INFORSID, le miracle n'a pas eu lieu
Pierre Berger
Informatique et Gestion no 83. Décembre 1976.
En avril 1973, sous le drapeau un peu sybillin d'Inforsid (Informatique d'organisation, systèmes d'information et de décision), se tenait à Aix-en-Provence, un colloque de chercheurs qui laissait l'spoir de faire sortir l'informatique, au niveau de la recherche, de son carcan technico-mathématique. Dix-huit mois plus tard, à l'issue d'un nouveau colloque à Caen, il faut bien constater qu'il n'en est rien.
Certes, quelques progrès ont été faits ici ou là, mais pour l'essentiel, l'informatique des organisations est retombée dans ses ornières, écartelée entre des techniques et des utilisateurs insaisissables, sans véritables concepts, théories et méthodes fédératrices.
Pourquoi cet échec ? Qu'espérer pour l'avenir ? Tenton quelques éléments de réponse, qui ne sauraient d'ailleurs être complètement objectifs, le signataire de ces linges s'étant lui-même impliqué dans les travaux d'Inforsid.
Un courant nouveau était passé à Aix. Soutenu par l'Iria, en particulier par Michel Monpetit (décédé en pleine action à la veille du colloque de Caen), Jean-Louis Le Moigne avait réussi à faire éclater la problématique traditionnelle grâce à son dynamisme, et à l'apport de concepts prometeurs. La théorie des systèmes ouvrait des horizons plus larges, propices aux formalisations indispensables au développemen de travaux scientifiques comme au travail sur le terrain concret des "organisations", c'est-à-dire ici les entreprises et les administrations où se développement le systèmes d'information et l'informatique. Malgré la résistane des informaticiens "classiques", Inforsidse donnait une structure plus étoffée, et constituait cinq groupes de travail :
- axes et méthodes de recherche,
- méthodes et outils pour la conception et la réaliation des systèmes information automatisés,
- informatique et collectivités,
- enseignement et formation des chercheurs,
- interfaces hommes-machines.
La liaison serait assurée par le secrétariat de l'Iria, par un petit bulletin et par diverses formules de rencontres.
L'élan s'essouffla vite. La récession économique de 1975 se traduisit par des contraintes budgétaires étroites qui ne permirent ni d'étoffer les moyens en secrétariat, ni de donner aux groupes d'autres financements qu'une aide limités (frais de déplacement...).
Inforsid resta donc la réunion informelle de quelques bénévoles, trop chargés par leurs tâches professionnelles pour avancer vraiment sur des thèmes dont la difficulté et la nouveauté exigeaient d'importants efforts.
Deux groupes baissèrent les bras au bout de quelques réunions : enseignement et interfaces hommes-machines. L'enseignement et la formation des chercheurs semblaient en effet difficiles à définir d'emblée sur un domaine encore mal cerné.
Quant aux interfaces hommes-machines, il aurait fallu pouvoir mobiliser rapidment des moyens substantiels, et d'une nature étrangère au monde des "sciences exactes", où reste cantonnée la recherche en informatique. Les études ergonomiques sont en effet coûteuses et font appel à des compétences rares en France, à fortiori dans ce domaine ; les quelques ergonomes et spécialistes des conditions de travail ne son guère attirés par les problèmes de l'informatique. D'une part en raison de ses difficultés techniques, rebutantes pour des hommes émanant des "sciences humaines".
Ensuite pare que les informaticiens et les gestionnaires ne semblent pas poser de problèmes particulièrement urgents à une époque où l'on se préoccupe surtout (et certes non sans raisons) des travailleurs manuels. Réciproquement, quelques informaticiens se préoccupent de ces questions, mais ils n'ont pas la formation nécessaire en psychologie et ergonomie qui serait nécessaire. Ils en sous-estiment d'ailleurs les difficultés et la technicité, se contentant d'un sourire amusé à l'égard de jargons aussi incompréhensibles que le leur, et qui leur paraissent déplacés dans un domaine où ils croient qu'un peu de bon sens devrait suffire.
Les trois autres groupes poursuivirent leurs travaux suffisamment pour présenter des conclusions au colloque de Caen. Hélas, loin d'être des lieux de renconre entre les diverses tendanes, ils ne firent que matérialiser le fossé qui les sépare.
Dans le groupe "méthodes et outils" se retrouvèrent les chercheurs proche de l'informatique traditionnelle. Des équipes émanant de nombreuses universités de province mirent quelque cohérence à leurs efforts, autour de quelques thèmes qui leur sont chers : bases de données relationnelles, approche par le "modèle conceptuel", langages et méthodes d'analyse. Sur ce terrain bien balisé, les progrès ont été certains, mais il est permis de s'interroger sur leur portée. Au jargon traditionnel de l'informatique est venu s'ajouter une constellation de vocables plus hermétiques encore (figure), dont la "relation fonctionnelle de la troisième forme noramle" est un des plus beaux fleurons. On a l'impression que, sous prétexte de rapprocher la machine des utilisateurs en automatisant les processus de concdeption, on n'a fait qu'accroître l'épaisseur du mur qui les sépare ! De plus, les méthodes proposes semblent conduire à des itinéraire de conception encore plus longs que pr le passé... à une époque où l'essentiel serait de les abréger pour faire face aux rapides évolutions des besoins. Mais cette impression négative est peut-être trompeuse, il faut sans doute passer par cette phase hermétique pour construire des outils efficaces et d'emploi aisé, comme il faut une technologie de pointe pour fabriquer des calculettes.
D'autres axes de recherche du groupe sont d'ailleurs plus accessibles au commun des mortels, notamment l'intérêt croissant porté à la construction de maquettes et de prototypes. Il faut d'ailleurs souligner que la plupart de ces recherches sont menées en liaison avec des utilisateurs, et sur ce point on a l'impression que les universitaires font de réels efforts pour communiquer avec les entreprises, à commencer par les grandes Administrations qui ont effecivemnet des problèmes assez amples pour justifier de telles démarches.
Le thème "informatique et collectivités" affronta d'emblée des difficultés de la multi-disciplinarité. Le point-cla : sociologues et informaticiens peuvent-ils coopérer ? Aux problèmes scientifiques s'ajoutent ici des difficultés économiques.Entreprises et administrations emploient des informaticiens, quitte à les vouer aux gémonies, et soutiennent en pratique leurs recherches. Mais des sociologues ...
Pourtant les travaux sérieux ne manquent pas, comme en firent foi certains exposés solides et un relevé des nombreuses études menées de toutes origines (Signalons en particulier les recherches de Françoise Gallouedec-Genuys sur Informatique et libertés et l'importante enquête qu'engage l'Université Dauphine sur le relations entre les structures des organisations et les systèmes d'information).
Mais ce ne fut pas assez pour convaincre de la possibilité d'accoupler ces efforts à ceux des autres groupes. On eut l'impression, par moemtns, que le dialogue pourrait s'établi autour des problèmes du "modèle conceptuel". Mais le marathon des exposés ne laissa pas le temps de le lancer. De plus, le problème de langage resta entier. Plusieurs animateurs de ce groupe n'avaient pu assister à la première journée, consacrée aux "outils et méthodes", ni trouvé le moyen de prendre connaissance de la problématique et du vocabulaire proposé. Le groupe parla donc son propre langage sans se préoccuper d'entrer en communication avec les spécialistes des outils... qui ne firent de leur côté guère d'efforts pour entrer dans le jeu.
On aboutit donc à un dialogue de sourds. Les quelques utilisateurs présents auraient peut-être pu aider à briser les barrières. Mais, trop techniciens eux-mêmes ou épuisés par l'avalanche de concepts qui déferlaient sur eux depuis des heures, ils ne purent que témoigner d'une bonne volonté passablement désarmée.
Le groupe "axes et méthodes de recherche" allait-il débloquer la situation ? Hélas, il n'en fut rien, bien au contraire ! On eut l'impression qu'un jargon de plus, non moins ésotérique que les autres, venait encore obscurcir les questions au leiu de les éclairer. D'intéressante recherches ont été menées par ses membres, mais elles ne purent convaincre elles non plus. Les unes en effet débouchent sur des questions qui dérangent. L'informatique est-elle une science ? Qu'ils soient cherheurs ou "utilisateurs", le informaticiens se perçoivent comme des ingénieurs, dont la compétence s'apprcie en fonction de l'efficacité de leurs travaux, cette efficacité s'appréciant d'ailleurs sur des critères essentiellement tehcniques... les autres relevant, pensent-ils, de la sociologie. Bien que l'approche proposée soit réaliste et pragmatique, (cf. l'article de Jean-Louis Peaucelle dans Informatique et Gestion, avril 1976), elle n'et pas acceptée, et n'a d'ailleurs pu réunir le consensus du groupe. Les autres approches centrées sur la théorie du système d'information, qui devrait être le fédérateur, ne parviennent pas à trouver des formes d'expression intéressantes ni à faire état de résultats sur le terrain qui en prouveraient l'utilité.
Inforsid n'a donc pas réussi à faire sauter les verrous qui enferment l'informatique sur elle-même. L'insuffisance des moyens, la difficulté psychologique de la communication entre les chercheurs et la relative immaturité des disciplines de synthèse paraissent en être les causes principales. Le cas de l'informatique est d'ailleurs à rapprocher de domaines comme la biologie ou le nucléaire. Les outils progressente vite. Leurs conséquences sur la vie des hommes sont considérables et potentiellement dangereuses (si les angers de l'informatique sont plus diffus que d'autres, il est difficile d'admettre qu'elle soit "neutre"). Mais on ne sait pas se donner d'approches globales, à la fois théoriquemnet convaincantes (Club de Rome...) et pratiquement utilisables dans l'action.
Faut-il conclure qu'Inforsid n'aura servi à rien ? Certainement pas. De nombreux chercheurs se sont rencontrés, et ont rencontré des utilisateurs. Nous n'en sommes plus à l'époque où l'on confondait informatique et mathématiques appliquées. L'université fait de réels efforts pour sortir de ses campus. De plus, la présence de nombreux jeunes chercheurs à Caen prouve la validité du secteur.
Quant à l'avenir, l'Iria et le CNRS vont maintenant ré-orienter leurs actions dans ce domaine. Il semble, d'après les conclusions provisoires tirées par André Danzin à l'issue du colloque, que l'on s'oriente vers une séparation assez nette des problèmes (Confirmant d'ailleurs le point de vue de Jean Lagasse que nous interviewons dans ce même numéro). Les crédits irontg "au concret et au solide", c'est-à-dire en l'occurrence aux recherches sur les outils de conception dans l'optique du groupe "outils et méthodes", passablement formalisante et centrée sur l'approche "connées". Faute de savoir si cette voie est vraiment féconde, su moins se prête-t-elle à une production de publications et d'implantations qui s'insère bien dans les méthodes actuelles de gestion de la recherche.
L'étude des conséquences de l'informatique sur les administrations, les collectivités et la société sera sommairemnet soutenue par l'activité de clubs plus ou moins bénévoles... dont on espère qu'ils trouveront quelque financement dans d'autre instances plus proches des sciences humaines.
Enfin, la réflexion fondamentale sur l'informatique d'organisation comme domaine cohérent, comme science, comme partie du système d'information... est assimilée à une démarche philosophique dont on n'interdit pas à quelques individus de se préoccuper, à leurs moments de loisir.
Ce résumé un peu caricatural ne rend sans doute pas complètement compte ni de la richesse du colloque de Caen, ni des intentions des autorités chargées de guider la recherch informatique en Frane.
L'Iria publiera prochainemnet les actes du colloque et, dans le cadre du nouveau CCRIA (Comité Consultatif de la Recherche en Informatique et Automatique) fera connaître les décisions d'orientation finalement choisiées. De plus, l'annonce prochaine d'une ATP (Action Thématique Programmée) du CRNS révèlera quelque axes choisis dans l'immédiat. Après tou, la base d'Inforsid était un peu étroige pour le décollage espéré. Il est peut-être sage de donner la priorité à des actions limitées mais contrôlées. our le reste, les problèmes demeurent, la volonté d'aboutir pour résoudre les problèmes de fonc posés par l'informatique est trop forte pour que l'on en reste là. A court erme,, la préparation pour la fin de 1977 du congrès Afcet "modélisation et maîtrise des systèmes" est une nouvelle manière de progresser.