lui qui déclenchera le réapprovisionnement du détaillant, par contrecoup du grossiste et, de proche en proche, le lancement des fabrications. Nombre d'industries ne travaillent plus qu'à la demande. C'est le cas de certaines chaînes automobiles, où d'ailleurs chaque véhicule assemblé est personnalisé en fonction des désirs du client.
Complétée par la prévision économique et l'étude de marché, cette gestion moderne s'écarte donc progressivemnte d'un capitalisme caricatural où commerciaux et publicitaires s'efforçaient de vendre les produits fournis par des moyens de production définis. On peut donc dire que c'est finalement la syunthèse des décisions de chacun qui détermine oute la structure économique, quite à reconnaître qu'il y a là quelque simplification, et notamment que chacun est aussi producteur et agit en tant que tel sur l'évolution de la structure.
Mais ce qui réalise progressivemnt en matière économique peut-il trouver son pendant en politique, où le pouvoir de chacun ne se compte plus en quantité d'unités monétaires, mais en droits électoraux ?
A la prévision et aux études de marché correspondent l'analyse politique et les sondages d'opinion, manière informelle mais approfondie de consulter le corps électoral. Le vote lui-même, comme l'achat, se trouve valorisé par le fait que les dépouillements s'effectuent très rapidemnet, et que les spécialistes obtiennent en même temps toutes ortes de sonnes (synthèses selon différents critères, comparaison savec les consultations précédentes, etc.) qui leur permettent de tirer tout le suc des élections et de donner toute sa valeur à l'humble geste de chacun.
Mais ces efforts ne font que mieux ressortir le caractère primitif de nos systèmes électoraux. Alros que la décision économique est quotidienne, multiple et quantifiée, les choix politiques sont peu fréquents, limités au choix entre quelques listes, quelques candidats, voire à un dérisoirement binaire oui ou non. Un " bit ", la plus petite quantité possible d'information, pours'exprimer sur d'aussi vastes questions!
Dans le même temps, chacun reçoit quotidiennement, par son journal ou son téléviseur, un, flot considérable d'informations. Mais comment fire savoir à ce monsieur qui parle sur le petit écran que l'on est cent fois d'accord avec lui, ou qu'au contraire on le voue aux gémonise ? Ecrire à l'O.R.T.F.... téléphoner... Pour qui n'a pas le bras long, et malgré de méritoirs efforts pour faire participer le public, il n'y a guère de moyen d'intervenir. C'est à donner envie au plus paisible citoyen de descendre dans la rue pour se faire entendre.
Il faudrait une démocratie en temps réel, et l'informatique est en mesure de nous l'apporter. Les techniques sont disponibles. Les pousser dès aujourd'hui à leurs limites coûterait certes trop cher. Mais on peut envisager d'intéressantes solutions pour l'avenir proche. Par exemple une combinaison (synthèse, ou compromis) du sondage et du référendum, qui donnerait au premier un caractère officiel (sinon même législatif), myennatn de sértieuses garanties de représentatitivté, et au sconde une richesse à la mesure des intérêts en cause.
Quelles questions poser, et sous quelle forme? C'est un des points délicats. Pour la forme, l'expérience des sondanges a fait naître les techniques qui conduisent à des réponses valables. Pour le fond, ce sera plus difficile. Notons pourtant que l'informatique, en améliorant l'information des responsables, permettra de cerner les questions-clés. En particulier, la rationalisation des choix budgétaires peut apporter l'indispensable articulation de l'administration quotidienne aux grandes options, tant comme méthode d'analyse pour dégager ces dernières que comme moyen de contrôle pour en vérifier l'application.
Utopie ? Tout cela, sous tel ou tel aspect, est déjà amorcé dans un domaine ou dans un autre. Je ne crois pas au paradis sur terre (2), mais si l'informatique menace la liberté, elle peut en devenir le meilleur instrument.
PIERRE BERGER (*)
(*) Rédacteur en chef adjoint de la revue Informatique et Gestion
(1) Et notamment dans Le Monde du 22 mai, sous la plume de Georges Charbonnier.
(2) Je crois avoir été parmi les premiers à signaler, en France, les dangers des fichiers de personnes (O.1. Informatique, mai 1967).