MAINTENANT, L'HYPERMONDE
Pierre BERGER
Octobre 1990
Un des axes du prochain siècle.
Le contenu de l'hypermonde: des données aux documents.
L'hypermonde, un feu continu de révolutions.
Un modèle "général" à sept niveaux
Ethique: ma relation à moi-même dans l'hypermonde
L'hypermonde, marché sans bornes
L'Etat et ses valeurs fondamentales.
Préface
Un des axes du prochain siècle
Le rêve, désormais, régit la vie de l'humanité. Rose ou noir. La technologie nous a affranchis des contraintes de la subsistance. Non, hélas, que tous mangent à leur faim sur la planète Terre. Mais ces drames ne sont plus le fait d'une nature inhospitalière ou capricieuse, de catastrophes naturelles. Ce sont des démesures militaires, politiques, économiques, techniques, qui replongent une part de l'humanité dans les ténèbres de la faim, de l'oppression, de la guerre.
Mais la mort même témoigne pour la force de la vie. Le désordre fait tache sur la trame toujours plus solide d'un ordre mondial à la fois espéré et inespéré. Que des médias puissent titrer "Massacre aux Bermudes, 12 morts" montre le chemin parcouru depuis 14-18. La conscience universelle émerge, exprimée en même temps que déflorée par les médias. Elle nous conduit à une réorganisation en profondeur de la géopolitique mondiale.
Pour aller où? Au CPE (Centre de prospective et d'évaluation du ministère de la Recherche) et au GRET (Groupe de recherches et d'échanges technologiques), nous travaillons à baliser les routes de l'avenir. Pierre Berger a participé cette vaste exploration, l'ouvrage "2100, récit du prochain siècle".
Sa réflexion sur l'hypermonde s'inscrit dans ce mouvement, où l'imagination s'envole librement sur les ailes de la technologie, mais avec des bases suffisamment larges pour éviter la facilité des représentations gratuites.
Faut-il le suivre dans son "hypermonde"? L'utilité d'un concept, c'est de procurer une
économie de pensée. Or ce livre montre l'efficacité de l'idée d'hypermonde, sa capacité à focaliser la réflexion sur de nombreux axes de l'expansion technologique. "Sous le clavier, la planète", écrivions-nous en 1988. L'hypermonde nous emmène aujourd'hui plus loin encore, ou plus profond. La planète entière se fait clavier, ou plutôt se donne à modeler par les gants électroniques. A travers eux la masse et l'énergie, l'information, les structures sociales même se mobilisent, se rendent disponible à notre désir individuel et collectif.
Mais attention! En polarisant l'avenir sur l'électronique, l'informatique, l'image de synthèse... le concept d'hypermonde minimise l'importance et les potentialités propres à l'énergie, aux matériaux, aux transports. Il exclut même l'expansion dans l'espace, bien que nombre de spécialistes la voient s'ouvrir au grand nombre dès les prochaines décennies. Bref, l'hypermonde, ce n'est qu'un scénario parmi d'autres. Et surtout, dans ce nouvel espace ouvert à l'expansion de l'humanité, nous fera-t-il retrouver le sens, indispensable à l'intégration de tous ? Pour l'auteur, sa fidélité à la tradition chrétienne est une réponse suffisante. Mais, pour ceux qui ne partagent pas son attachement, il faut aussi mettre dans la corbeille les autres traditions religieuses (Bouddhisme, Taoïsme, Hindouisme...).
La réflexion collective "2100, récit du prochain siècle" a tenté de proposer au moins un axe, une route balisée: après la société du spectacle, constructive mais inégalitaire (1980-2020), l'ère des enseignements (2020-2060) débouche sur la libération (2060-2100). L'hypermonde s'inscrit clairement dans cette dynamique. Il est d'abord spectacle, image. Et seule une élite peut s'offrir les moyens d'y intervenir, d'y prendre des responsabilités. Car il y faut à la fois des moyens matériels et une culture suffisants. La généralisation des technologies de l'information obligera un jour à partager la culture. Sinon, la société informationnelle et l'hypermonde s'écrouleront sur eux-mêmes comme sous la pression des nouveaux "barbares" qu'ils auront laissé grandir à leur frontière. Alors, et alors seulement, l'hypermonde se fera vraiment chemin de libération.
Techniquement et humainement, de tels horizons ne sont pas irréalistes. Ils se laissent entrevoir comme illuminés par un puissant soleil. Image, sans doute. Rêve. Mais assez forts, et plausibles à la fois, pour orienter nos efforts d'aujourd'hui. C'est à dire, très efficacement, pour leur donner un sens.
Thierry Gaudin
Directeur du Centre de Prospective et d'Evaluation
Bienvenue dans l'hypermonde
Bonjour. Vous venez d'entrer dans l'hypermonde. Heureux de vous accueillir. Oh, vous avez choisi un véhicule un peu antique, le livre imprimé sur papier... mais il est vrai que vous arrivez du XXème siècle, et que, même pendant la dernière décennie, les "formule 1" que sont casques vidéo et capteurs corporels y étaient rares. N'ayez donc pas de complexes.
Faites donc un tour avec moi!
Plutôt que de subir un long discours, voulez-vous plutôt m'accompagner dans ma journée, Je viens de me réveiller. Passons dans le coin "hyper" de mon appartement. Comme vous le voyez, c'est une zone à l'abri de la lumière pour réduire la consommation des trois grands écrans plats qui tapissent les murs autour du confortable canapé. Asseyez-vous à côté de moi. Les écrans s'allument tout seuls, et déjà une bonne odeur de café achève de nous réveiller. Vous préférez noir, avec du lait?
J'enfile les gants. A portée de main, le casque vidéo, si je veux vraiment passer en plein relief. Trois caméras, discrètement masquées dans les parois, observent mes mouvements pour faciliter l'interprétation de mes intentions. Excusez la modestie de mon installation. Ce n'est pas le haut de gamme, et la définition des grands écrans, en particulier, reste insuffisante, de même que les rendus de couleur. Mais il faut savoir être raisonnable!
Prenons les nouvelles, si vous voulez bien. D'abord les miennes. Rien qu'en analysant la manière dont je me suis assis, le rythme auquel j'ai enfilé les gants, mon moniteur personnel a fait son petit check-up par rapport à mon profil habituel. Pas la grande forme, mais rien d'inquiétant. Vous entendez le petit jingle: comme vous êtes là, le système s'est contenté de ce signal discret. Mais, regardez: déjà il nous a branchés sur le canal des informations générales.
Un jeu de cartes géographiques s'affiche. Bien semblables à celles d'hier soir, avec toujours, cette tache jaune inquiétante à l'Est du Sahel. Décidément, nous n'arriverons donc jamais à les tirer du pétrin. Nous ne faisons guère mieux que vous, au XXème siècle! Ce n'est plus tant l'argent qui manque que la volonté. Ou les bonnes structures. Ou l'intégration minimale de leurs tendances naturelles dans le système international. Allez savoir.
Ca clignote du côté de New Delhi. Allons voir. Clic sur la zone concernée. Aïe. Des émeutes, et pas seulement en hyper, cette fois ci. Pas trop grave, quand même. Le canal me propose, pour 1O écus l'heure, quelques données et images de la zone. A 50 écus, de la vidéo en direct sur les parties chaudes. Un peu cher, et nous avons d'autres chats à fouetter.
Voyons plutôt l'économie. A gauche s'affiche un grand tableau synthétique par secteurs, dont j'ai peu à peu mis au point la présentation en fonction de mes préoccupations personnelles.
Le secteur "services d'information" et la rubrique "prospective" en particulier font toujours de bons résultats. Heureusement pour moi. Un peu moins bien tout de même que le mois dernier. Tiens, pourquoi?
Zoomons en profondeur. Ah, c'est la presse financière qui bat de l'aile.
Explications? 5 écus la minute, avec une expert financier en direct?. OK? OK.
C'est mon business, je ne peux pas me permettre de faire l'impasse.
La tête de Jack Pennon, un expert du GATT, s'affiche en face de moi. Interview exclusive pour le canal CNT. Et combien ça coûterait d'avoir Pennon à moi tout seul? Mille écus l'heure. Fichtre. Pas aujourd'hui. Mais CNT me le propose tout de même en direct: il est en train de faire une conférence de presse.
En fait, avec mon code de journaliste-expert, j'ai même le droit de l'écouter au par pendant la durée de la conférence. Profitez de l'aubaine. Pas mal, ce type. Beaucoup de présence, et visiblement une solide expérience du passage en direct sur hyper. J'ai envie de lui poser une question:
"Pourquoi cette faiblesse de la presse financière, aujourd'hui plutôt qu'il y a huit jours ?". Ma question est relayée vers la régie de la conférence. Coup de chance, bonne question. J'ai droit à un crédit de 100 écus pour l'avoir posée.
Du coup Pennon s'adresse directement à moi. CNT connecte pour quelques instants une ligne vidéo haute définition sur mon logement. Et me filme en retour. Encore heureux que j'aie enfilé un peignoir convenable. "Pourquoi aujourd'hui?", enchaîne Pennon. "Parce que..." (une grande courbe des derniers cours mensuels s'affiche) "... il y a avait hier une liquidation trimestrielle sur les actions de Reuters, et l'opération s'est plutôt mal passée. Du coup, pendant la nuit, les Japonais se sont un peu allégés. Ca vous suffit, Pierre? "
"OK". Je note que les indicatifs d'écoute ont bien monté au cours de mon petit dialogue. Et, comme je pouvais l'espérer, j'ai droit à un crédit de mille écus. Génial, j'ai gagné ma journée.
Continuons à balayer un peu la planète. Ecologie? Rien de neuf sinon la fluctuation régulière des indices de' CO2 sous l'équateur. Religion? Nous approchons de Pâques et le Pape vient d'envoyer un message urbi et orbi. "Dans notre monde de déferlement sensoriel, n'oublions pas les handicapés de l'hémisphère cérébral gauche, que rien ne protège des excès de consommation d'image encouragés par certains médias peu scrupuleux. Soyons accueillants à leurs propos un peu trop flous. Et donnons pour l'ACAHHG (Association catholique pour les handicapées de l'hémisphère gauche)". Bon.
Revenons chez nous. Tout va bien dans la maison? Par acquit de conscience, faisons (sur écran) un petit tour du système domotique. Bon état général. Mais toute de même un petit bruit anormal en bas du toit. Sans doute cette gouttière. Pas urgent. Quelques anomalies basse fréquence sur le circuit de terre...
Je mets un message à SOS bricolage pour qu'ils montent un brin de télésurveillance. Un écu par jour pour une petite connexion de télédiagnostic sur mon circuit électrique. Ca vaut le coup. Je sais qu'ils ont de bons analyseurs. De plus, ils sont bien implantés dans le quartier et pourront faire d'utiles comparaisons avec mes voisins
Tout est OK? Ma femme passe dans la pièce et s'assure que tout va bien, nous apportant le café. Nous sommes un peu rétro, vous savez, un ménage un peu à l'ancienne, mais... Ca ira comme quantité de lait?
Elle va préparer un repas léger pour le déjeuner, et en attendant s'installe dans son propre coin hyper pour ses activités professionnelles.
Ma banque? Un peu déséquilibrée ce matin par un certain nombre de prélèvements court terme que je n'attendais pas. Je vire quelques fonds du moyen terme sur le court terme. Quant aux liquidités immédiates, mon petit coup avec Pennon me permet de profiter de la journée. Allons faire un tour. D'accord?
J'affiche une carte du monde artistiquement composée (et gratuitement offerte) par Nouvelles Frontières. Je plonge un peu au hasard. Tiens, pourquoi pas cette petite ville des Etats-Unis. Je choisis: époque présente, réalité maximale. Réponse de NF: lieu réel, voulez-vous un déplacement en réel?
Ne rêvons pas. A l'époque où nous vivons, les taxes anti-pollution sur une traversée des Etats-Unis mangeraient trois années de mes revenus! Je demande hyper, et vidéo, bien sûr. Réponse de NF: nous proposons un contact par caméras installées en ville, pour 1,5 écu la minute, plus accès à nos banques de données internationales géographiques et touristiques, 10 écus l'heure. Nous pouvons ajouter une caméra sur place en réel, avec robot cadreur et vidéo haute définition en direct, 15 écus par minute. Je me passerai des caméras spéciales. Contentons nous du réseau vidéo ordinaire. Les caméras fixes sont-elles bien placées, au moins? NF affiche le plan de la ville et la position des caméras. Notez que les points les plus plaisants sont couverts, ainsi que les lieux culturels publics. Le forfait comprend un accès aux bases de données vidéo du musée historique de la ville. Et notamment la fameuse reconstitution de la bataille de High Hills, qui opposa Davy Crockett aux Anglais à quelques kilomètres de la ville.
Le voyage paraît intéressant. Y a-t-il des possibilités d'interactions locales réelles? NF propose différents services publics, l'annuaire téléphonique local, et une liste d'habitants cherchant le dialogue sur notre réseau. Il y a même une personne qui a offert ses services pour une promenade guidée en ville avec son caméscope. Elle propose 200 écus de l'heure (en sus des coûts réseaux, qui restent à ma charge).
Un peu cher, mais j'ai envie de discuter un peu le coup.
NF. D'accord, voilà la liaison.
- Hello. John McZahn in line. Who is calling? Oh, sorry, it's a old habit. Peter, I see you on my display. You are... je ne parle pas trop mal français, Pierre. Je vois que vous voulez faire une ballade par ici aujourd'hui. Bonne idée, le temps est superbe.
- Merci, John. Ton tarif me paraît un peu cher. Si tu as un peu de temps, on pourrait faire un brin de causette
- Un brin de Cosette, tu t'appelles Jean Valjean
- Ah, ah. toujours le mot pour rire. Je te propose de prendre les frais de réseau à ma charge, mais on cause un peu au par. D'accord?
- Il faut tout de même que je gagne ma journée. Je te propose dix écus l'heure. C'est juste pour le principe!
- D'accord. Raconte moi un peu l'histoire de la ville.
Nous passons une bonne demi-heure ensemble,
McZahn est un agréable conteur, et vous en profitez avec moi. Mais vous n'êtes pas venu seulement pour voir, vous voulez comprendre: votre hypermonde, au juste, de quoi s'agit-il?
L'hypermonde, quoi et pourquoi?
Vous l'avez compris: l'hypermonde marie la vidéo, l'informatique et les télécommunications pour construire des univers "synthétiques". Mais pas de simples spectacles, comme le télévision du XXème siècle. Dans l'hypermonde, on agit, on travaille, on se rencontre.
Mais pourquoi toute cette technologie? Ne pouvait-on se contenter du bon vieil univers naturel, de nos promenades en voiture, de nos bureaux avec leurs transports en commun?
Non. Nous ne pouvions pas continuer à croître dans le système à haute énergie matérielle du XXème siècle.
L'homme était partout sur la planète, souvent à saturation. Saturation économique de l'énergie. Mais plus encore de l'espace. Il nous fallait des espaces encore vierges pour nous épanouir, pour "s'éclater" ?
Où aurions nous pu les trouver? La Sibérie, l'Amazonie, le Sahara ? Fragiles plus encore qu'inhospitaliers. L'Espace ? Stérile et follement coûteux.
Certes, demeure la voie d'une croissance purement spirituelle, purement "intérieure", ascétique et méditative. Elle n'a besoin de rien que d'un esprit pur et riche intérieurement. Mais les itinéraires mystiques ne sont ni séduisants pour tous, ni même ouverts à tous. A vous peut-être. A moi... jusqu'à un certain point seulement. Trop souvent, qui veut faire l'ange fait la bête.
Alors, entre le béton et le yoga s'est ouvert un nouveau type d'espace: l'hypermonde. C'est la technologie, surtout l'électronique, qui nous l'a offert. De petites poches, d'abord, isolées, collées aux espaces réels, de petits espaces "hyper" qui ont peu à peu grandi. Puis ils se sont connectés. A la fois pour créer un monde continu ou tous peuvent se retrouver quand ils se cherchent, et pour créer une infinité d'espaces séparés ou chacun jouit de son univers personnel, et même plusieurs.
Mais, vous l'avez-vu, l'hypermonde n'est pas tout rose. Les plaines illimitées qu'il déploie ne manquent ni de dangers "naturels", ni de desperados armés jusqu'aux dents. L'homme reste un loup pour l'homme et "Là où est le ça, Je dois advenir". Notez que, hasard ou nécessité, que vous y rencontrez d'abord un chrétien. Il croit que l'homme est pécheur, même s'il est déjà pardonné.
L'hypermonde n'est ni le paradis, ni l'enfer. Simplement un espace qui s'est ouvert à un moment où la planète en avait vraiment besoin.
Pouvez-vous me croire?
Mais qui suis-je, pour prétendre vous guider dans l'hypermonde? Pouvez-vous me croire, ou au moins me suivre, dans de telles projections? Si je me lance dans l'aventure, c'est que j'ai déjà pratiqué ce type d'exercice, et que la réalité a, dans l'ensemble, confirmé mes vues. Est-ce en raison de ma culture à la fois littéraire et scientifique? Les spécialistes ont souvent courte vue. Les littéraires sont plus axés sur la relecture des textes passés que vers l'avenir. Les scientifiques et les techniciens préfèrent développer à partir de l'immédiat.
Les techniciens, et les informaticiens en particulier, sont trop conscients de leurs responsabilité de pilotes pour regarder beaucoup au delà de l'horizon. En 1960, j'ai vu des mécanographes dire que "l'électronique ne changera rien". En 1970, des responsables informatiques de grandes banques affirmer "les terminaux en agence n'ont pas de sens, puisque de toutes façons il y a des chèques qui circulent". En 1980, quand arriva la micro-informatique, les informaticiens furent les derniers à en sentir l'importance. En 1985, quand le Macintosh d'Apple révolutionna les interface hommes-machine, il le traitèrent par le mépris.
Faites leur donc confiance pour gérer le système et pour le faire progresser modérément. Mais ne leur demandez pas de regarder au loin. Peu d'entre eux ont des lunettes à double foyer! On dirait même que certains, pour compenser sans doute la violence qu'ils font à la société en lui imposant les rigueurs de la machine, se replient dans l'intimité de leurs convictions sur un surprenant passéisme.
Pourquoi écrire ce livre?
Sur le plan technologique, cet ouvrage ne se base que sur des outils disponibles en 1990. La plupart pouvaient s'acheter dans les boutiques de votre quartier dès cette époque: distributeurs de micro-informatique, de jeux électroniques, ou agence de France-Télécom. D'autres étaient plus coûteux et pas encore industrialisés, mais accessibles à partir de quelques millions de F. Au moins pour le matériel. Car, pour le logiciel et les données, l'hypermonde restait à construire.
Si je suis l'inventeur du mot "hypermonde", d'autres auteurs s'y étaient déjà promenés. Aux lecteurs de science-fiction des années 90, mes idées, mes images même sembleront banales à première vue. "L'univers en pièce" de Claude Ecken est un bon exemple scénario, certes tiré au noir, de ce qui peut arriver dans l'hypermonde. Et les Robots d'Isaac Asimov ou de Philip K. Dick ont posé depuis longtemps quelques unes des questions les plus redoutables que nous devrons y résoudre.
Cependant, la plus grande partie de la littérature (ou des films) de science-fiction du XXème siècle fait l'hypothèse de voyages dans l'espace réel à vitesse infinie. Je n'y ai jamais cru. D'abord la théorie de la relativité limite fondamentalement la vitesse à celle de la lumière, insuffisante pour sortir utilement du système solaire. Mais surtout les consommations d'énergie, avec leurs coûts énormes et leurs conséquences écologiques, nous confinent sur la surface de la planète bleue pour un très grand nombre de décennies encore. D'ici là, nous serons dix ou douze milliards, sinon plus, et il faudra vivre. Vivre bien et pas seulement survivre.
L'hypermonde est le seul espoir, alors que les fictions spatiales sont des rêves. Des rêves stériles... à moins de les vivre en image dans l'hypermonde bien entendu.
Hypermonde. Pourquoi ce mot?
J'ai d'abord cherché un titre autour des "espaces virtuels" (ouvrages de Segura et Weissberg, entre autres). Cette expression est précise, situe bien le nouveau monde dans ses relations avec l'ancien, par référence tant aux images virtuelles de l'optique qu'aux mémoires virtuelles de l'informatique. Mais "virtuel" est un mot abstrait, voire scolaire. Et même négatif, puisqu'il s'oppose à réel.
Le concept d'objet, au sens de la "programmation orientée objet" dont Bertrand Meyer est un chantre inspiré, apportait aussi beaucoup. Le mot a inspiré aujourd'hui les auteurs les plus variés: Baudrillard, Attali, sans parler de la bonne vieille philosophie médiévale... Mais pour un titre, ce n'était guère enthousiasmant.
Les américains parlent de Cyberspace, rappelant un peu trop les bonnes vieilles idées des années 50 avec Ashby, Wiener... "Hyper" est concret, positif, progressif. Ses références techniques sont encore plus pertinentes que celles d'objet ou de virtuel. La racine la plus ancienne c'est l'hypertexte de Ted Nelson, avec ses prolongements multiples: hyper-document, hypermédia, hyper viseur, le produit Hypercard. En outre, dans le monde de la science-fiction, l'hyper-espace est justement le saut qui permet d'échapper aux contraintes de l'espace ordinaire, en particulier pour échapper à ses poursuivants. Les nez sensibles s'offusqueront de la proximité d'hypermarché. Tant pis, voire tant mieux.
Un défi de l'hypermonde a précisément été de créer des emplois à base d'activités culturelles, ce qui suppose un marché (ou un "plus d'Etat" qui est passé de mode).
D'ailleurs, jouant le jeu jusqu'au bout, nous avons déposé la marque "hypermonde".
Guide pratique, ce livre ne veut pas faire une métaphysique de l'hypermonde, même s'il cède parfois à la tentation. Certes, il reste passablement abstrait... mais si vous avez fait l'effort de l'ouvrir, de venir en hypermonde à partir du XXème siècle, c'est que vous envisagez d'être un constructeur d'hypermonde, un explorateur au moins. Alors, vous ne pouvez échapper pas à la nécessité d'une certaine conceptualisation. Nous vous appelons à quelques efforts. Mais rassurez-vous pour les voyageurs plus ordinaires, qui s'embarquent pour l'hypermonde au milieu du XXIème. Ils n'ont pas besoin de livres, ni d'abstractions. D'ailleurs, ils sont nés dedans.
Mais, comment tout cela fonctionne-t-il? Poursuivons la visite.
Les matériels de l'hypermonde
Vous voulez en savoir plus? Bon. Vous allez pénétrer plus avant dans l'hypermonde. Cette fois, ne vous contentez pas de regarder mes écrans. Prenez le matériel le plus sophistiqué, le plus complet et le plus portatif à la fois. Enfilez la combinaison, elle est un peu raide mais on s'habitue. Coiffez le casque. La première fois, c'est un peu déroutant, hein, de s'enfermer presque complètement la tête... ne nous affolons pas.
Vous voyez quelque chose?
- Oui, la pièce même où nous sommes. C'est comme si je n'avais pas changé de place, comme si le casque était transparent, avec un peu de flou tout de même, comme des lunettes sales...
- Normal, les casques à très haute résolution coûtent trop cher pour moi. Bougez un peu, vous devez avoir l'impression de vous déplacer normalement dans la pièce.
- Exact. C'est assez bien rendu.
- Bon, maintenant, je vais faire apparaître dans votre monde un pupitre de commande avec un écran et deux manettes.
- Oui, je vois.
- Ce pupitre n'existe pas matériellement dans la pièce. C'est une simulation. Approchez vous de lui et prenez les manettes de commande. Vous devez les sentir résister dans vos mains.
- Ouiii... c'est un peu bizarre, j'ai un peu mal au cœur. Mais, voilà, j'ai les manettes en main.
- Le malaise aussi est normal. C'est qu'il y a de petites différences entre vos mouvements tels que vous les percevez dans le casque et ceux que vous faites réellement. Or ces mouvements réels, vous les percevez par l'ensemble de votre corps, et notamment par votre oreille interne. D'où le malaise. On s'habitue. Mais c'est beaucoup plus violent dans des univers très transposés.
- Transposés?
- Oui. Pour l'instant, l'hypermonde colle au réel le plus immédiat. Vous jouez votre propre rôle. Mais si vous vous transposez dans un monde stellaire, ou bactérien, ou simplement avec des changements d'échelle, la correspondance entre vos mouvements "réels" et "hyper" sera plus lointaine.
- Je commence à comprendre. Arrêtons ce premier voyage. J'ai le tournis. Racontez moi comment on en est venu là.
Comment l'hypermonde a peu à peu intégré les moyens électroniques du XXème siècle.
En fait, dans les années 90, vous étiez déjà dans l'hypermonde, même si vous n'en preniez pas conscience. Comme Alice au pays des merveilles, vous aviez déjà passé au moins un bras de l'autre côté du miroir.
Si l'on veut remonter aux origines, il faut aller au moins jusqu'à l'homo sapiens, sinon plus loin encore. Le sapiens, celui qui "sait", entrait déjà avec le monde dans une relation de "représentation". Il avait au moins esquissé la rupture radicale entre l'idée et la matière, le signe et son réfèrent. Et très vite, au moins à partir du moment où il a pu nous le dire par l'écriture, il a perçu les dangers, le drame de cet écart: c'est Platon et sa caverne, voire la Loi qui révèle l'existence du péché, selon Saint Paul.
Mais il a compris aussi que là est l'essentiel. En Israël comme en Egypte, le scribe est un personnage clé. "Au commencement était le Verbe", dit Saint Jean.
Et la première certitude dont part Descartes, c'est la pensée.
Dès sa plus tendre enfance, l'enfant manifeste "cette capacité de donner sens a priori, ou signe, à tout ce qui lui parvient... Tous les actes qui manifestent le fonctionnement corporel biologique ont d'origine leur portée de relation" (Gérard Guillerault, d'après Françoise Dolto). Le corps, nous y reviendrons, est essentiel à l'hypermonde. Partons de l'hypermonde pour suivre les chemins qui déjà nous y mènent. Et commençons par la maison, la "domotique", comme on disait en 1950.
Le téléphone, premier canal "hyper".
Le téléphone, il y a un peu plus d'un siècle, a commencé à donner au monde la structure caractéristique d'un "hyper", c'est à dire le passage direct et instantané entre deux points. Par sa simplicité d'emploi comme par la puissance affective qu'il sait faire passer, il a gardé longtemps une place importante dans l'hypermonde, même s'il s'est peu à peu intégré peu à peu à l'image et s'il a, depuis 1965 environ, prêté son canal aux transmissions de données.
Le téléviseur, longtemps roi de l'image
La radio, restant toujours basée sur la voix, a complété le téléphone et introduit l'habitude de la "diffusion" de messages à partir d'un certain nombre par la télévision, qui apporte l'image. Mais n'a pas supprimé la radio, loin s'en faut. L'image s'est fait de plus en plus envahissante, au rythme d'innovations régulières au fil des siècles, tantôt dans le support (papyrus, puis papier, puis film, puis électronique), tantôt dans les encres et peintures, tantôt dans sa théorie même, avec l'invention de la perspective italienne, la syntaxe actuelle des cadrages et des montages.
Le téléviseur a longtemps représenté, en termes quantitatifs, la principale présence de l'hypermonde dans la vie quotidienne de l'ensemble des humains, quelque soit leur niveau de vie. Un français du XXème siècle passait plus de trois heures par jour devant son téléviseur, autrement dit dans une forme limitée d'hypermonde.
Riche d'images, de mouvement, de couleur, la télévision souffrait d'une limite radicale: elle diffusait à des spectateurs passifs des informations et des spectacles où ils ne pouvaient être acteurs. Elle s'est efforcé de dépasser cette limite.
Appelant au secours le courrier postal, le téléphone ou le minitel, les émissions ont fait entrer le spectateur dans l'écran, qu'il s'agisse de poser des questions à un personnage interviewé, de jouer pour gagner quelque lot, d'acheter des gadgets (télévente) ou de mettre la main à la poche pour contribuer à une noble cause. Vous vous rappelez du Téléthon, bien sûr?
Oui. Mais au fond, le zapping était une autre forme d'interactivité, pour brutale qu'elle soit, irrévérencieuse ou expression d'une instabilité de caractère, d'une difficulté de concentration chez le spectateur. Il contribuait pourtant puissamment à pousser la télévision vers une sorte d'hypermédia rudimentaire: un certain nombre de mondes se racontaient en parallèle et, à tout moment, le téléspectateur pouvait sauter de l'un à l'autre.
La multiplication des chaînes avec le câble et le magnétoscope ont changé le rapport à la télévision, et amplifié ses fonctions tout en supprimant le rôle qu'elle avait joué pendant ses premières décennies: créer un dénominateur commun entre toutes les couches de la population. Un enseignant consciencieux des années 70 se faisait un devoir de suivre "la" télé pour mieux communiquer avec sa classe. L'élite en revanche mettait son point d'honneur à ne pas regarder ces spectacles vulgaires pour bien se distinguer des masses (et certes aussi pour ne pas distraire les enfants d'études plus sérieuses).
Cette communion par le spectacle ne fonctionnait déjà plus dans les années 90, car chacun avait regardé la veille une émission différente, quant il n'avait pas repassé son film favori sur cassette, ou pour la centième fois le match de foot France-Allemagne du Mundial.
Du téléviseur au minitel
Le téléviseur aurait pu devenir un pôle puissant de développement de l'hypermonde à domicile. C'est une des racines de la "télématique" à l'époque du rapport Nora-Minc (1978).
Les premières expérimentations télématiques s'appuyaient sur le téléviseur familial bien plus que sur l'informatique, et certainement pas sur le micro-ordinateur "domestique". On a beaucoup parlé, à une certaine époque, de "péritélévision", et l'on a même normalisé généralisé, au dos de l'écran, une prise "Scart". A part le magnétoscope, elle n'a pas servi à connecter grand chose.
Le téléviseur n'a pas joué ce rôle nouveau, parce que son utilisation de base, la réception passive d'information et de spectacles, le monopolisait aux heures même où l'on aurait eu le loisir d'en faire autre chose. C'est aussi parce que la télévision, c'était la diffusion, le voyage organisé collectif, et non pas l'interactivité si importante dans l'hypermonde. Le minitel s'est donc constitué avec son propre écran. C'était un appendice du téléphone et non du téléviseur. Il a vraiment apporté à domicile une forme nouvelle d'interactivité. On l'a beaucoup critiqué. Et il n'a dû son salut qu'aux messageries roses, au point qu'on a pu parler de "proxénétisme d'Etat". Mais il a gagné, atteignant des millions d'heures mensuelles de connexion, et des dizaines de milliers de serveurs aux fonctions de plus en plus professionnelles.
Champion de l'interactivité domestique, le minitel pâtissait en revanche d'une triste pauvreté graphique. Et même son intégration avec le téléphone restait bien partielle puisque, sauf exception, il était impossible d'associer dialogue téléphonique et dialogue graphique dans une même session. Le minitel a donc raté sa chance de devenir le pôle de développement intégré de l'hypermonde domestique. Lui aussi, pourtant, disposait de sa "prise", à l'arrière. On a tenté de lui donner un peu de puissance informatique, on a montré quelques applications "domotiques" de pilotage des chaudières en résidence secondaire... mais sans succès. France-Télécom n'a pas su, ou pas voulu, ou pas second souffle.
Depuis 1995, des produits intégrés accessibles aux ménages
Le micro-ordinateur avait-t-il de meilleures chances? Pas sûr. La première vague des micros domestiques, en 1980, s'axait sur la programmation (en Basic). Une forme d'interaction réservée à quelques passionnés... ou à certains anxieux qui, grâce à un Apple, Sinclair, Oric ou Commodore, ont pu effectivement "se familiariser" avec l'informatique et perdre leurs complexes. Et puis tous ces petits boitiers magiques ne sont plus sorti des placards, faute de pouvoir offrir plus.
Une nouvelle vague d'informatique a pénétré le domicile au cours des années 90. On a pu la qualifier de "semi-professionnelle". Elle s'appuyait sur les logiciels "bureautiques": traitement de texte, tableur, graphique... pour offrir à des cadres supérieurs, à des dirigeants et à certains commerciaux un prolongement chez eux, ou dans leurs déplacements, de leur activité professionnelle. Pour les étudiants, au moins dans le supérieur, cela devenait peu à peu une obligation pratique, relayant la calculette une fois le bac passé. Très orientée "bureau", cette vague de produits ne pouvait polariser l'apparition d'un hypermonde cohérent dans le monde domestique.
Elle a pourtant fait des efforts: les enfants la détournaient grâce à quelques logiciels de jeux piratés par un copain ou offert solennellement par le père en récompense d'une bonne note. Les hommes s'y montraient en cachette quelques disquettes porno. Les musiciens y ajoutaient des logiciels de composition et d'édition de partition. Grâce à une carte "midi", ils pouvaient y connecter leur synthétiseur et faire jouer au micro le rôle tenu avant la deuxième guerre mondiale par les pianos mécaniques.
A partir de 1995 (Note de l'auteur: ici nous faisons une hypothèse), sous la pression des pouvoirs publics et de la CEE à Bruxelles, de nouveaux systèmes ont été proposés simultanément par les opérateurs de télécommunications et par les grandes marques de l'électronique. Un accord commercial mondial est intervenu avec le Japon, qui menaçait de tout submerger.
Dès 2000-2005, tout ménage d'un revenu moyen a pu disposer d'un système intégré associant un ordinateur assez puissant, une ligne téléphonique à bon débit (en France, soit Numéris, soit les réseaux câblés), et d'un ensemble adéquat d'écrans ou de casques. D'autant qu'à partir de cette époque, les préoccupations de l'effet de serre et autres formes de pollution ont commencé à l'emporter sur l'inconscience entretenue par les lobbys de l'automobile, et que les Etats comme les ménages ont commencé à faire basculer leurs budgets jusque là consacrés aux équipements "énergie-matière" aux équipements "hypermonde" (Nota: cette date est bien entendu une hypothèse, et si le basculement ne fait guère de doute pour l'auteur, sa date risque d'être bien plus tardive).
Le papier? Pour archivistes et bibliophiles!
- Mais au fait, à part votre livre que j'ai sous le bras, je ne vois pas de papier chez vous?
- Oh, j'ai encore quelques beaux livres, et des papiers de famille.
En fait, jusqu'à la fin du XXème siècle à peu près, le papier a gardé un rôle important, car les écrans étaient trop mauvais, trop lourds ou trop chers. Ils n'étaient ni assez précis (finesse, résolution), ni capables d'une aussi grande diversité de tons, de textures, de brillance, ni aussi légers que la bonne vieille feuille de papier.
En outre, l'habitude est une seconde nature. Depuis trois siècles, l'humanité avait basé sa civilisation sur le papier. Il fallait bien quelques décennies pour passer à la phase suivante! Mais, avec les années, les avantages spécifiques du papier ont décru, et les écrans se sont perfectionnés: résolution, contraste, couleur, portabilité, présence en tout lieu même dans les mobiles. Rendons tout de même justice au papier: il aura été, pendant 400 ans (mais pas plus), le support majeur des hypermondes ou de leurs ancêtres. Il était à la fois moyen de stockage et de communication. Il a ouvert l'hypermonde en créant des canaux d'information, les médias, avec leurs habitudes de lecture, leurs types d'échange commercial (l'abonnement) et leurs métiers (auteurs, journalistes, libraires, documentalistes, archivistes).
N'abandonnons pas le papier sans reconnaître ses efforts pour mieux communiquer: feuillets mobiles pour évoluer, livres "à choix multiples" pour le jeu ou la récréation (Voir par exemple Ollisson). Il a même essayé de s'intégrer le microfilm puis une bande magnétique... Avec le copieur, le télécopieur, l'imprimante laser, il a résisté jusqu'à la fin du siècle. Mais, dès l'année 90, son déclin était perceptible bien que ses volumes continuent encore de croître, accompagnant pendant quelques années encore la montée du culturel et, en entreprise, du tertiaire.
Tous les objets ont été grattés par les puces Dans le même temps, tous les objets de l'univers domestique ou professionnel se branchaient sur l'hypermonde, ou s'en rendaient capables. De l'automobile au grille-pain, du chauffage central aux portes à ouverture automatique, la puce électronique a tout envahi.
Par ses "capteurs", elle s'informe de l'état de l'appareil, température, pression de l'eau, vitesse de rotation. Par ses "actionneurs" elle fait exécuter ses ordres: moteurs, résistances de chauffage, etc. Tous les objets familiers (jusqu'aux cuvettes de WC, excusez ma vulgarité) sont ainsi devenus "intelligents", mais aussi communicants, donc accessibles à partir de l'hypermonde. L'objet technique, comme les espèces animales au cours de monté encore vers "le plus grand cerveau".
Dans le même temps, l'objet artificiel prenait peu à peu le relais de l'objet naturel. Cet objet, c'est celui qui découle de notre activité symbolique, donc déjà de notre démarche vers l'hypermonde. Cela dit, pendant de longues années encore, les formes avancées de l'objet naturel que sont les plantes et les animaux ont témoigné d'un degré de complexité supérieur aux ordinateurs même les plus puissants. Parallèlement, une part croissante des objets assurait une fonction essentiellement symbolique et informationnelle: jouets, maquettes, modèles réduits, œuvres d'art.
Des câbles sous le béton
Enfin, le logement individuel ou familial a constamment étoffé ses câblages, pour permettre l'intégration des objets, caractéristique de l'hypermonde. Pour ce qui est des débits d'information, la fibre optique a elle seule aurait pu suffire. Mais il n'est pas facile ni économique d'y raccorder les différents objets. Différents câbles coexistent encore, ne serait-ce que pour des raisons de sécurité. Nous séparons les "courants forts" (le "secteur"), les câbles téléphoniques classiques bien pratiques pour de petits débits, et peu chers, des coaxiaux pour la télévision et des fibres optiques reliant les pôles à haut débit, c'est à dire le coin (ou la combinaison) hypermonde avec le réseau urbain et/ou l'antenne satellite. Une partie des communications interne au logement se fait aussi par infrarouge ou par modulation de fréquences.
Et l'entreprise ?
- L'hypermonde, vous n'y entrez qu'à domicile?
- Non, bien sûr. La plus grande part du travail, que ce soit à domicile ou dans les espaces spécialisés, se fait aujourd'hui dans l'hypermonde. Mais, pour le matériel, la différence avec le domicile ne se fait plus guère sentir. Toujours des écrans, des claviers, des combinaisons. Le matériel des entreprises est plus perfectionné, plus organisé pour le travail en groupe. Les entreprises disposent de puissants robots. Nous y reviendrons. Alors, que pensez vous de cette première heure dans l'hypermonde?
On n'a jamais assez de puissance
- J'admire, mais tout de même, ce n'est pas encore parfait. Votre casque me donne le tournis. Je m'aperçois en vous regardant vivre que vous êtes encore bien souvent obligé de changer d'écran d'une manière qui ne me semble pas naturelle. Et les images que j'y vois sentent encore l'artificiel. Il y a aussi des décalages, des retards, qui me semble bizarres.
- Ils m'agacent moi aussi. Heureusement, j'attends pour l'année prochaine quelques fonds qui me permettront d'acheter plusieurs systèmes nettement plus performants. Sony, Toshiba, IBM, Thom siemens (le nouveau géant européen) ont de bien belles choses à leur catalogue... Ah, si je pouvais avoir un auto-intégrateur à focalisation dynamique comme mon cousin Yves... Cela dit, il faut s'y faire: la puissance de traitement, dans l'hypermonde, plus on en a, plus on en voudrait!
Pourtant, les progrès ont été vertigineux, quand on y pense. Un micro-ordinateur courant de 1990 (286-12 par exemple) ne pouvait animer que des modèles et des présentations rustiques. On a fait beaucoup mieux avec un supercalculateur de 1000 Mips mais, même avec une telle puissance, on est encore loin d'un réalisme dont les failles ne me soient pas perceptibles si je suis un tant soit peu attentif.
Aux limites de puissance s'ajoutent les limites sur les capacités de mémoire. Mémoire de travail immédiate (dire "mémoire vive", ou RAM), mémoire "de masse" pour le stockage à long terme des connaissances et des innombrables objets de l'hypermonde. Une seule caméra de télévision peut enregistrer mille milliards d'octets par jour, on voit qu'il faudra, à quelque horizon qu'on se place, faire des choix.
L'hypermonde n'absorbera jamais la totalité du monde! Certaines conséquences en sont plutôt désagréables:
- je suis toujours frustré par rapport aux moyens que l'on aimerait pouvoir acquérir; ce désagrément a un avantage: avoir un meilleur hypervéhicule est une motivation pour travailler;
- je ne peux pas simplifier l'hypermonde autant que je l'aimerais, car il faut faire au mieux avec les puissances et capacités disponibles, donc être astucieux et utiliser de la complexité pour épouser le profil des ressources disponibles.
Une convergence toujours imparfaite
A l'infini, tout converge. Aux horizons imaginables, jamais totalement. Il faut toujours faire des choix, même en dehors des contraintes budgétaires.
La vision en relief, à elle seule, bute sur des contradictions qui interdisent l'intégration complète de l'ensemble des solutions. Tentons de recenser les pistes, et leurs limites intrinsèques. Le casque complet est la solution la plus efficace, et la plus intégrée. Mais il est choquant psychologiquement, et incompatible avec les autres formes de relation avec le réel. Même si l'on suppose à la fois une synthèse d'image parfaite et une communication instantanée entre tous les partenaires, le casque fait rupture entre le corps et le monde réel. Il casse la convivialité directe. Il interdit la caresse.
Entre amis, entre amants, on pourrait aller très loin dans le dialogue et les images que nous donnons l'un à l'autre et l'un de l'autre à travers nos casques. Mais l'amour conduit au corps à corps réel.
Image pénible de deux corps enlacés, nus... mais casqués. Dans l'hypermonde, la nudité qu'exige l'amour va plus loin que le traditionnel abandon de nos vêtements.
Elle s'achève dans le dépouillement de toutes nos prothèses, le renoncement réciproque aux images idéalisées que nous avions construites l'un pour l'autre.
L'entrée progressive dans l'intimité, que nous connaissons depuis l'aube de l'humanité, prend de nouvelles dimensions. Retirer le casque renouvelle le geste de retirer la chemise ou le pagne antiques.
Phantasme attendu, espéré, mais épreuve difficile. Assez pour que, au moins dans les débuts du couple, on éteigne la lumière avant de se donner. Même sans casque, la vision en relief reste possible avec des lunettes spéciales. Certains verres polarisants peuvent être rendus opaques ou transparents assez vite pour que des lunettes, synchronisées avec un affichage adéquat à l'écran, offrent par alternance l'équivalence du relief. Les lunettes sont moins contraignantes que le casque. Elles laissent une vision normale autour de l'écran.
On a même mis au point des lentilles de contact ainsi synchronisées (Note: ceci est une hypothèse). On a le relief artificiel sur les écrans, et la vision réelle sur les autres parties de la pièce. Il reste cependant des limites: le relief fourni par un écran ne convient qu'à des spectateurs bien placés. S'il y a plusieurs écrans autour de la pièce, il est difficile d'assurer la cohérence des images entre elles...
Enfin, on peut imaginer des systèmes holographiques. Ou même des objets synthétiques en trois dimensions... Mais alors, auront-ils la masse aussi... quand nous les manipulons.
Le désir de faire progresser l'hypermonde en tant que marché fait naître des produits, inspire la recherche fondamentale. Mais l'intégration complète est une sorte de "point oméga" de l'hypermonde, pole efficace autant qu'inaccessible. Cela correspond à notre "nature".
La vie de l'homme, c'est précisément de s'intégrer lui-même, ses machines internes (selon Deleuze), comme ses machines externes et aujourd'hui son hypermonde. Mais je vois que vous souriez...
- Allons, Monsieur, rien qu'avec votre livre, ces quelques feuilles de papier, j'ai déjà tellement vu... alors, toute cette électronique est-elle indispensable?
- Mais bien sûr que non. Surtout pour vous qui tenez ce livre en main: vous êtes un intellectuel et la lecture ne vous fait pas peur. De même qu'on n'a pas attendu le synthétiseur pour faire de la musique. J'ai même encore une flute à bec, dont je joue quelque fois, bien que ma belle mère n'en aime pas la sonorité.
S'il n'y avait que des intellectuels et des mystiques sur la planète, si tout le monde pouvait se contenter d'un de riz et d'une natte tressée pour passer la journée en méditation, on n'aurait pas eu besoin de l'hypermonde. Mais, cher visiteur, l'homo sapiens est toujours un homo faber... Cependant nous n'avons parlé que du plus apparent, le matériel. Or le logiciel est plus important encore!
Les chemins logiciels
- Le logiciel? N'est-ce pas un peu abstrait. J'ai l'impression d'avoir déjà tout vu!
- L'essentiel ne se voit pas! Il se réalise sous forme d'objets logiciels (programmes plus données). L'hypermonde est immatériel par définition. Le logiciel est structurant. Il définit les relations entre les objets, leur communications, leurs limites à court et à long terme. Les matériels changent souvent, mais les structures profondes du logiciel affichent une stabilité d'autant plus forte qu'elles correspondent aux couches de la connaissance humaine. Comme pour les voitures, de nouveaux modèles apparaissent tous les jours, mais le frein et l'accélérateur gardent la même place au fil des décennies.
Dans l'hypermonde, programmes et données se confondent au sein des "objets". Mais, aux origines, il s'agissait de deux chemins différents. Commençons par les programmes. Sous leurs multiples variétés, il fixent électroniquement les pratiques et les règles du monde classique. Et cette fixation, hautement structurée et digitalisée, détermine les axes de développement de l'hypermonde.
Relevons quelques filières de cette montée.
Les logiciels domestiques: tout a dû être refait
Les logiciels domestiques des années 80 n'ont pas laissé de traces significatives.. Ils avaient pour l'essentiel sombré avec la première vague des micro-ordinateurs.
La deuxième vague étant semi-professionnelle, ce sont les types de logiciels mis au point pour l'entreprise qui ont rejoint la maison. Et qui, exceptionnellement, à titre expérimental ou d'autoformation, ont été appliqués à la gestion des finances familiales ou à la constitution d'un fichier de recettes.
L'essentiel des logiciels employés en 1990 à la maison se cachaient dans les puces qui pilotaient l'électroménager, du lave-vaisselle à la chaîne hifi
Les jeux! Voilà une des racines fécondes de l'hypermonde. Les jeux de rôle, par exemple, ont fait un appel croissant à l'ordinateur, de même que les jeux de simulations, les jeux de guerre historiques. C'est même à partir d'eux que certains hypermondes ont été
Mais une grande part de la convergence logicielle vers l'hypermonde s'est faite à partir du logiciel d'entreprise. Reprenons donc ses volets les plus importants, notamment ceux que l'on qualifiait de "bureautiques".
A partir du traitement de texte
Le traitement de texte a débuté avec des outils de saisie très rustiques, difficiles à utiliser. Les uns au service des programmeurs (Ah, la pauvreté des premiers "éditeurs" de programmation) ou des photocomposeuses (malcommodes, mais porteurs des "enrichissements" nécessaires à la préparation typographique). Avec les grands écrans est venue la mise en pages. C'était la PAO (plutôt pour les artisans) ou les outils d'arts graphiques (à peu près la même chose, mais pour un prix et des performances nettement supérieures, et requérant une véritable formation typographique, amateurs s'abstenir).
Au service des dactylos et secrétaires, le traitement de texte s'est voulu de plus en plus convivial. Facile à utiliser, présenté l'écran comme sur l'imprimante, il offrit le "wysiwyg" (What you see is what you get). Et de plus en plus plastique, poussé vers la mise en page.
Pour les conférenciers, il s'est organisé en pages successives, transformées en transparents pour rétroprojecteur, ou projetés directement en vidéo. C'était la PréAO (présentation assistée par ordinateur). L'ordinateur supporte et mémorise les images, il peut aussi supporter leur séquence, leurs enchaînements.
Et pour les enseignants, l'EAO (Enseignement assisté par ordinateur)?
Malheureusement, ou heureusement, cela n'a jamais marché très fort de ce côté.
Mais comme l'hypermonde a tout envahi, l'enseignement s'y est peu fondu.
Et l'hypertexte est arrivé, ce parrain de l'hypermonde tout entier, avec ses nouveaux cheminements. Une idée simple, à la base: échapper à la linéarité du texte, pouvoir passer d'un point à un autre, en fonction des enchaînements d'idées, d'un parcours pédagogique, d'un besoin documentaire. Son inventeur, Ted Nelson, en a bien vu les vastes perspectives, puisqu'il a aussi créé un des premiers hypermondes, Xanadu.
A partir du dessin
"Si vous savez écrire, vous savez dessiner", proclamait dans les années 50 la propagande d'une école de dessin par correspondance. Mensonge intéressé. Le commun des être humains est incapable de dessiner un paysage, à plus forte raison un portrait.
Alors, on a commencé à dessiner avec l'ordinateur. Pas tellement pour s'amuser, ni pour la beauté de l'art, sinon dans quelques labos ou pour quelque démonstration commerciale. C'est le dessinateur industriel qui a commencé, et derrière lui l'ingénieur, le concepteur. Le DAO (dessin assisté par ordinateur) a donc été de pair, sinon précédé, par la CAO (Conception assistée par ordinateur).
Les progrès ont été lents: l'image coûtait cher. Peu à peu, elle est devenue réaliste. Du dessin "filaire", on est passé au modelé, à la couleur, au mouvement aussi. C'est l'image de synthèse. Une autre base majeure de l'hypermonde.
Avec le Macintosh, le DAO est sorti du monde industriel pour entrer dans le loisir.
Et dans la panoplie des conférenciers. C'est le génial Macpaint: ceux qui l'essayaient comprenaient qu'une nouvelle informatique était née. Les perspectives artistiques étaient pourtant assez minces encore. Mais de l'industrie on est passé aux arts graphiques, rejoignant le texte. .
Mais pourquoi en rester au dessin, au concept? A partir du document issu de la CAO, on pouvait piloter une machine outil à commande numérique. Voire tout un atelier. Ce fut la CFAO (Conception et fabrication assistées par ordinateur), et dans les formes avancées, le CIM (Computer Integrated Manufacturing). L'usine entière se pliait aux les doigts de l'ingénieur, à partir de cet hypermonde qu'est son bureau d'études. Et à la demande du marché: ce fut l'atelier flexible.
A partir de la feuille de comptes
Le tableur! Ce cheval de Troie aux allures anodines fit entrer le micro-ordinateur dans les entreprises. Appelé en anglais "spreadsheet" (feuille de comptes), il fait son apparition en 1980 avec le produit Visicalc, sur micro-ordinateur Hewlett-Packard. Malgré les informaticiens qui se méfiaient de ce gêneur, de ce concurrent. Une invention qui n'en est même pas vraiment une, tellement le principe en est simple: présentez à l'écran des lignes et des colonnes, et utilisez le calculateur pour effectuer automatiquement les additions, et toutes les autres opérations si le cœur vous en chante. L'œuf de Christophe Colomb de la bureautique, en quelque sorte.
Le tableur s'est perfectionné. Il s'est intégré aux autres applications, a fait place au texte, ou s'est laissé reprendre comme illustration dans un texte, dans un hypertexte.
Finalement, tous les outils de la bureautique se sont mis à communiquer. Le dessin rend le tableau de chiffres plus attrayant. Et si nécessaire transforme automatiquement un tableau de chiffres en camemberts et autres histogrammes. Le texte a soigné son graphisme et sa typographie. La couleur s'est généralisée, pour le travail comme pour le jeu. Tout se met à bouger sur les petits écrans (qui ont d'ailleurs grandi): pourquoi pas, dans un tableur, une fenêtre montrant une image vidéo animée... par exemple pour réserve une chambre d'hôtel, ou suivre l'ambiance sur une salle de marchés. L'hypermonde a commencé à vivre.
A partir du "mémo"
Vint la messagerie. Sur minitel ou sur micro-ordinateur. Fascinante pour quelques fanatiques, et pourtant particulièrement lente à se développer en entreprise. Difficile de savoir pourquoi. Deux mauvaises raisons: les messageries n'étaient pas toujours faciles à utiliser, et le nombre d'interlocuteurs abonnés à une messagerie donnée suffisait rarement à générer la "masse critique" nécessaire à rendre le service performant.
Dans l'hypermonde, c'est une des formes normales de la communication. Dans cet univers qui communique constamment, la messagerie est un peu l'équivalent de la lettre, ou du post-it: un message qu'on laisse dans l'hypermonde de l'autre. Une forme secondaire, mais tout de même pratique et importante de relation. Mais le message a pris corps, couleur, son, relief. On est loin des quelques lignes austères sur le petit écran du minitel.
A partir des logiciels "applicatifs"
Des milliards de lignes de Cobol ont été écrites de 1965 à 1994. Elles portaient la pratique des entreprises, leurs règles de gestion. La fin du siècle les a transposées dans de nouvelles applications, plus interactives, plus multimédia. Elles ont été le vecteur majeur de la transposition de l'entreprise dans l'hypermonde.
A partir de la "feuille de programmation"
Le programmeur a fini par se servir du traitement de texte, vers la fin des années 80. Avec un certain retard sur les dactylos, il faut bien le dire. N'en voulons pas trop à l'informaticien. Il a trop de révolutions à digérer pour aller aussi vite que des utilisateurs qui n'en ont qu'une tous les cinq ans.
Mais enfin, on y était. Et l'on a dépassé le texte pur. On a présenté à l'écran les structures rigoureuses qui font qu'un texte est un programme. C'est à dire qui permettent à l'ordinateur de le comprendre, après traduction appropriée par un interpréteur ou un compilateur. De là on est passé au génie logiciel. Les progrès ont été particulièrement lents. Et pourtant la programmation est le cœur, la pointe profonde de la relation homme-machine. Mais, justement, elle est spécialement difficile.
La conception et le développement de l'hypermonde, de ses structures profondes, ont dépendu et dépendent encore radicalement les progrès du génie logiciel.
L'hypermonde, c'est 90% de logiciel!
L'électronique a été une des premières à s'approprier les concepts de l'informatique: on "compile du silicium". On traduit un programme en circuits électroniques photographiés dans le circuit intégré en silicium semi-conducteur. Aujourd'hui, c'est l'ensemble du monde matériel que l'on compile. Y compris plantes et animaux par le génie biologique: une variante du génie logiciel, au fond.
L'essentiel des logiciels s'est écrit à l'aide des "langages de programmation", qui gardent leur rôle au niveau profond des développements. Cependant, pour le commun des utilisateurs, les langages de programmation ont été masqués. D'abord par les outils plus conviviaux de la bureautique, puis par un recours de plus en plus poussé au graphisme. Données et programmes se sont intégrés avec la programmation "orientée objet". Elle restait encore bien abstraite, mal adaptée à la conception d'hypermondes en trois dimensions et dynamiques. Alors, de même que le principe de plaisir et la joie de vivre micro-informatique ont bousculé la grande informatique, c'est l'hypermonde, plus riche, en relief et en couleurs, qui a révolutionné le génie logiciel à partir de 1995.
Attention tout de même aux illusions: il y a des complexités profondes que les plus belles images ne réduisent pas. Le texte reste le roi de la pénétration aux grandes profondeurs de complexité.
A partir du système d'exploitation
Baptisé d'un nom barbare, domaine austère propre à dissuader l'honnête homme, le système d'exploitation n'en est pas moins un des logiciels fondamentaux. C'est la "couche" qui se place juste au dessus du matériel pour en faciliter l'emploi par les logiciels bureautiques et d'application.
A partir du Macintosh, le système d'exploitation a été masqué aux utilisateurs, qui s'en servent donc sans le savoir, alors que sur le PC, le DOS se laissait percevoir au moins au moment de l'allumage de la machine.
Aujourd'hui, dans l'optique hypermonde, le système d'exploitation forme une première couche autour du micro-processeur. Il le fait communiquer avec le logiciel et le relie aux objets immatériels de l'hypermonde. Couche profonde, qui reste normalement invisible et inaccessible au commun des mortels. Mais couche importante car elle contribue notablement à une certaine indépendance des couches logicielles par rapport aux spécificités de tel ou tel matériel.
Les mots en tique et les limites de la convergence logicielle
Nous avons cité beaucoup de mots en AO. Et la littérature du XXème siècle était riche aussi de mots en tique: informatique, bureautique, productique, domotique... chacun créait le sien, s'il en avait les moyens intellectuels, médiatiques et financiers.
Tous, dans leur convergence, menaient à l'hypermonde. Peu à peu, les différents volets de l'informatique et les différents types de logiciels se sont mis à communiquer entre eux. Je me rappelle, vers 1990, avoir vu un bon utilisateur de Macintosh jongler entre son traitement de texte Word, son tableur Excel, son grapheur MacDraw, son outil de PréAO Cricket, le tout sur fond de système d'exploitation Multifinder: la mayonnaise de l'hypermonde commençait à prendre.
Les limites n'en sont pas moins réelles. Et profondes. Quel que soit le développement on bute sur des différences de notations, sur des cultures d'origines diverses, sur la dynamique différente de l'oreille et de l'œil, en particulier: elle a toujours rendu difficile l'intégration de la voix et des données, même quand il n'y avait plus d'obstacle technologique matériel.
La fin des années 1980 a été marquée par l'émergence de l'EDI (Echange de données informatisé), visant à relier directement les applications informatiques des entreprises. Les années 90 ont vu leur généralisation, marquée en décembre 90, je m'en rappelle, par une date historique: l'autorisation de "dématérialisation des factures". Des mots qui font un peu sourire aujourd'hui!
Cette intégration a été stimulée par la compétition économique, les exigences du Juste à Temps, et de grands projets d'intégration de l'information technique comme le Cals américain ou l'IMS japonais.
- Mais aujourd'hui, dans l'hypermonde, parle-t-on encore de logiciels?
- En fait assez rarement, car il s'est intégré aux données, et parfois même aux matériels, pour constituer des objets. Le logiciel, en quelque sorte, c'est la dynamique des objets. Les données, comme on disait au XXème siècle, c'est leur description statique, la suite de leurs états aussi bien que leurs caractéristiques de base.
- En pratique, comment avez vous constitué tous ces objets qui forment l'hypermonde?
Le contenu de l'hypermonde: des données aux documents.
Pour que l'on trouve quelque chose d'intéressant à voir, et à faire, dans l'hypermonde, il ne devait pas être un désert ennuyeux voire effrayant par son silence. Le désert n'attire qu'une élite.
L'origine des objets de l'hypermonde
Alors, pour le commun des mortels qui cherche des jouets, des tâches, de la compagnie, comment s'est rempli l'hypermonde? On peut distinguer trois sources principales.
D'abord, un simple transfert des fonds développés avec les technologies précédentes. C'était s'inscrire dans une longue tradition. Les premiers textes écrits ont repris des traditions orales: Homère, les chapitres anciens de la Bible. Le cinéma et la vidéo ont repris les grandes œuvres littéraires. Alors l'hypermonde reprend encore les mêmes thèmes, le même imaginaire. Les jeux de stratégie, d'abord à base de papiers de figurines, puis sur ordinateur, ont repris les batailles du passé racontées par les livres d'Histoire. Les jeux de rôle ont puisé sans vergogne dans les récits épiques et les contes médiévaux. A quoi il faut ajouter les fonds, énormes, des bases de données constituées pour les entreprises. Des objets peu passionnants sans doute, mais... utiles!
Ensuite la connexion de l'hypermonde sur le monde matériel, par l'intermédiaire des caméras et autres capteurs. Avec images plus ou moins stylisées, transformées.
Enfin, la création d'objets entièrement nouveaux, même si leur concepteur fait toujours plus ou moins appel à des idées préexistantes, à des réminiscences, des souvenirs et des analogies; on ne peut tout de même pas nier que le cinéma ait inventé des personnages nouveaux, ni la bande dessinée, ni le dessin animé. Il y a donc des être complètement originaux dans l'hypermonde: si vous restez assez longtemps avec moi, ami lecteur, vous en inventerez aussi, j'espère.
Rappelons maintenant quelques sources importantes.
Bases de données statistiques
Le recensement américain de la fin du XIXème siècle donna essor à la carte perforée comme support de données. Les grands instituts de statistiques sont aujourd'hui encore de grands stockeurs et fournisseurs de données. La référence quantitative de l'hypermonde, en quelque sorte.
Le minitel a joué en France un rôle de facilitateur pour l'accès à ces données. Il a suscité la création d'un grand nombre de services: consultation d'horaires, de bases de données en tous genres..
L'emploi de ce petit terminal bon marché n'était pas des plus pratiques. Assez vite, les propriétaires de micro-ordinateurs ou les informaticiens d'entreprise ont réalisé des "extracteurs" automatiques qui interrogeaient les serveurs et intégraient les données ainsi recueillies à des systèmes de décision aussi bien qu'à des jeux et simulations en tous genres. Par la suite, la normalisation a progressé, mais des milliers de serveurs de données s'étaient constitués. Leurs fonds et leur connaissance des besoins et des désirs des utilisateurs s'est tout naturellement intégré à l'hypermonde.
Jeux et simulateurs
Les auteurs de jeux, mais aussi les créateurs de simulateurs (simulations militaires, simulateurs de conduite pour les avions, principalement), ont mis sous forme informatique d'énormes quantités de données mi réelles mi imaginaires. Le développement des jeux et leur mise sous forme informatique, a servi à intégrer à l'hypermonde une masse de données aussi bien "sérieuses" que ludiques, ou littéraires:
- historiques (exemples: guerres napoléoniennes, IIème guerre mondiale)
- mythologiques (Donjons et Dragons).
Archives: papier, audio, cinéma et TV
Au début du XXIème siècle, la quasi totalité des archives avait été transférée dans l'hypermonde. Il a fallu pour cela les transposer sur des supports électroniques appropriés (magnétiques, optiques, etc.).
Et intégrer ces supports aux réseaux de communication. Il n'y avait pas là de difficulté technique particulière, mais l'énormité des masses à passer au scanner, à numériser, etc. a pris des années. Les réseaux, eux aussi, ont mis un certain temps à disposer de canaux en nombre et en débit suffisant.
Le fonds documentaire familial
Les entreprises et services publics n'ont pas été les seuls à faire ce transfert. Laissez moi vous raconter le cas de mon fonds documentaire familial. Au cours de l'année 1995, prévoyant un déménagement de mon pavillon vers un appartement plus petit, j'ai scannérisé tous mes documents: papiers de famille, lettres, livres, photos, etc. J'ai fait numériser par une entreprise spécialisée les cassettes de magnétophone, ainsi que les bobines de film que je j'avais tournées ou que je tenais de mes parents et beaux parents.
Pour m'y retrouver, il a fallu que j'en établisse un classement, une description. Oh, je n'ai pas eu besoin de recourir à des descriptions ou indexations abstraites comme celles des débuts de l'informatique.
Transposant une technique mise au point pour les bureaux, j'ai filmé ma bibliothèque et les rayonnages où j'avais, exprès, bien rangé mes films, albums de photos, cartons de lettres. Voulez-vous que je vous les montre: je peux les feuilleter exactement comme je le faisais avant à la main, avec simplement les avantages de base de l'électronique réduction de l'encombrement, par exemple.
Mais il aurait été dommage d'en rester là, de ne pas profiter des facilités structurelles de l'hypermonde. Je me suis donc organisé des itinéraires de navigation plus riches. Par exemple, si je repense à l'oncle Léon, je peux sélectionner l'ensemble des documents qui le concernent, reconstituer les scènes.
Pour cela, je pourrais demander à mes ordinateurs de faire le travail de recherche comme on le faisait avec le papier: de lire toutes les lettres, de regarder toutes les photos et tous les films et d'en extraire tout ce qui concerne mon cher Oncle. Comme tout est numérisé, c'est possible. Encore que la "reconnaissance des formes" reste encore limitée. Alors, pour que l'ordinateur navigue plus aisément et plus sûrement, j'ai indexé mes documents, indiqué que telle bande de films contient des scènes de la Cognardière pendant les années 1925 à 1945, et qu'on y voit notamment Tonton Léon, Tante Julia et leurs enfants.
En 2005, j'ai acquis dans de bonnes conditions un système de reconstruction de scènes en trois dimensions. Alors, je peux maintenant reconstituer de manière réaliste la Cognardière en 1925 et y animer la famille, faire comme si j'allais les voir. Le résultat, évidemment assez imparfait, sent toujours un peu l'artificiel. Aussi je revient souvent aux images telles qu'elles ont été numérisées. Et j'ai même gardé quelques photos d'origine, pour le principe. Encore qu'avec les années, elles continuent malheureusement de s'effacer. En particulier, toutes les photos couleurs de la fin du siècle se sont beaucoup détériorées. Heureusement que j'avais tout numérisé à temps.
Certains de mes amis ont pratiquement perdu pour cette raison la quasi totalité
de leurs photos d'enfance. Pour parvenir à de bonnes synthèses, j'ai dû
modéliser cet univers d'une manière beaucoup plus profonde qu'une simple
indexation.
Par exemple, j'ai reconstitué (avec l'aide d'outils ad hoc pour me faciliter la tâche) un modèle en trois dimensions de la Cognardière, en me servant des différentes photos, et d'un vieux plan d'architecte que j'avais retrouvé. J'ai construit aussi un modèle en trois dimensions de chacun des personnages, en m'aidant de modèles humains généraux que j'ai personnalisés à partir des photos comme à partir d'attributs connus par ailleurs (par exemple, dans des lettres disant que Tante Julia avait mal au foie, et se plaignait sur le tard de son obésité).
Texte, données, images... documents
- Ainsi, l'image a tout absorbé, dans l'hypermonde? Il n'y a plus de place pour le texte, et encore moins pour les "données" des origines de l'informatique?
- Pas du tout. L'image est omniprésente, bien sûr. Mais le langage est toujours là. Et le texte est une forme d'image comme une autre, dans l'hypermonde.
- Tiens, j'aurais pensé que la télévision envahirait tout. Déjà, les enfants n'envoyaient plus de cartes de vœux à leur marraine pour le nouvel an, ils lui téléphonaient. Quant à l'orthographe... Dans le "bureau sans papier", les petits croquis remplaçaient les longs discours. Alors, le texte, vous croyez?
- Le texte garde une place majeure, car la richesse de ses structures et son aptitude à l'abstraction sont irremplaçables. Sa puissance d'évocation, à la fois visuelle et sonore comme ses racines culturelles sont profondes. Même si l'on parle de "mort de la littérature" prédite par Alvin Kernan en 1990.
L'hypermonde n'a fait qu'ouvrir au texte de nouveaux horizons : facilité de création et de modification, de stockage, de transmission. Dès l'école maternelle, des expériences ont montré la richesse de ses possibilités. Pour les enfants nés après 1978, le clavier est devenu un mode d'expression plus naturel et plus aisé que l'écriture manuscrite... bien que l'arrivée des ordinateurs plats à stylet (Penpoint) ait sérieusement restreint la plage d'efficacité du clavier.
Ce sont d'ailleurs les machines de l'hypermonde qui se sont chargées d'abord de vérifier puis d'appliquer les subtilités, souvent bien arbitraires, de l'orthographe française, qu'il a toujours été impossible de réformer. Depuis le début du XXIème siècle, cela n'a plus d'importance. Les petits français n'ont plus à passer des heures à apprendre par cœur que chou, joujou, hibou... prennent un x au pluriel et non un s. Ils ont plus de temps pour apprendre des poèmes. L'hypermonde s'en charge.
Heureusement, car ils ont besoin de tous leurs neurones pour maîtriser un monde de plus en plus complexe.
Dans l'hypermonde, nous lisons et nous écrivons encore. Non plus sur du papier, ni même toujours sur des écrans comme au XXème siècle. Mais sur des objets nouveaux qui se perfectionnent encore. Des surfaces planes et "blanches" faites pour le texte. Au début, on s'est contenté de transposer: le livre est devenu électronique comme la "feuille de compte" des tableurs.
Mais depuis, on a trouvé mieux: mais impossible de le décrire à un lecteur des années 1990. L'image a envahi des domaines d'où elle était exclue. Programmer par le dessin? C'était l'exemple même d'une fausse piste: tout programmeur sait qu'il est plus facile et plus rapide d'écrire un programme que d'en dessiner l'organigramme. Tout au plus ce dessin traditionnel est-il utile comme support de la pensée à certaines phases du développement. Le progrès est venu du dépassement des graphismes traditionnellement "textuels", les lettres de l'alphabet. Celles-ci furent fixées, pour l'essentiel, quelques siècles avant notre ère, au Moyen-Orient.
Trois millénaires ont apporté quelques variantes: l'alphabet romain n'est pas l'alphabet grec, on a rajouté quelques lettres au français (comme le w) et des accents (dont on commence à se demander s'ils ne sont pas plus nuisibles qu'utiles, en particulier le circonflexe dont l'usage est des plus illogique, comme l'a montré Nina Catach.
Les alphabets ont leur loi: de même qu'il y a une loi de Miller, le 7 plus ou moins deux, pour le nombre d'objets directement perceptible par un humain, sans comptage ni outil externe, la longueur des alphabets s'est stabilisée depuis trois mille ans. Avec quelque 25 lettres plus ou moins 5. Les autres systèmes, cunéiformes et idéogrammes égyptiens ou chinois exigent un investissement intellectuel considérable qui les restreignent à une élite. Et il reste à prouver qu'ils contribuent vraiment au succès des Japonais. Bien des raisons permettent de penser qu'il s'agit bien au contraire d'un défaut de leur culture, qu'ils ne compensent que par un travail forcené.
Les mathématiques sont le seul domaine où l'on ait vu apparaître avec profit de nouveaux systèmes de signes au cours des siècles derniers. S'ils ont fortement contribué aux progrès de cette discipline, ces symboles étranges n'ont pas aidé le commun des citoyens à aimer les mathématiques. Les cartes de géographie comme la signalisation des lieux publics ont fait depuis le début du XXème siècle un appel fécond à des jeux d'idéogrammes efficaces dans l'action, mais qui ne se sont pas intégrés aux autres domaines du discours et de la pensée.
Mais, à partir du XXIème siècle, la généralisation de l'hypermonde a fait muter profondément la communication. La loi alphabétique était un optimum lié à la civilisation de l'écrit fixe, figé dans la pierre, puis le papyrus, puis le papier. Dans l'hypermonde, le graphique explose, semble occuper toute la place. Non pour remplacer le texte traditionnel, mais pour lui donner de nouvelles dimensions appuyées sur la dynamique. Le texte, devenu hypertexte, s'est métamorphosé en profondeur. Mais, cher visiteur du XXème siècle qui avez ouvert mon livre, cet objet éminemment textuel, il m'est difficile de vous en dire plus.
Un point d'ancrage de l'hypermonde dans le réel, le musée
Le musée, c'est la réunion dans un espace matériel spécialement dédié d'une collection d'objets réels, importants, significatifs. C'est donc un des lieux où j'accéderai physiquement quand je voudrai vérifier "de mes propres yeux", sinon toucher de mes mains, la correspondance entre l'hypermonde et le réel. Ou, estimant que les images que j'obtiens de ces objets trop imparfaites, j'irai en réaliser de nouvelles, plus précises, ou sous de nouveaux angles, pour poursuivre le développement de mon hypermonde.
Un des traits essentiels du musée est donc l'authenticité certifiée des objets qu'il renferme.
La coquille "hypermonde" autour des objets réels
Dans un hypermonde bien dégagé du réel traditionnel, je ne recours à une telle visite que si c'est strictement indispensable, ou si j'en ai très envie, puisque tout déplacement physique coûte cher.
D'ailleurs l'accès aux originaux n'est pas encouragé, car il comporte des risques pour les objets: vol et détériorations principalement.
Pour éviter ces déplacement, le musée organise un ensemble de liaisons entre les objets réels et les réseaux de l'hypermonde, tout en préservant la possibilité d'un contact plus direct, qui devient rare relativement, mais reste fréquent en valeur absolue car le niveau de l'activité culturelle mondiale s'élève.
Une premier volet a consisté à entourer les objets de capteurs (principalement des caméras), permettant d'en communiquer à tout instant des images aux demandeurs. Cette solution a ses limites. On l'a complété par d'autres moyens, notamment un fonds intermédiaire de représentations des objets, une base de données accessible par l'hypermonde. Le rôle des conservateurs et des documentalistes est désormais, pour une large part, la création et le perfectionnement de ce fonds d'images intermédiaires, que nous appellerons base primaire. Il regroupe aussi bien les "dossiers documentaires", établis sur papier au XXème siècle, que les catalogues et documents audiovisuels classiques.
A partir de la base primaire s'organisent les différents réseaux et le musée y joue un rôle central d'animation et de gestion.
La base de représentations primaires
L'accès aux objets se fait normalement par l'intermédiaire d'un ensemble de représentations primaires qui se décompose en deux :
- une représentation digitalisée à haute définition, tridimensionnelle et en couleurs, des objets ;
- un ensemble important (plusieurs dizaines de milliers de signes par objet) de descripteurs de l'objet ; d'une part une reprise de données "internes" à l'objet, qui peuvent se déduire de son observation et de son analyse par différents moyens techniques, mais qui ne peuvent s'intégrer directement à sa représentation tridimensionnelle (poids, matériau et états chimiques, magnétisme, hygrométrie) ; d'autre part des références "externes" décrivant l'historique et l'environnement de l'objet (date et lieu de découverte, situation dans la fouille, situation dans les grandes modélisations (à commencer par l'époque et la fonction de l'objet) historique des opérations de transport et de conservation, situation juridique et commerciale, bibliographie et iconographie) ; enfin, système de numéros et mots clés facilitant l'accès à partir des réseaux.
Des raisons de coûts et de performances conduisent à établir des bases secondaires adaptées à des besoins particuliers (finesse de digitalisation réduite, vues plus adaptées à une présentation plaisante bidimensionnelle, sous-ensembles adaptés de descripteurs).
Cette séparation entre objet et représentation primaire s'est amorcée au XXème siècle. Les objets les plus précieux ou les plus fragiles ont été mis au coffre et remplacés en vitrine par des moulages. Les chercheurs (terres cuite, lithique) travaillent dans une large mesure non pas sur des photographies mais sur des dessins, plus efficaces. Dès cette époque, le public connaissait les objets bien plus par les photographies qui circulent dans les médias que par la visite au musée ou à l'exposition.
L'écart s'est creusé, d'autant plus large que l'objet original est fragile et de grande valeur. La dame de Brassempouy est une très petite statue enfermée dans un coffre, alors que son image s'étale en grand format et en multiples exemplaires dans les couloirs du métro comme sur la couverture des magazines. Dans le même temps, les objets ordinaires sont peu visités, restent dans les réserves, voire sont acquis par des particuliers.
La base primaire est utilisée sur place, dans le musée même, pour améliorer sa visite, organiser les parcours d'une salle à l'autre, commenter richement les objets d'une manière adaptée à chaque visiteur ou groupe de visiteur, sans pour autant encombrer les vitrines d'étiquettes et de panneaux disgracieux et détournant l'attention de l'essentiel. Mais la base est aussi le point de contact avec le musée de trois réseaux: chercheurs, enseignant/élèves, amateurs.
Le réseau des chercheurs
Le premier rôle des chercheurs est de trouver de nouveaux objets et de les placer dans un environnement spécifique (le musée) adapté à la double fonction de conservation sûre et de présentation.
Cependant cette activité voit son importance relative décroître constamment pour plusieurs raisons : d'une part la fouille est destructive, d'autre part l'objet isolé est moins significatif que son environnement et la réunion d'un grand nombre de données externes (en archéologie: stratigraphie, palynologie, etc.).
Les chercheurs consacrent donc l'essentiel de leur activité à l'enrichissement des bases de représentation primaires et à la modélisation. Fouille, stockage et digitalisation d'objets cèdent le pas au développement des modèles, qui assurent leur évolution au moyen de "sondages" toujours plus discrets et moins destructifs sur les sites archéologiques.
On continue cependant, et indéfiniment, à enrichir les bases d'information. La constitution des grandes bases primaires a demandé plusieurs décennies. Puis on a trouvé que les premières représentations étaient imparfaites...
L'hypermonde relie en permanence des chercheurs nombreux et répartis sur la totalité de la planète. Les chantiers de fouille sont munis eux aussi de terminaux, et la communauté des chercheurs sera ainsi reliée en permanence aux recherches les plus nouvelles. Un des problèmes qu'il a fallu résoudre, pour ne pas freiner la recherche, a été la protection de la propriété intellectuelle.
Le réseau enseignants/élèves
L'appropriation de la culture, et donc des objets culturels fondamentaux conservés par les musée, est un des aspects majeurs de la socialisation des jeunes. La traditionnelle visite de musée, avec son caractère scolaire, rituel, un peu ennuyeux, a cédé la place à une relation plus riche et surtout active.
D'autres types d'activités ont été conçus pour les jeunes autour de la culture. Ils témoignent de l'importance qu'ils y attachent, même si les formes qui leur plaisent paraissent éloignées d'une certaine conception classique.
Notons d'abord le succès de films à contenu historico-mythique : La guerre du feu, Excalibur. La valeur scientifique limitée de ces réalisations a poussé les détenteurs du savoir scientifique, et donc les musées, à renforcer leur présence dans les médias en tous genres. Dieu merci, on a dépassé l'axiome "sérieux égale ennuyeux". Dans l'hypermonde, un des rôles important des musées est la conception et la diffusion de jeux de rôles appuyés sur leurs objets.
Le musée est devenu un serveur, aux prestations toujours plus riches, passionnantes, belles, à la fois authentiques et attractives pour les jeunes... et pour les adultes.
Le réseau amateurs
Le troisième réseau, et l'un des plus importants, est celui des adultes "amateurs d'art et d'histoire". La visite matérielle et la vue directe de l'objet dans sa vitrine n'a pas disparu. Mais elle n'est plus qu'un ancrage des activités culturelles de l'hypermonde.
La prison. Faire moins mal dans l'hypermonde.
Les prisons matérielles furent un progrès de l'humanité quand elles remplacèrent, à partir du XVIIème siècle environ, les peines corporelles ou les mutilations, déshumanisantes pour le puni comme pour le bourreau et le spectateur (voir l'ouvrage d'Arlette Lebigre). Mais, dès les années 80, elles avaient atteint... leurs limites. Comment les dépasser? Sans apporter de solution miracle, l'hypermonde réduit l'absurdité ou le scandale de certaines situations.
La prison remplit trois fonctions:
- sécurité de la société en mettant hors d'état de nuire des individus dangereux;
- dissuasion par crainte de la sanction;
- resocialisation du coupable: recyclage, rééducation, réinsertion.
Contention: empêcher le mal
Dans l'hypermonde, la communication entre humains, amicale ou agressive, n'est pas nécessairement liée à leur mouvements physiques. La criminalité, réelle ou potentielle, s'exerce dans un espace de symboles.
L'enfermement physique d'un individu est donc peu pertinent. Mais soyons plus concrets. Se déplacer physiquement est peu utile pour commettre des crimes. Les biens et activités importants sont désormais de caractère symbolique, scripturaire, on n'y accède pas spécialement aisément en entrant dans l'univers physique des propriétaires de donnés. La protection physique, n'a plus de sens que pour la violence physique, qui ne représente qu'une part relativement faible de la criminalité: viol sexuel ou violence sadique, ou extorsion "à main armée" de biens informationnels ou culturels.
L'importance de l'information circulant autour des individus fait qu'en pratique on peut toujours savoir où ils sont. Il est donc (presque) toujours temps d'intervenir quand on pressent qu'un individu fait des déplacements physiques dangereux. En revanche, se met en place un système progressif de contention des individus dangereux au sein de l'hypermonde. Ce système s'inscrit dans l'architecture des réseaux de communication, avec leurs droits d'accès, etc.
Ce système consiste à réduire les droits d'accès des détenus aux différentes zones de l'hypermonde et à créer pour eux des espaces particuliers dans l'hypermonde, comportant une surveillance particulière, avec réduction appropriée des droits habituels à la vie privée; un hypertrou pour l'œil du maton, en quelque sorte... Si nécessaire, l'individu porte un bracelet, ou, à la limite, un implant qui permet de le repérer plus facilement et plus sûrement. La surveillance atteint un degré bien supérieur à celui des prisons matérielles, puisqu'une des caractéristiques de l'hypermonde est la possibilité d'enregistrement et de duplication de toutes les opérations demandées par un individu. On peut alors pratiquer:
- une analyse a posteriori en partie automatisée des activités des détenus par un personnel approprié, avec repérage le cas échéant de tendances plus ou moins positives ou négatives,
- une analyse permanente des activités potentiellement dangereuses.
La contention physique ne subsiste que comme cas limite, pour les criminels violents comme pour les malades mentaux.
Dissuasion: la peur du gendarme
La prison fait peur, et non sans raison, surtout quand elle est surchargée et quand le personnel est insuffisant et mal formé. Mais elle ne faisait pas assez peur, au XXème siècle, puisque la criminalité ne baissait guère! D'autre part, elle était inéquitablement appliquée, la peine étant parfois disproportionnée à la faute, notamment dans le cas de la prison préventive. De toutes façons, le caractère inhumain de certains situations carcérales, pour les geôliers comme pour les détenus, ne pouvait être justifié par la dissuasion, à partir du moment où l'on disposait d'autres procédés.
Outre les sanctions "positives" (travail au service de la communauté) déjà parfois pratiquées, les sanctions infligées dans l'hypermonde ne sont pas moins dissuasives, créant d'ailleurs dans les cas extrêmes une "hyperprison" qui pourrait être extrêmement pénible.
Les formes sont multiples. Les plus ordinaires vont de soi: la peine consiste en privation d'accès à une part plus ou moins grande de l'hypermonde intéressant. En termes plus concrets, on limite les revenus, les droits de créer des objets, et a fortiori l'accès par l'hypermonde aux ressources réelles sensibles.
Rassurons ceux qui craindraient un hypermonde trop douillet, trop faible face aux criminels: il n'est que trop facile, dans un hypermonde fortement implanté, d'envisager des contraintes voire des peines qui rendraient la vie des condamnés pire encore que celle des détenus d'hier. Il faut trouver le dosage le plus humain de la dureté de la peine entre l'effet préventif de dissuasion et le caractère choquant de toute peine volontairement infligée par un humain à un autre humain.
Le point clé: recyclage, réinsertion
Sur ce point, on peut difficilement faire pire que la prison traditionnelle. Et l'hypermonde a beaucoup apporté. Il peut en effet:
- créer des espaces et des parcours pédagogiques spécialement adaptés,
- réguler la rentrée progressive dans les zones normales de l'hypermonde.
L'hypermonde, un feu continu de révolutions
Alors, sommes nous passés dans l'hypermonde d'une manière continue, progressive? Ou, au contraire, y a-t-il eu un retournement radical, copernicien, un "grand soir", comme disaient les communistes d'avant la IIème guerre mondiale?
En fait, il y a eu des multitudes de retournements, tous aussi radicaux les uns que les autres s'il fallait les juger à l'aune des évolutions psychologiques de l'antiquité, par exemple:
- le logiciel l'a emporté sur le matériel;
- l'information peinte, fixée sur les murs, parois de Lascaux, vitraux des cathédrales, grandes galeries des musées, dazibaos chinois... s'est concentrée dans de petits objets à haute densité, d'où elle nous est projetée sur des murs-écrans, ou dans nos casques;
- les médias créent les événements au lieu de les suivre.
Un des retournements majeurs, pour les individus comme pour les groupes, s'est accompli dans la prise de conscience, ou la réalisation de la globalité de l'hypermonde. Avant, il ne faisait qu'émerger sous forme de petites poches de virtualité au sein d'un monde essentiellement réel. C'était la bibliothèque, la discothèque, l'ordinateur avec ses jeux de simulation, le magnétoscope, etc. Après, je vis fondamentalement dans l'hypermonde, je pense et je travaille à partir de lui; c'est la réalité matérielle qui se présente comme des poches, des adhérences ou des contraintes à l'intérieur de l'hypermonde (des poches de "non qualité", dit Alain Vincent, d'Usinor).
A partir de ce moment, les progrès de l'hypermonde ne sont plus perçus comme son élargissement de l'hypermonde dans le monde matériel, mais comme une réduction progressive des contraintes imposées par la matière à l'hypermonde.
Prenons l'exemple d'un petit film sur support chimique, comme on en a fait jusqu'au milieu des années 90. Au départ, c'est une bobine de pellicule que je manipulais matériellement et dont, de temps à autre, je présentais le contenu moyen d'un projecteur.
Ce contenu et son utilisation restaient fixes, peu modifiables. Tout au plus le projecteur permettait-il certaines variations de vitesse, ou le passage en marche arrière, ou encore de retourner le film, tête en bas ou droite pour gauche. On pouvait aussi faire un peu varier la luminosité du projecteur, mais cela ne n'allait pas loin.
Avec une bande vidéo et un magnétoscope classique, on a gagné certaines possibilités, comme le réglage du contraste et de la couleur. On a pu aussi se déplacer plus facilement en avant et en arrière. En revanche on a perdu certains des petits jeux possibles avec la bande physique. Avec la même bande vidéo, mais un équipement électronique plus développé, bien d'autres opérations sont devenues possibles. Montages en tous genre, transmission ou diffusion sur les ondes, variations de vitesse, incrustations, etc.
Si la bande est digitale, comme celle de la TVHD par exemple, les possibilités s'élargissent, car le traitement d'image peut descendre au niveau du pixel et profiter de toute la puissance des calculateurs et des réseaux informatiques. A partir du moment où le film est digitalisé, on peut passer à des traitements de haut niveau si l'on sait modéliser les scènes, agir sur le modèle et revenir "en vraie grandeur" par une synthèse appropriée. On peut y mélanger des objets artificiels, comme dans le film "Qui veut la peau de Roger Rabbit" ou certains publicités. Et, finalement, la séquence vidéo originelle devient une matière première au sein de l'hypermonde.
On y accède au travers des couches assez épaisses de modélisation. Si la modélisation allait vraiment aux extrêmes, on pourrait reconstituer la totalité de la bande à partir de la description abstraite, et cela serait sans doute moins coûteux que de stocker la totalité des pixels originaux. La bande originale ne représenterait plus qu'une instanciation particulière de l'hypermonde. Remontre nous ce qu'a fait untel, vu par untel, à tel moment.
Sans aller jusque là, on voit que la prise de vue originale, la longue séquence temporelle du film classique avec sa bande son, se voit remplacé par une description de niveau plus élevé. Et on recourt de moins en moins souvent au passage de la séquence en elle-même. Souvent la description de son contenu me suffit, sinon même la simple connaissance de son existence.
Car le passage réel de la séquence a un inconvénient substantiel: il sature mon espace sensoriel pendant toute la durée du passage. Alors que, le plus souvent, je ne souhaite retrouver que certains éléments pertinents, y passer peu de temps et même alors ne pas saturer ma vue sur l'hypermonde.
Progressivement, on développe donc des outils appropriés:
- pour ne pas saturer mon espace, je ne présente la séquence qu'en incrustation sur une partie de mon écran, pardon, de mon espace; je crée un sous-espace ou passe le film, que je peux éventuellement regarder du coin de l'œil pendant que je fais autre chose dans le reste de l'espace; le multifenêtrage de la bureautique des années 90 en donnait déjà un première idée;
- pour me libérer des contraintes de temps, les accélérés, ralentis et montages traditionnels sont complétés par l'indexation plus ou moins automatisées des différents plans et une certaine modélisation du contenu temporel qui permet d'y naviguer rapidement et efficacement (sans doute même plus efficacement qu'avec un déroulement séquentiel complet). C'est le concept d'hypermédia.
Alors, mais alors seulement, et pour la seule partie du film qui vraiment m'intéresse, et encore pas toujours, je prends parfois quelques minutes de "saturation" pour me replonger dans l'univers du film.
On voit la longue suite de changements, de "révolutions" dans l'audiovisuel. Il y en a tant, et si souvent, que le mouvement prend finalement l'allure d'une certaine continuité. De même que le codage des niveaux de gris sur une image est bien une suite de bits, d'oppositions binaires. Mais que leur combinaison, quand elle est assez riche, se traduit pour l'œil par un dégradé tout à fait continu.
Mais laissez-moi conclure par une petite histoire.
Les affres du didacticiel multimédia
Dans une île artificielle du Japon méridional. Un groupe de travail international de l'institut Takezuka planche pour la centième fois sur le matériau multimédia de formation aux nouvelles interfaces icoïdéographiques. L'abattement règne. Faute de s'entendre par réseau, les trente principaux concepteurs ont décidé de se réunir physiquement dans l'ambiance dépaysante de cette plate-forme high tech isolée dans l'Océan. Mais on n'avance pas.
Le matériel ne manque pas, sa fiabilité n'est pas en cause. Les grands écrans couleur haute résolution alternent avec les baffles piézoioniques dernier cri pour traduire les résultats de machines neuronales à plusieurs GSS (milliards de systoles par seconde). Le logiciel de base est ce qui se fait de mieux.
Mais comment exprimer "icoïdéographique" en Ouolof? Pire, comment exprimer idéographiquement un concept méta-idéographique par nature! On est en pleine diagonalisation méta-gödelienne. Le groupe avance d'autant moins que le partenaire coréen s'obstine à faire des jeux de mots douteux sur la phonétisation des idéogrammes dans les différentes langues asiatiques. Le soleil de la plage artificielle nargue les experts accablés devant leurs écrans, ou la tête enfouie dans leurs masques vidéo.
Soudain se lève un vieux péruvien qui semble tout droit venu des Andes, mais qui a vécu longtemps à Paris. Saisissant un panneau de plastique brillant, il s'en sert pour réfléchir l'image de la plage vers un complexe de capteurs symboloptiques. Surprise: la machine éclate de rire, manquant de faire sauter quelques baffles au passage. "Retournons icoïdéo en français... cela donne : Oh, eh, dis, aussi. Il suffisait d'y rajouter une bonne volée de photons et le tour est joué".
Personne n'y comprend rien, jusqu'au moment où l'un des réseaux neuronaux affiche une dizaine d'idéogrammes complexes, qui font bondir les Japonais.
Un petit signe. Entre un couple de calligraphes experts. Ils amorcent un pas de lambada, capteurs accélérométriques aux chevilles. Dix minutes plus tard, tout est traduit, à la satisfaction générale. Mais, hélas pour le lecteur du XXeme siècle, dans des combinaisons de sons, formes et mouvements intraduisibles dans la
Galaxie Gutenberg et même sur un écran couleur de Mac II.
- Cher visiteur, je sens le scepticisme, voire une certaine irritation vous gagner. Je vais trop loin ?
- Mais enfin, tout cela n'est vraiment pas sérieux. J'ai l'impression d'avoir fait tout ce voyage pour rien. Vous êtes un rêveur, rien de plus.
L'hypermonde et le réel
- Un rêveur? Bien sûr. On me l'a toujours reproché. Mais pour s'apercevoir ensuite que j'avais à l'informatique, de bons amis m'ont dit "Mais occupe toi donc de choses qui puissent nourrir ta famille". Quelques années plus tard, c'est eux qui étaient en préretraite. Eux qui avaient parié sur le sérieux, sur l'automobile par exemple.
- Avouez que, pour les gens raisonnables, vos ouvertures sur l'hypermonde sont autant de fuites. Déjà, au siècle dernier, par les abêtissantes émissions télévisées, les casques des baladeurs, la fascination des logiciels de jeux ou les nuits déréglées des "expéditions" de Donjons et Dragons, notre belle jeunesse, et quelques adultes avec elle, trahissait ses devoirs comme ses leçons, gaspillait son temps et mettait son avenir en péril.
- Mais regardez le donc, ce XXème siècle! Et ne soyez pas si pessimiste. Ces jeunes dans le métro avec leur walkman, l'œil dans le vide, le pied battant spasmodiquement la mesure. Plongés dans les décibels de leur orchestre rock, étaient-ils plus coupés du monde que leurs voisins à l'air morgue, regardant leur vis à vis en chien de faïence, et consultant leur montre toutes les cinq minutes en attendant l'arrivée à la prochaine station. L'homme au walkman n'était coupé que d'un voisinage sans intérêt. Et s'il battait la mesure, c'était une forme élémentaire d'activité, de participation. Avec les casques vidéo d'aujourd'hui et la vidéo interactive, on est encore plus coupé de l'environnement, mais on participe à la vie du monde, activement, efficacement.
Et la télévision. D'accord elle traînait le plus souvent au ras du débile. Pourtant, elle branchait aussi sur le monde, sur son actualité, sur ses mouvements d'idées.
L'hypermonde a exalté tout cela.
Oh, chacun peut toujours rester enfermé, rester chacun dans son coin bien fermé, isolé, masturbatoire. Mais peut aussi déborder d'activité, s'éclater en rencontres, construire ensemble. Mais n'est-ce pas encore plus inquiétant. Là où la participation est active, et collective, comme elle l'était déjà dans les jeux de rôle, principalement Donjons et Dragons, l'implication psychologique est forte; les joueurs s'identifient avec leurs personnages, au point de faire une dépression nerveuse si leur personnage et malencontreusement tué au cours d'une expédition.
Et la pornographie, des revues "sur papier glacé" aux cabines des sex-shops, tout cela transposé dans l'hypermonde comme autrefois dans le minitel rose! Ce défoulement libère ceux qui ne se suffisent pas des relations amoureuses "légitimes" ou du moins habituelles. Mais ne crée-t-il pas, chez certains, des accoutumances aussi contraignantes que d'autres?
Finalement, n'est-on pas en train de fragiliser l'ensemble de la société? Tout dépend de ces satanées machines. Imaginez un instant que l'on n'ait plus d'électricité, faute d'eau pour refroidir les centrales nucléaires, ou du fait d'une action terroriste,
imaginez que tout cela devienne tellement compliqué que l'on ne s'y retrouve plus, à la fin. Non, l'hypermonde, c'est l'illusion, c'est trop dangereux. Il faut ramener les gens au réel, au travail.
- Au travail? Mais nous y sommes. Vous êtes en train de me lire, et je vous montre l'hypermonde... J'ai beau faire des efforts pour rendre la lecture agréable, ce livre n'est tout de même pas un roman policier!
- Mais ce n'est pas un travail. Vous avez l'air de prendre plaisir à me raconter tout cela. Et vous me recevez sans me faire payer.
- Pardon, vous avez acheté mon livre. Vous avez payé pour cette conversation, si amicale soit-elle.
- Alors là, je suis choqué. C'est de la prostitution. La culture devrait être gratuite.
- Il faudrait savoir ce que vous voulez! Mais vous avez mis le doigt sur une difficulté sérieuse: les rapports de la vérité et de l'argent.
Un vrai travail?
Jusqu'aux années 70, les travailleurs du tertiaire ont été considérés comme des improductifs. Des frais généraux qu'il fallait réduire. Dans sa préface à un des documents fondateurs de l'informatique française, le rapport Lhermitte (1968), le président du Conseil économique et social, Emile Roche, écrit: "... l'informatique, très vraisemblablement, fera mentir la célèbre loi de Parkinson et l'on peut estimer... que 1 200 000 emplois ainsi économisés seront transférés du secteur tertiaire vers des emplois secondaires ou tertiaires non administratifs... l'enjeu est de gagner 1% de croissance supplémentaire du produit national brut par an compte tenu des gains de productivité connexes".
Mais l'inverse s'est produit. Les champs et les usines se sont vidés, les bureaux se sont remplis. Et déjà les gens sérieux s'inquiétaient, plaignaient même les cols blancs coupés du réel industriel. Les intéressés ne se plaignaient pas. Je me rappelle d'une conversation, en 1967, avec une opératrice de saisie sur cartes perforées. Je la plaignais pour son travail bruyant et surtout monotone. Elle me regardait d'un drôle d'air, et finit par éclater: "Mais voyons, Monsieur, ma mère a passé sa vie debout dans une usine, les pieds dans l'huile, la tête dans un vacarme horrible, les mains menacées par les engrenages... et vous voudriez que j'y retourne?".
De même, l'industrie faisait naître la nostalgie de la terre, de l'agriculture traditionnelle et saine... une agriculture qui pourtant pouvait aussi inquiéter et faire regretter des économies pastorales plus primitives et plus respectueuses de l'environnement, comme on pourrait en trouver des traces dans la Bible (Abel, le berger, tué par Caïn, le forgeron). Au début du XXème siècle, un parisien demandait à un savoyard s'il trouvait que la ville était belle. "Très belle, Monsieur. Je n'y ai jamais eu faim".
Quant à l'information, au culturel, on l'a longtemps considéré comme trop noble pour entrer dans les schémas du travail, du marchand. En 1968, André Malraux, inaugurant la maison de la culture de Grenoble, déclarait (Le Monde du 6 février): "Tôt ou tard, la culture doit être gratuite". Jules Ferry a voulu l'instruction laïque, gratuite et obligatoire. Et les jeunes de décembre 1986 ont prouvé dans la rue qu'ils ne voulaient pas d'une culture à deux vitesses pour cause d'argent.
Or le vrai, le travail, il se réalisent désormais dans l'hypermonde. Un univers largement culturel, mais qui ne se confond pas avec le loisir. Question de dignité autant que d'efficacité. On n'existe pas tant qu'on ne gagne pas sa vie. Comment dépasser ces contradictions?
L'argent, critère de réalité
Travailler, dans l'hypermonde? C'est l'argent qui fait le réel. L'argent devenu lui-même immatériel. Du troc à la monnaie métallique, du métal au papier, du billet au chèque et du chèque à la carte... à partir du moment où l'hypermonde se perfectionne assez pour reconnaître sûrement le payeur, la monnaie peut se passer de support matériel. Elle traduit le niveau déterminé de crédit dont je dispose. Avec ce crédit, je peux acheter des biens et des services, matériels ou immatériels.
L'hypermonde n'est pas gratuit. Ce serait une régression vers le système primitif du troc. L'invention de la monnaie a été un progrès considérable sur les échanges "en nature", source de complications et de gaspillages. La monnaie, c'est la "liquidité" qui permet aux autres flux de s'échanger librement. La monnaie, c'est aussi une forme essentielle de la démocratie économique. Forme immatérielle, mais d'autant plus réelle. On pourrait souhaiter étendre à tout l'hypermonde l'immédiateté attachante de la famille. Dans la sphère familiale, on ne compte pas. C'est le règne de l'immédiateté.
Mais cette gratuité va de pair avec l'acceptation de contraintes respectives considérables. Conjoints, parents et enfants acceptent des rôles lourds de responsabilités, de renoncements, d'engagements réciproques. Déjà, même avec les amis, les bons comptes...
De même le bénévolat trouve-t-il ses limites (comme l'a montré par exemple Betty Friedan à propos du travail féminin). Payer, c'est pouvoir exiger, mais aussi reconnaître la valeur du fournisseur. En outre, le paiement entoure la transaction d'une richesse d'information qui manque aux échanges gratuits: il fixe un niveau, une quantité, un moment de la prestation comme de son règlement, etc.
L'hypermonde enrichit encore cet aspect des échanges, quitte à en masquer les complexités sous quelques icones intuitivement compréhensibles, à la différence de la comptabilité et des mathématiques financières sous-jacentes.
Il est facile de compter des hectares de bonne terre, des bœufs en chair et en os, des lingots d'or. Il a fallu quelques siècles pour faire entrer des concepts plus immatériels comme le "fonds de commerce" dans les comptabilités. Les objets informationnels, les réalités de l'hypermonde sont plus difficile à comptabiliser: comment compter quelque chose qui se reproduit et se transmet si facilement...
Les dépenses informationnelles des entreprises étaient autrefois noyées dans les "frais généraux". L'information est tellement liée à toute activité qu'il est bien difficile de l'en séparer. On a progressé malgré tout. Sur le statut comptable comme sur le statut juridique des biens immatériels. Une marque, un logiciel ont pu être inscrit à l'actif d'une entreprise. Peu à peu, l'hypermonde a su se doter d'une comptabilité appropriée. La tâche se poursuit, accompagnant le progrès de l'hypermonde.
L'inquiétude au sein de l'hypermonde: maman j'ai peur.
Travail, d'accord. Mais réel? Où suis-je donc, immergé dans ce vivarium fascinant. Et toutes ces images, correspondent-elles à quelque chose? L'angoisse profonde de l'hyper-voyageur redonne une actualité nouvelle à la caverne de Platon et après elles aux discussions médiévales sur la vérité, "adéquation de l'esprit à la chose". Vous avez dit: des choses?
Maman, j'ai peur. Les gens sérieux, là bas sur la rive, ont bien raison de s'inquiéter, de me faire de grands signes affolés. Entre eux et moi, le vide s'élargit, et bientôt la mer se creuse, roulis et tangage sapent mes points de référence, et mes canaux semi-circulaires ne se privent pas de me le rappeler.
Mal de mer, mal de l'hyper.
Et cet hypermonde n'est-il pas fabriqué, organisé par un maître malfaisant qui veut m'empêcher de sortir. C'est le Big Brother du roman "1984" d'Orwell, Le meilleur des mondes de Huxley ou l'asile confortable mais clos de la série TV "Le prisonnier".
Les résistances qui freinent mon vol
Je m'éloigne, et pourtant, pas autant que je voudrais. J'ai mis la barre sur le grand large, mais le vent et les courants sont contraires. D'invisibles amarres me retiennent à la terre. Je veux voler, mais je retombe.
Cette résistance devient la nouvelle réalité. Le marin trouve sa réalité dans la prochaine vague à négocier, le prochain banc de brume à traverser en priant que le radar ne soit pas en panne. L'oiseau trouve sa réalité dans l'air: à la fois résistance à vaincre pour avancer, frein qui limite la vitesse, et portance qui rend le vol possible. Le réel, c'est ce qui refuse de changer à ma demande. L'invariant qui résiste à mes réactifs, à mes programmations, à mes rognes, à mes ruses. Dans le monde matériel, c'est la pierre qui s'impose au pied du rageur, dans sa masse cruelle si l'on frappe trop fort, comme sous le chapeau des marseillais de Pagnol. Je peux être un sceptique endurci, ne croire à rien... si je tape, ils riront bien autour de leur pastis.
L'hypermonde résiste plus sournoisement. Je peux tout faire, en principe. Mais je bute sans cesse sur les limites: résolution de mon écran, manque de Mips dans mon processeur, qui m'oblige à attendre, ah, c'est agaçant, tout de même, quand on vient de faire "Return", et que tourne la petite pendule du Mac, et pire encore sur le PC quand il n'y a pas de pendule!
Pourtant, ces réalités là soutiennent mon vol, ces pierres tiennent le choc des roues de mon chariot qui s'enfonce dans le Far West. Pour m'intéresser, l'hypermonde doit me présenter des invariants (d'où l'intérêt de l'objet, porteur d'attributs "accidentels", et conduisant à la programmation objet), des prises qui permettent d'agir, autrement dit, des causalités.
Mais, bientôt je le sens, les résistances les plus fortes, les tourbillons les plus dangereux, sourdent de mes machines intérieures, ce "ça" qui veut toujours échapper au je, ces machines qui se séparent au lieu de s'intégrer, de se compenser harmonieusement.
En fait, l'hypermonde n'est pas plus dégagé que l'air où vole l'oiseau. Dès qu'on s'élève, l'horizon monte aussi, et l'altitude s'est depuis longtemps encombrée de couloirs aériens.
Les menaces externes, bien réelles
Des menaces pèsent de l'extérieur sur mon hypermonde. Je les ai ressenties, enfant, quand je craignais que Papa vienne éteindre le poste, passé 10H30, ou une autre heure, ou peu importe; ou menaces plus lointaines encore de la panne de courant ou du cambrioleur: et s'il emportait la télé... Limites de fiabilité au delà des limites de puissances. Limites numériques ou limites objectivées dans des objets, virus, par exemple; et derrière les objets, par des volontés plus ou moins claires, plus ou moins avouées. Par des démons, un Dieu, peut être, Providence qui ne me donne que ce qu'il faut. Difficile.
La contradiction face à mes modèles
Le réel s'impose aussi en contredisant mes théories, mes modèles, mes prévisions. La météo, bien entendu. Bien que la plupart des hyper-voyageurs disposent de logements qui les mettent hors de portée pratique des désagréments qu'elle promet. Non conforme à mes prévisions... ou encore à mon modèle. C'est ainsi que progresse la science. La relativité naquit d'une expérience ratée, celle de Michelson.
Distinguons deux types de contradiction: limite à la machine ou imperfection du modèle. La contradiction peut apparaître comme une limite de la machine. Une limite que l'on veut dépasser: on cherche une décimale supplémentaire, et on se bat jusqu'au moment où ou la trouve). Faute d'affiner le modèle conceptuel, la décimale supplémentaire n'a aucune "consistance": la longueur d'une table de cuisine n'est pas définie à moins d'un millimètre. Je peux évidemment choisir la décimale suivante pour des raisons "esthétiques", mais toutes les fois que je me confronterai au réel, les probabilités de coïncidence ne seront que de l'ordre de l'aléa.
La recherche intéresse vraiment quand elle oblige à l'approfondissement, quand elle remet en cause les certitudes de la surface. Le réel, c'est ce qui est toujours au delà, qui a donc "une complexité infinie", qui ne se laisse jamais "réduire" aux constructions mécaniques de l'hypermonde.
Le réel peut aussi déceler une imperfection profonde du modèle, alors il faut se remettre en cause plus fondamentalement. C'est la révolution copernicienne, relativiste, keynésienne, le chemin de Damas de Saint Paul.
Une forme fréquente de contradiction par le réel, c'est le grain: quand j'applique mon modèle sur le réel, il apparaît des formes parasites (aliasing en imagerie électronique, grain en photographie). Je peux chercher à l'éliminer (en prenant des dispositifs d'une résolution suffisamment forte pour qu'elle dépasse les limites de perception et de réalisation de l'objet), à le tourner en jouant sur les mécanismes de la perception (techniques d'anti-aliasing par niveaux de gris en imagerie), ou enfin à en tirer parti, par des effets "artistiques". En photographie, et même en gastronomie, où un bon aliment est "texturé".
Le réel comme cap dans l'hypermonde
Le réel, c'est aussi un cap, un pôle, un objectif, un sens. Chercher le vrai, faire la vérité. Préoccupation constitutive de ma nature humaine. Et pour une part des philosophes, c'est dans la contemplation du vrai que réside la jouissance suprême.
Le cap majeur, ce n'est pas tant le réel que le sens. Comment mon psychisme réagit-il aux objets, aux événements de l'hypermonde. Maximiser les effets, c'est à dire le sens, et les optimiser, c'est à dire trouver la beauté, voilà les objectifs transcendants que je poursuis dans l'hypermonde. La même quête qu'auparavant dans le matériel, mais transposée.
La gestion des contradictions
Le réel ne se contredit pas. Ou alors il n'est pas pensable du tout et arrêtons là tout effort. Tel n'est pas le cas dans l'hypermonde. Du moins entre différentes régions de l'hypermonde. Toi et moi pouvons être immergés dans des représentations extrêmement semblables mais divergentes sur certains points. Comme les géométries non-euclidiennes: par un même point passent plusieurs parallèles à une même droite.
N'exagérons pas la non-contradiction du réel: la contradiction n'est que trop présente entre les perceptions de plusieurs témoins, les théories opposées, les prévisions plus ou moins risquées. Mais je ne peux éviter de faire référence à un réel unique "derrière".
Commentons cependant les contradictions:
- parfois il n'y a aucun moyen de savoir réellement, par conséquent les théories peuvent indéfiniment s'opposer; notons d'ailleurs que leur opposition même est témoignage d'une recherche commune du vrai;
- cet éloignement du réel au delà du vérifiable a parfois quelque chose de très profond, de très fondamental, comme les lois d'incertitude d'Heisenberg (sur la position et la vitesse des particules élémentaires);
- parfois le réel lui même est paradoxal sinon contradictoire, comme le sont bien des personnalités relativement peu cohérentes, et dont il difficile finalement, de "faire le tour", parce qu'elles mêmes ne sont pas complètement intégrées.
Dans l'hypermonde, les contradictions sont monnaie courante, quand elles ne sont pas recherchées pour une raison ou pour une autre. Comme l'adolescent face à ses parents, je construis ma part d'hypermonde "ailleurs", en contradiction avec celui des autres, pour la raison même de le rendre "original", "personnel". Et, à l'intérieur de ma zone d'hypermonde, je peux entretenir plusieurs mondes contradictoires, en restant conscient de leur virtualité. Je peux explorer progressivement plusieurs hypothèses, jouir de leurs beautés, de leur logique propre, des faits réels qu'elles me permettent de découvrir, et remettre à plus tard la fusion générale... reportée dans l'hypermonde futur.
Vivre dans l'hypermonde, c'est donc gérer des contradictions. Comme le musicien gère des dissonances, en remettant toujours plus tard, jusqu'à la fin du morceau la "résolution" qui recalera sur l'accord parfait mais fera aussi finir l'enchantement.
Cette non-contradiction a une traduction pratique: si une "loi physique" est vraie, elle se reproduit toujours à l'identique, quoiqu'à des moments ou sous des formes différentes. Si un volet de cette loi est maîtrisable par moi, quand j'agis dessus, j'obtiens toujours le même résultat. En d'autres termes, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Malgré les invectives des systémiciens contre la causalité, c'est une des bases mêmes de notre possibilité d'agir et d'exister.
De cette constance provient l'utilité de la redondance, ou de la répétition de l'expérience. Si je répète plusieurs fois une opération en obtenant des résultats différents, l'opération n'a pas d'intérêt. En quelque sorte, je n'atteins aucune réalité.
D'où l'importance du "montage expérimental", formalisé depuis Claude Bernard. C'est toujours la construction d'un certain hypermonde: le laboratoire n'est pas le réel, le terrain. Il est construit de manière à s'assurer sérieusement que "toutes choses sont égales par ailleurs";
Les univers complètement transférés dans l'hypermonde, notamment sous forme informatique, sont favorables à tels montages, puisque qu'on peut (au moins en principe) reconstituer exactement l'environnement de départ de l'expérience. On ne peut pas cependant tolérer n'importe quelle contradiction dans l'hypermonde, si l'on veut pouvoir les faire communiquer. Et, au sein d'une présentation donnée, d'un voyage donné dans l'hypermonde, il est indispensable d'assurer une certaine cohérence. Ne serait-ce que pour le vraisemblable. Des contradictions trop grossières me feront décrocher. Nous avons déjà noté le cas important des accélérations perçues par l'oreille interne et des différentes avec la perception visuelle.
Le réel comme maximum d'efficacité Les menteurs savent bien la difficulté du mensonge. S'il simplifie les choses au départ, sa gestion exige ensuite beaucoup de soins. Même les joueurs de Donjons et Dragons finissent, au bout d'un certain temps, par choisir un personnage conforme à leur caractère réel. Sinon il leur est trop difficile d'agir efficacement dans les expéditions, avec leurs pairs.
"La vérité, rien que la vérité", dit Bertrand Meyer dans "Object oriented software construction". Quelle surprise de retrouver une telle préoccupation au fondement même d'une forme avancée de génie logiciel.
Rien de plus utile qu'une bonne théorie (dit Jean-Louis Le Moigne), qu'un bon modèle: une bonne loi peut s'appliquer des milliers, des millions de fois, dans des millions et des milliards de situations concrètes.
L'efficacité est une conséquence de l'unicité. Puisqu'il y a un seul réel, quand l'hypermonde colle au réel, l'action sur l'un se traduit immédiatement dans l'autre.
Résistance et robustesse
Finalement, le réel c'est ce que je n'arrive pas à détruire, et qui me force à m'incliner. La main que je ne peux couper, je la baise, dit un proverbe arabe. Gustave Lanson le dit bien à propos de la lecture: "Si l'on s'offre passivement à l'impression du livre, la lecture n'est pas profitable. Elle entre dans la mémoire, non dans l'intelligence. Il faut se mêler pour ainsi dire à sa lecture, jeter tout ce qu'on a d'esprit et d'idées acquises à la traverse des raisonnements de l'auteur, le contrôler par sa propre expérience, et contrôler la sienne par lui. Une lecture, en un mot,
est une lutte, et n'est féconde qu'à ce prix. Même vaincu, on emporte les dépouilles du vainqueur".
Donc se battre pour trouver le réel, c'est une des lois fondamentales de l'hypermonde. On peut ici reprendre quelques techniques du passé.
Chercher la vérité dans l'hypermonde
L'expérience élémentaire, puis le montage expérimental et les prothèses. La logique et la scolastique comme prothèse. Bacon dit: "La seule voie de salut, c'est de reprendre tout le travail intellectuel, et de tout reprendre... comme s'il était accompli par des machines" (Préface du Novum organum).
Au sein même de l'hypermonde, le problème de la réalité a fait apparaître plusieurs niveaux:
- dans certains cas, je suis clairement dans le domaine d'hypothèses, ou de jeux;
- dans d'autres, je suis vraiment à la recherche du réel; je dis que telle phrase est vraie, que telle image est effectivement fournie par une caméra branchée sur le monde réel. et je me donne un maximum de moyens pour m'assurer qu'il en est bien ainsi; j'applique des critères de vérité, de redondance, etc.
Un des thèmes importants est, à différentes phases de processus, de "reconnaître" des objets. Autrement dit, dans certaines images, qui peuvent animées, je repère un certain nombre d'objets connus. C'est un homme, c'est untel. Ce processus comporte toujours un risque.
Un cas particulièrement intéressant est la reconnaissance d'objets dans des images que j'ai générées moi-même mais sans y mettre, en tous cas consciemment, ces objets. Le peintre abstrait donnant après coup un nom à sa toile. On met un peu de tout et puis ce sera "marée basse sur la manche", avec aux limites le classique "combat de nègres dans un tunnel";
Du problème métaphysique de la vérité au problème
pragmatique de la fidélité.
Le problème se retourne dans l'hypermonde: il s'agit de faire des objets vrais, c'est à dire bien intégrés. Je fois faire la vérité en moi-même, je dois la faire dans les objets que je construis. Ils ne doivent pas mystifier. On rejoint la "clarté" de l'esthétique scolastique (selon Maritain, par exemple).
L'hypermonde et de son "progrès" ne vont pas sans quelque ambiguïté:
- d'une part une recherche plus grande du réel, de la transparence: c'est la quête jamais achevée de la Hifi (problème du laser) et du wysiwyg
- d'autre part la constructivité indéfinie de nouveaux objets entièrement artificiels.
Ces deux recherches peuvent se conjuguer. Par exemple, nous connaissons les Romains bien mieux que ne le pouvaient les hommes de la Renaissance, car depuis l'archéologie et l'histoire ont fait de grands progrès.
En revanche, nous vivons dans un monde bien plus différent, nous nous éloignons historiquement de l'antiquité, et notre hypermonde est très loin de leur contact encore très immédiat avec la réalité, bien qu'ils aient été eux aussi de grands constructeurs d'hypermonde, à leur manière.
Dans mon affrontement avec le réel, dans une construction neuve, je fais naître des réalités nouvelles. En science, le nouveau montage expérimental fait apparaître de nouveaux objets: Galilée, dans sa lunette, découvre un nouvel univers planétaire. Et de nouvelles particules sont mises en évidence au CERN (Centre européen de recherche nucléaire), où les électrons tournent toujours plus vite dans d'énormes anneaux.
Ne pleurons pas, bâtissons. Conscients des risques, quittons les inquiétudes et construisons comme il faut.
Retour sur moi-même
Je suis, moi-même, une des réalités fondamentales de l'hypermonde. Je peux tenter d'échapper à mon ennui, à mon cloaque, à mes vertiges, en m'enfonçant tête baissée dans l'hypermonde comme dans n'importe quelle drogue. Mais à la fin, il me faut ou mourir ou m'assumer moi-même.
Assumer mes limites. Ne serait-ce que celles de mon imagination. L'imaginaire de Donjons et Dragons, de Space Opera, de la science fiction ou des films d'angoisse innovent moins qu'il n'y pourrait sembler.
Ce sont finalement les mêmes schémas dramatiques et psychologiques qu'on nous ressert à des sauces différentes. La réalité dépasse la fiction.
Et, par conséquent, l'essentiel devient l'éducation et la maîtrise de soi, tout autant qu'un urbanisme ad hoc.
Mais alors, l'hypermonde ne me condamne-t-il pas à un radical narcissisme? Non pas, car dans l'hypermonde se dresse, puissant, dangereux, glorieux, attachant ou détestable, mais de plus en plus consistant en face de mon vouloir, l'objet.
Célébration de l'objet
- Mais pourquoi ce vieux mot d'objet occupe-t-il le devant de la scène informatique depuis les années 80, et a-t-il selon vous pris une telle place au cœur de l'hypermonde?
- Il a prouvé son exceptionnelle aptitude à synthétiser des concepts jusque là épars. Et, dans ce voyage que vous faites en hypermonde, il fait équilibre au narcissisme qui semblait nous envahir du fait de l'immatérialité de l'hypermonde. Mais commençons, si vous le voulez bien, par un poème en son honneur. Par une célébration de la naissance de l'objet au creux du désert.
La marque sur la steppe
La steppe immense et grise. Je marche. Derrière moi, la longue trace de mes pas. Sur mes pieds, la poussière du chemin. Je marque la terre comme l'escargot de sa bave, comme le météorite y inscrit son cratère.
Je peux marquer à dessein. L'animal l'a fait avant moi. Urine et crotte. Glandes spéciales de certaines antilopes, qui en frottent branches et feuilles pour délimiter leur territoire. Puis les murs et les bornes de l'agriculteur, du guerrier. Je peux aussi marquer des objets, des animaux, voire mes semblables et moi-même, mon corps. Mes armes, mon symbole. Fer rouge sur la croupe de mes bœufs, drapeau sur mon fort, tatouage, peinture de guerre, fard sur les joues et bijou au poignet de ma bien-aimée. Message rudimentaire ou débordant. Voyez héraldique. Dépassement du caractère impératif, amorce d'une objectivité.
Mais, à marquer, je m'engage. On ne marque un territoire que pour l'occuper. Fidélité au terroir. On s'occupe de ses bêtes. Et l'on fait la cour à sa compagne, si on veut la garder.
Marque, persistance en moi et sur l'autre de notre rencontre. Marque, qui va devenir objet par émergence progressive sur le fond, et par affranchissement par rapport à moi-même.
Emergence progressive et détachement du fond.
Trace, puis signe de piste, borne, tas de pierres.
Dessin dressé hors du sol. Puis un jour, mobile, l'ardoise, la tablette, le papyrus, le papier. Je peux l'emporter.
La représentation devenue objet
Chose éloignée de moi, aussi. Mon pas dans la poussière n'était que le mien. Ma marque sur un objet peut être décoration, mieux, message lancé à la cantonade, dans l'espace découvert des endroits où ira l'objet. Jusqu'à cet or devenu monnaie anonyme par l'estampage d'un profil princier puis, plus anonyme encore, les emblèmes d'une république.
L'objet s'éloigne de moi. Il prend ses distances. Je peux le donner ou en rester propriétaire, mais il n'est plus partie de moi. Les autres, toi, lui, ont le même pouvoir. Chosifiée, la représentation est devenue indépendante, à son échelle. Autonome, elle s'allège pour mieux courir. Elle change de support: papyrus, plus portable que la tablette, et surtout que la stèle. Papier, puis trait submicronique sur le silicium, puis onde pure. Immorale, aussi, moqueuse comme un petit Eros,
L'objet grandit. Autonome, elle s'étend, pour mieux représenter encore. Représenter des objets de plus en plus nombreux et variés, une part de plus en plus grande de l'univers. Elle appuie son expansion sur mes conquêtes. Les Gaules, le Nouveau Monde, et jusqu'au cosmos, portée par les sondes interplanétaires. Pour représenter mieux, avec plus de détails. Sans quoi, il suffirait de dire "tout"... Croissance des concepts en extension comme en compréhension. Et elle s'invente un merveilleux processus: l'abstraction.
Rentable. Dans notre univers répétitif, la construction de concepts est rentable. Concepts représentés par des mots, par exemple. Beaucoup de mots, mais aussi des images, des formules mathématiques, des modèles informatisés.
Pour que je m'exprime, aussi. Et de mieux en mieux. Expression comme moyen fondamental d'épanouissement, essentiel à ma santé mentale. Bénédiction de disposer d'une belle langue, d'une belle boite de peinture, d'un journal, d'un micro, d'une régie TV.
Pour que tu m'entendes, enfin. Toi et tous les autres. Dire ne sert que si l'on m'écoute. Puissante, solide, la représentation élargit le cercle de mes auditeurs. Elle dure dans le temps, mes petits enfants pourront lire mes lettres à leur grand-mère, regarder les photos que je prends. Moi-même, demain, pourrai relire ce que j'écris aujourd'hui. Amplification.
Stendhal "voulait être lu dans un siècle". Parole de Dieu inscrite dans les évangiles. Elle se répand dans l'espace: prête-moi ton livre, écris une lettre, je te téléphonerai, te faxera, te visiophonerai. Par le nombre, enfin, et peut-être surtout. Livre depuis Gutenberg, qui permet la multiplication par le papier et la presse. Puis la radio, la télévision, puis objet dans l'hypermonde.
Et l'informatique, au fil des ans, a étendu au loin ses manipulations, accru peu à peu la dimension de ses "objets". D'abord le simple bit, le chiffre binaire des premiers ordinateurs. Puis le caractère de quatre, puis six, puis huit bits. Puis la variable, la chaîne de caractères, le tableau. Et parallèlement, programmes. Puis l'image fixe, l'image animée. Des millions, des milliards de bits pour un objet. Et encore la taille n'est pas le plus intéressant.
L'objet se fait moteur
"Et pourtant elle tourne", la représentation. Vient un moment où son autonomie s'affirme en dynamique. Elle devient automate, ordinateur, robot, moteur de système expert, serveur.
Données et programmes fusionnent à toujours plus haute température. Pour la mécanographie à cartes perforées, le programme s'exprimait dans des câblages qu'on ne risquait pas de confondre avec les cartes et les données qu'elles portaient. A partir de Von Neumann, programmes et données se stockent et se transmettent sur un même support. D'abord la carte, puis la bande magnétique, puis les disques et disquettes, puis l'optique. La puce porteuse de tout l'objet: données, programme et même processeur. Objet nomade d'Attali.
Et le cycle recommence. C'est toi l'objet, qui t'éloignes de moi dans la steppe immense et grise, qui la marques de ton pas. Ou au contraire qui te retournes, qui me nargues et me défie. Eh là, mais il va falloir se battre. Objet, non content d'avoir une âme, voudrais-tu résoudre avec moi quelque complexe d'Oedipe?
L'hypermonde est donc habité par des objets. Les uns prolongent le monde traditionnel, d'autres sont radicalement nouveaux. Mais un objet, c'est quoi? Rien ne sert de définir, et les experts là dessus se battent indéfiniment, quand ils ont envie de se battre. Montrons, plutôt.
L'objet, ce que je vois
Une icone, une petite surface sur un écran, un volume dans l'hypermonde en relief. Voilà, concrètement, un objet. Une chose que je peux désigner, mais aussi créer (cela ne coûte pas cher, en hypermonde, si je n'y associe pas de ressources matérielles), détruire (c'est encore plus facile, mais je n'en ai pas toujours le droit), ranger, et aussi "ouvrir", pour l'utiliser, le réparer, l'améliorer.
Il est donc palpable, cet objet. Déjà, l'icone du Macintosh était bien plus concrète que les objets de l'informatique traditionnelle. Objet offert par son dessin même à mon intuition, à mon geste instinctif. Une icone, déjà, c'était autre chose que l'appellation codée "autoexec.bat", par exemple, familière aux utilisateurs de PC.
Hypercard, et d'autres outils du même genre ont joué à fond sur cette présentation concrète. Le concept théorique de fichier devient matérialisation à l'écran d'un fichier papier, les actions se déclenchent avec des boutons, etc. Dans des langages comme Smalltalk, les objets sont perçus comme des agents actifs, qui travaillent en fonction des messages qu'ils reçoivent et envoient des messages aux autres objets pour les faire travailler.
Dans l'hypermonde, l'objet est bien plus concret encore. Il s'anime en relief, dans un monde à trois dimensions où je suis moi aussi, où je vois mes mains et non plus seulement un curseur.
L'objet, concept abstrait
Concrètement présenté dans l'hypermonde, l'objet est aussi un raffinement abstrait de la logique. Bertrand Meyer le définit par des notions de classe, d'héritage. Et le langage Eiffel qu'il a conçu ne cède en rien, pour le formalisme, aux traditionnels Cobol ou Pascal. Ce serait plutôt le contraire.
Dans l'hypermonde, un concept général, une relation, une typologie, peuvent se présenter tout aussi réalistement qu'une automobile ou une main.
Concret ou abstrait... Une contradiction? Un petit miracle informatique? En fait, plutôt une conséquence heureuse, mais anormale, de la montée de complexité. En passant du bit à l'octet, à l'enregistrement, au tableau... les "choses" manipulées par l'ordinateur et par les informaticiens prennent une consistance plus grande qui leur permet de satisfaire aussi bien les logiciens que les artisans. Demain peut être les poètes.
Parmi les objets "étranges" de l'hypermonde, notons la monnaie, de plus en plus immatérielle au fil des siècles. De même que le document. On pouvait penser qu'il disparaîtrait avec le papier. Une fois les factures dématérialisées, à la suite des chèques, bons de commande, etc. Ne pourrait-on se contenter des objets eux mêmes, et d'une preuve quelconque de leur existence et des mouvements qu'ils ont subi?
En fait, le document, si électronique et immatériel qu'il devienne, garde un rôle: celui de conserver la trace d'une transaction. L'hypermonde a besoin de documents, d'archives, d'une expression de son Histoire. Et notons, par analogie, qu'une grande part des réalités et structures de la nature traduisent le résultat de compromis: par exemple les structures cellulaires que l'on observe sont d'abord des structures de frontière. Le contrat que les cellules avaient conclu entre elles;
Enfin, l'objet n'est qu'un nouvel avatar du "système" des années 70. Il en reprend les thèmes d'organisation, de niveaux. Mais avec une différence: le système se voulait représentation d'une nature, ou d'objets existant par ailleurs. L'objet vaut pour lui-même, bien que certains objets aient une fonction de représentation (une
image).
L'objet s'annexe la matière
Non seulement les objets se présentent concrètement dans l'hypermonde, mais certains d'entre eux s'approprient le monde matériel. Ou, si l'on préfère, les objets logiciels capturent puis absorbent les objets matériels. La réalité matérielle n'est plus qu'une "instanciation" particulière de l'hypermonde. Elle n'existe plus qu'au sein de l'hypermonde. Si l'on imagine une échelle de plus ou moins grande dématérialisation, le matériel, c'est le "degré zéro".
L' "orientation objet" des informaticiens du XXème siècle restait purement logicielle. Mais elle s'est progressivement élargi. Déjà l'apparition des bases de données objet (notamment O2, d'Altair), avait apporté le concept de "persistance" des objets. Déjà aussi les "unités" au sens informatique ("unité de contrôle", "unité d'impression"), les vocables LU et PU (Logical Unit et Physical Unit) de l'architecture SNA d'IBM, etc. et toute la robotique, marquaient cette insertion du logiciel dans le physique.
Une petite firme française, Hanuman, a poussé assez loin la réflexion et même la réalisation avec son système Doors, appliqué au pilotage d'un segment d'autoroute (Malheureusement, ces développements sont restés sans suite).
Alors, le problème de la montée des objets vers l'immatériel se retourne lui aussi. A la question "comment faire porter l'information par des objets matériels" (comment écrire, comment saisir des données), se substitue le problème: comment les objets logiciels prennent ils le contrôle de la matière. Tant pour renforcer leur autonomie, leur néguentropie, que pour mettre la matière à notre disposition? Ou encore: comment construire des virus utiles capables de prendre le contrôle de machines réelles, et de manière constructive.
Si ce genre d'objets matériellement autonomes a mis longtemps à émerger, c'est qu'ils font peur. Les créateurs de virus sont en général des marginaux, des frustrés. Ils n'ont pas une mentalité spécialement constructive. C'est aussi que les ordinateurs et les robots du XXème siècle étaient faits pour l'obéissance plus que pour l'autonomie.
L'objet comme fermeture
L'objet qui grandit se referme sur lui-même. Il le faut pour que je puisse m'en servir efficacement. Au delà de sept éléments, on le sait depuis Miller, il faut "chunker", regrouper.
La programmation objet, mais avant elle la mécanique et l'électronique, a compris qu'une partie seulement des objets devait être perceptible, accessible à l'utilisateur normal. La seule chose qui doit l'intéresser, ce sont les fonctionnalités "de haut niveau", celles qui permettent d'agir sur les objets intéressants.
L'objet actif, et donc interactif
S'il est fermé, il doit être autonome pour répondre lui-même à ses propres problèmes. Et l'objet intéressant est actif. S'il est matériel, il a sa "puce", avec son horloge qui bat au plus profond, son micro-processeur qui tourne sans arrêt. S'il est logiciel, avec support matériel ou non, ils a ses programmes, ses méthodes (comme on dit en Smalltalk) ou ses scripts (en Hypercard).
Et pour qu'il puisse s'insérer dans la société des objets, se rendre utile et recevoir l'énergie ou les messages qui le fait vivre, il doit être interactif, voire faire des efforts explicites de communication.
L'objet se voyant lui-même
Les habitués des discours philosophiques vont commencer à voir ici poindre le bouclage ou la diagonalisation (Gödel, Church) chers aux sophistes, antiréductionnistes et autres chercheurs d'embrouilles. Et pourtant, la question est incontournable... sans jeu de mots.
Les machines ont depuis longtemps une certaine image d'elles-mêmes. Toute automobile est fournie avec la documentation dans la boite à gants. Un tableau de bord est une description d'un certain nombre d'états de la voiture. L'automatiser, c'est créer des boucles à partir de ces informations, et donc faire que, pour la machine, un certain nombre d'informations sur elle-même ont un sens, qui est précisément les actions qu'elle doit accomplir quand certains états sortent de certaines plages, par exemple.
Et tout processeur informatique comporte au moins une information essentielle sur lui-même: le compteur ordinal, c'est à dire "où il en est" dans le sous-ensemble de l'hypermonde qui lui est essentiel, à savoir les programmes implantés dans ses mémoires.
Quant l'objet se perfectionne, multiplie ses composants et ses sous-systèmes, son information sur lui-même progresse d'autant. N'importe quel micro-ordinateur, à l'allumage, commence par une sorte d' "examen de conscience" avant de déclarer à l'utilisateur qu'il est prêt à fonctionner, ou au contraire qu'il a mal quelque part. Un peu comme l'animal qui s'ébroue au réveil, fait jouer ses muscles, ouvre un œil puis deux, et décide enfin de se lever.
Le perfectionnement progressif des "systèmes d'exploitation" a
notamment consisté à mobiliser de mieux en mieux une connaissance de la machine
par elle-même: connaissance de ses "états", du travail qu'elle a à
accomplir. Voire de qui est dangereux pour elle, par exemple une disquette
affectée d'un virus, et que le Macintosh rejetait avec une "burp" dégoûté.
L'objet conscient
L'efficacité comme la sécurité et l'agrément même de l'utilisation des machines fait progresser très loin dans cette voie. Ne parlons pas d'intelligence, car c'est un débat piégé (voir Ganascia, par exemple). Le souhait de converser en langage naturel pousse à faire monter cette "conscience". Pour se prêter à un tel dialogue, il faut bien que la machine ait en quelque manière la même "nature" que nous.
Mais, au delà du pratique, cette montée de la machine répond à un désir profond de l'homme, vieux comme Adam. C'est le mythe de Pygmalion (ce sculpteur antique qui devint amoureux de sa statue au point que Vénus lui donna la vie), ou le "second self" décrit par Turckle. Et c'est sans doute parce que les hommes sont privés de la maternité qu'ils s'intéressent aux machines bien plus que les femmes.
Et nous voilà conduits aux débats éthiques: la "conscience" au sens cognitif appelle la "conscience" au sens moral. Déjà les scolastiques disaient "Ubi est intellectus, ibi est liberum arbitrium". Là où il y intelligence, il y a liberté.
Le noyau dense et les valeurs
Il se constitue donc une sorte de "centre" de l'objet, comme le noyau des cellules, le système nerveux central des vertébrés, la direction d'une entreprise, le quartier général d'une armée, la capitale d'un pays et dans la capitale le palais gouvernemental. Dans ce noyau, tout est plus dense, plus informationnel, plus rapide (sauf les réflexes qui restent en "périphérie"). Qu'y a-t-il, "au centre de l'objet". On pourrait parler d'un programme, du code ADN au système d'exploitation des ordinateurs. Avec les systèmes complexes, il vaut mieux parler d'un ensemble de programmes, d'un ensemble d'acteurs et de "machines" internes qui s'animent et coopèrent selon l'évolution de la situation. Une sorte de société d'acteurs. A un moment donné, un de ces acteurs "a la main", et anime l'ensemble des autres. Puis il "passe la main" à d'autres.
La conscience humaine fonctionne un peu de cette façon. S'endormir, c'est rendre la main aux différentes machines corporelles, qui vont en profiter pour se remettre en état, reconstituer les stocks chimiques, réduire les tensions mécaniques, etc. Et même, c'est le rêve, agir sur nos circuits cognitifs mais d'une manière que nous ne contrôlons pas. La folie, c'est l'impossibilité pour le Je de reprendre le contrôle, d'assurer la cohérence entre les différents acteurs internes, d'effectuer les compensations entre des machines qui deviennent "séparées".
Il en va de même dans l'hypermonde. Le casque et les gants sont l'interface entre l'ensemble de mes machines intérieures, et de mon Je, avec un autre ensemble de machines mises en cohérence. Et la main passe de moi à cet ensemble de machines.
Raisonnablement, on peut poser que cet ensemble est piloté par une machine "principale". Le "second self" de Turckle. Mais cette hypothèse n'est pas strictement indispensable, si l'on se contente d'une région simple de l'hypermonde.
Alors, finalement, qui assure la cohérence de l'hypermonde, et des espaces que j'y explore? La réponse ne peut pas se donner par l'observation. Tous les cas de figure sont possibles. La réponse est plutôt éthique: Là où est le ça, je dois advenir. Mais le Je se construit aussi en passant la main. Le Fiat de Marie, la passivité assumée par Teilhard de Chardin (Le Milieu Divin).
Peut-on parler de l'objet en termes aussi anthropomorphes? Peut-on admettre que l'objet poursuit ses propres valeurs? Et pourquoi pas? Aux niveaux élémentaires, l'objet se contente de conserver son existence: rien ne se perd, rien ne se crée. Si l'objet existe, c'est qu'il résiste.
Si l'objet bouge, un des principes fondamentaux de la thermodynamique, c'est qu'il conserve son mouvement tant que rien d'autre ne vient le modifier. Et plus généralement, il conserve autant que faire se peut sa néguentropie.
Les objets plus perfectionnés vont aller plus loin. Peut-être pas un objet déterminé, mais une classe d'objet, au fil des générations, des séries, de l'évolution darwinienne. Qu'il s'agisse des objets "naturels" de l'évolution darwinienne ou des objets "techniques" issus de notre activité. La règle est ici que la complexité augmente (Prigogine), que l'adaptation des organes aux fonctions se perfectionne (Simondon). Qu'à fonctions égales, la matière, l'espace et le temps diminuent, augmentant la densité.
L'objet, ainsi, augmente sa durée de vie, son espérance de vie, ses possibilités d'évolution à chaque moment de sa vie. On pourrait dire, en termes techniques: l'objet maximise son espérance de néguentropie. Cela peut se formuler mathématiquement, et aussi s'exprimer sous formes d'automates appropriés, comme le robot Max (voir mon article en bibliographie).
On devrait pouvoir aller plus loin en définissant une sorte de "thermodynamique de l'hypermonde", qui introduit le concept de "sens", et pourquoi pas celui de conscience, au niveau des objets les plus avancés.
Ainsi, la possibilité pour l'homme de se reproduire par les objets techniques, et non plus seulement par la procréation traditionnelle, devient elle aussi une réalité presque trop concrète. Les objets artificiels et logiciels ont désormais la faculté de se reproduire, aussi bien que les organismes naturels. Ce fut longtemps une spéculation théorique, dont ne parlaient que quelques passionnés de cybernétique.
L'arrivée des virus logiciels a montré, hélas, qu'il s'agit désormais d'une réalité on ne peut plus réelle! D'où la nécessité de structurer l'hypermonde. Notamment par une hiérarchisation des objets.
L'objet s'organise: le noyau à forte densité
Tout objet qui veut survivre dans l'hypermonde, doit produire de la valeur ajoutée. La technique de base réside dans la constitution un noyau dur de données, de programmes et procédures, d'objets (plus des "ancrages" financiers et juridiques). Et, à partir de ce noyau dur, à savoir fournir à conditions compétitives des produits et services intéressant le marché.
Ce processus s'observe dans l'entreprise, mais aussi dans tout entité naturelle organisée: cellule, organisme animal (mais pas chez le végétal sinon dans la phase génétique du fruit), sociétés animales et humaines.
Le fonctionnement de l'objet peut donc s'analyser en deux phases:
- recueil d'objets intéressants à partir de chargements et de sources diverses, mais peu chers, et stockage sous une forme la moins chère possible, phase que nous appellerons acquisition, évoquant à la fois la possibilité d'un achat (acquisition au sens commercial) ou au contraire d'une création ex-nihilo, directe, à partir du monde naturel (acquisition de données au sens de l'informatique et plus précisément de l'automatique);
- à partir de ce fonds, un ensemble de processus que nous appellerons édition, ici encore par référence tant aux professionnels du livre et de la presse qu'aux "éditeurs" chers aux informaticiens.
Ces deux phases sont reliées par un stock (ou mémoire) qui peut être essentiel à l'activité (typiquement: banques de données, bibliothèques, archives, fonds documentaires) ou réduit à pratiquement rien (commutation téléphonique par exemple). Le stock peut comporter surtout des données ou surtout des règles.
Le progrès technologique se traduit par la compression de l'information et le fort "gain" au cours des phases d'édition. Le noyau dense s'obtient à partir des différentes sources par l'abandon des traits caractéristiques de la "matière". Détaillons ces traits, et les ruptures correspondantes.
Abandon du lieu d'origine: le "rassemblement"
Il faut "rassembler" les objets, pour les avoir "sous la main": granges et greniers à blé, à sel, citernes d'eau, entrepôts, coffres forts. Dans l'univers spatial traditionnel, et dans l'univers encore très matériel de l'information sur papier, ce rassemblement a le caractère physique que connaissent les bibliothécaires, documentalistes, conservateurs de musées, archivistes, ou simplement comptables.
Dans l'hypermonde, la matérialité de l'espace ne disparaît pas mais perd de son importance. L'essentiel et de bien organiser le réseau de communication et les pointeurs qui permettent d'accéder effectivement aux objets recherchés. La localisation précise de ces objets devient secondaire.
Changement d'échelle: la mise aux dimensions optimales
Pour transmettre les objets comme pour les stocker, il y a intérêt à les mettre sous
une forme comprimée. Par exemple la photographie ou le cinéma, par rapport aux objets originaux, font passer de trois à deux dimensions, et réduiront fortement l'échelle (dans des proportions énormes pour un paysage, moins fortes pour un portrait). Dans quelques cas, il est avantageux de disposer de représentations plus grande que les objets d'origine (microphotographie).
Cette réduction générale du volume des objets s'appuie sur la miniaturisation générale des moyens de traitement électronique: circuits intégrés pour les mémoires et processeurs, surfaces magnétiques pour les mémoires de grande capacité.
Séparation temporelle
L'objet utile, celui qu'on paie cher, c'est celui qui est fourni au bon moment. Il faut donc:
- disposer de moyens de conserver le plus grand nombre possible d'objets le plus le plus longtemps possible (capacité de mémoire);
- pouvoir retrouver et éditer les objets demandés ou découlant de la demande aussi vite que possible (vitesse d'accès à la mémoire, taux de transfert, canaux de communication).
La maîtrise de l'espace appelait à la fois extension à la totalité de l'espace et compression dans un minimum de volume, la maîtrise des temps pousse à la fois vers l'infini du temps et vers l'immédiateté de l'instant.
Dans le long terme, les problèmes sont la fiabilité de la conservation. Le marbre tient des millénaires, le papier peut tenir des siècles, s'il est de bonne qualité et imprimé avec des encres non destructrices. Comment tiennent les supports magnétiques? Il faut être prudent. La numérisation a cependant un avantage sur les modes de stockages analogiques comme le film ou la bande son: elle permet une recopie à l'identique avec un taux d'erreur minime.
Par conséquent, même des supports magnétiques de durée limité (dix ans par exemple), offrent une garantie de pérennité si des procédures adéquates de recopie régulière sont instaurées. Malgré tout, la rupture avec le temps n'est pas sans risques.
Déchargement de la masse et de l'énergie
Dans le noyau dense, moins les objets sont lourds, mieux cela vaut. Et leur conservation stable conduit à "arrêter les moteurs", à conserver les objets sous une forme statique.
Les objets stockés perdent même de leur "énergie morale" au profit d'une distanciation psychologique et idéologique. L'objectivité, c'est le "déchargement" par rapport aux valeurs (positives ou négatives) énergétiques dont sont porteurs les phénomènes décrits: sentiments, intérêts commerciaux, etc.
Remplacement des objets par leurs types
La réduction "photographique" de l'information n'est pas la seule manière d'en réduire le volume. On peut la comprimer en réduisant sa "redondance". En montant à un niveau plus élevé. On remplace l'ensemble par son quotient selon toutes les relations d'équivalence qui s'avèrent efficaces.
C'est ce que fait le collectionneur, qui ne garde qu'un exemplaire de chaque type. C'est plus encore ce que fait le scientifique, le théoricien, qui remplace les objets par leur concept.
La coupure est radicale entre l'objet d'origine, le signifié, et l'objet signifiant effectivement stocké, c'est à dire le représentant (cas de la collection) ou la représentation (cas de l'image, du concept)
Dans le noyau dense, il n'y a pas de redondance, hors celles imposées par la sécurité. L'acquisition consacre donc une bonne part de ses moyens au repérage des doubles emplois, à l'élimination de la redondance, pour ne garder qu'une seule fois l'information importante. La redondance n'a pas seulement la forme triviale de deux exemplaires identiques comme des photocopies. Elle existe entre deux documents traitant du même sujet, mais sous des formes différentes. Elle affecte tout document, en quelque mesure.
Le passage de l'ensemble des objets à l'ensemble des types introduit le concept de norme: l'objet normal est celui qui se conforme parfaitement au type. L'acquisition peut donc aussi être considérée comme un processus de normalisation.
Suppression du "conditionnement"
Les objets artificiels, et certains objets naturels comme les fruits, circulent "dans le monde" sous des conditionnements appropriés à leur conservation. Une lettre est mise sous enveloppe. Un message électronique est encadré de bits de contrôle, d'adresse. Dans la nature aussi, le message génétique dense porté par la semence est protégé par le noyau dur, et lui même par des réserves alimentaires qui servent aussi d'amortisseur quand le fruit tombe.
Inversement, l'introduction des objets dans le noyau dense exige la suppression plus ou moins totale de ce conditionnement (et parfois l'introduction de conditionnements spécifiques). On ne garde pas la bogue des noix, le son du blé, l'enveloppe de la lettre, les bits de cadrage du paquet télétransmis. Pour la transmission du message génétique chez les animaux, les solutions vont d'un extrême à l'autre. Chez les poissons, la semence est abandonnée sans beaucoup d'emballage à l'environnement. Chez l'homme, la rencontre physique du couple réduit à une faible distance, et en milieu très protégé, le parcours que doit accomplir le spermatozoïde. Parmi les conditionnements, notons la "modulation" employée en transmission de données.
Filtration et contrôle
Le processus d'acquisition sélectionne les objets et les attributs intéressants, et élimine les autres. Ceci suppose que l'on a défini une "politique" en fonction de considérations commerciales, et d'une manière générale en fonction d'une certaine perception de l'évolution de la planète.
Digitalisation
Toutes ces ruptures conduisent à une représentation dématérialisée, multiplement coupée des objets d'origine. Mais la coupure va se creuser plus profondément. Elle va décomposer l'objet en pièces, pour mieux le réduire, le comprendre (Descartes,
parmi tant d'autres).
Et la représentation elle-même va se découper, depuis la peinture ou sculpture globale de Lascaux jusqu'à l'idéogramme, de l'idéogramme à l'alphabet, de
l'alphabet à la limite ultime, le binaire. In fine, tout est digital.
Synthèse: l'édition
Inversement, l'édition redonnera aux objets leur consistance. Les formes denses ne conviennent pas à la consommation. Il faut réintroduire espace, temps, énergie et matière. L'information comprimée, peu redondante, résultant de l'acquisition, est "enrichie" pour la rendre lisible, agréable, crédible. Elle retrouve le nombre, aussi.
Le modèle original de l'ouvrage sera tiré en million d'exemplaires, diffusé sur des milliards de téléviseurs. La multiplication fait pendant aux opérations "quotient" de l'acquisition. Mais cette fois en s'adaptant aux besoins du client.
De plus, les formes comprimées sont faciles à copier économiquement; elles appellent donc des protections contre les copies illicites, ce qui est difficilement compatible avec une large diffusion.
Exemple (du XXème siècle):
- les photographes professionnels gardent jalousement leurs négatifs,
- le marché des cassettes audio est perturbé par les cassettes pirates,
- logiciels informatiques.
Enfin, l'édition réintroduit des valeurs: "présence" de l'enseignant, du conférencier, de l'acteur, du virtuose, "style" du journaliste, force de conviction du commercial, mais aussi vigueur de la mise en pages, qualité du langage de dialogue sur un terminal. Un "éditorial", c'est un point de vue qui situe pour le lecteur la "position" du journal. Et à bon entendeur salut.
Densité et profondeur
Le noyau n'est jamais réduit à une dimension nulle. Il occupe toujours un certain espace, un certain temps, il suit toujours un certain nombre de structurations accidentelles.
Suivant le degré atteint dans la densification, on peut introduire le concept de "profondeur" de traitement. La profondeur s'accroit avec le progrès technique.
Le progrès technologique se traduit à la fois par une séparation de plus en plus forte, rendue possible par l'automatisation progressive de l'acquisition, et par un enrichissement toujours plus ambitieux. On assiste, par exemple, en ce début des années 80, à un remplacement fréquent de documents dactylographiés par des versions photocomposées, grâce au développement du traitement de texte et à son couplage avec les photocomposeuses.
Mais une réduction de la redondance appelle de plus en plus une décomposition de l'information en deux niveaux complémentaires: information proprement dite et description de cette information, pour des raisons tant d'efficacité que de sécurité. En traitement de texte, par exemple, décrire un texte uniquement par son contenu, c'est perdre l'information portée par son type de caractères. Le stocker entièrement sous forme d'image dactylographique est très lourd. Une bonne solution peut être de mémoriser d'une part le texte proprement dit (le contenu) et d'autre part d'indiquer les caractères utilisés (par exemple du Prestige Elite 12).
La sécurité oblige aussi à conserver un peu de redondance. Garder un document en double est lourd. Pour de l'information précieuse et bien comprimée, des copies de sauvegarde s'imposent. Mais, le plus souvent, en informatique, il sera plus économique et plus efficace de garantir la sécurité par quelques informations complémentaires, des "caractères de contrôle" ou des "bits de parité", calculés automatiquement au moment de l'acquisition ou de l'émission, puis recalculés et comparés chaque fois que nécessaire. Tout écart entre la valeur stockée et la valeur dernièrement calculée signale alors une erreur, et peut même permettre de la rectifier (codes détecteurs et correcteurs d'erreurs).
Les limites de la densification
Ces opérations de réduction sont coûteuses. Elles ne sont que partiellement automatisées et automatisables, du moins à un instant donné. Au terme du processus, on imagine l'abstraction d'un capital d'objets purs, totalement additifs et réutilisables, sans redondance, exploitables pour toute utilisation, sans biais idéologique ou intéressé... En réalité le noyau dense... a toujours une densité finie. Il est marqué par des structures étrangères à son contenu: les objets doivent être affectés à des mémoire, la redondance doit être organisée, les voies d'accès (catalogage, indexations...) doivent être déterminées. Bref, l'hypermonde reste incarné dans le monde: quoique l'on fasse, il est quelque part et à un moment, il occupe un certain espace, une certaine quantité de matière, il reste chargé de nos préjugés. Hélas... ou, tant mieux!
Un modèle "général" à sept niveaux
Pour préciser ce concept de niveaux, nous avons été conduit à en définir sept. Pourquoi sept... par commodité et par référence à une longue tradition et au modèle OSI.
Ce modèle, comme tout autre, est simplificateur. Mais il s'est avéré fécond dans nombre de nos réflexions, et nous le proposons donc à notre lecteur. En espérant qu'il lui sera utile, à lui aussi. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire d'acquiescer à mes positions hasardeuses sur le quatrième niveau pour profiter de l'idée générale de ces niveaux.
Voici les sept niveaux, dont nous préciserons peu à peu le contenu. Il s'agit de niveaux de représentation, donc de niveaux dans l'hypermonde. Mais nous verrons que le réel s'y emmêle inextricablement.
- Niveau 1. La matière. Inaccessible sinon par une extrapolation au delà de toute trame.
- Niveau 2. La trame. Le monde vu à travers une première grille d'interprétation. Par exemple le découpage d'une image en pixels (picture elements).
- Niveau 3. Le mot, le syntagme. Les premiers regroupements de pixels. Caractères, mots du langage ordinaire.
- Niveau 4. La forme. Le langage formel. Ou, équivalemment, la machine et donc, en particulier, l'automate.
- Niveau 5. Le discours. Déjà généralisé par rapport à la machine générale.
- Niveau 6. Le paradigme. Mais aussi la mantra, le mot-clé, le principe premier.
- Niveau 7. L'Esprit. Le transcendantal. Aussi inaccessible que le niveau 1 sinon, de même, par passage à la limite. Le sujet transcendantal. Dieu.
Ce choix de niveaux pourra sembler bien arbitraire, et même totalement gratuit. Nous ne serions pas capables d'en donner une justification formelle, ni d'en prouver la validité ou la cohérence formelle. Mais il a été pour nous efficace. Le lecteur jugera. Parmi nos inspirateurs, citons au moins le modèle de norme de réseaux OSI, Castan, Maritain (Les degrés du savoir) et le premier chapitre de la Bible: "Au commencement, tout était informe et vide. Et l'Esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu dit...". Nous allons maintenant parcourir les niveaux, du bas vers le haut.
Niveau 1, la matière.
La matière "première" est une limite, tout autant que l'Esprit. C'est ce qu'il y a au dessous de tout notre effort de connaissance comme d'action. Le ça à l'état pur...
Aussi sa définition est-elle négative. La matière, c'est l'absence de forme, l'informe. Le continu. Le donné. La brume et le flou complet. Pour les mathématiques aussi, le réel, le "nombre réel" n'est obtenu que par un passage à la limite, au terme d'un cheminement à partir des entiers positifs, puis relatifs, puis des rationnels, avant le grand saut de la construction de R et de ses puissances, autrement dit de la droite et des espaces à autant de dimensions qu'on voudra.
La matière est porteuse de la quantité, de l'étendue, du temps, de la masse, de l'énergie. Tout cela s'échange comme l'ont montré les formules de la relativité dont le célèbre E= mC2. Plus nous nous élèverons au dessus d'elle, et plus nous dégagerons de ces composantes quantitatives. Dès le niveau 2, celui de la trame, il ne restera plus que le nombre, et même le nombre entier.
La matière a aussi des traits négatifs: c'est "la merde". Encore que l'excrément soit déjà structuré. Et que la crotte de l'un puisse devenir aliment, ou combustible, pour l'autre. Cette connotation négative s'explique mieux quand on parle de réalités sociales, ou psychologiques. La "massification" d'un groupe humain c'est effectivement la perte de son humanité.
Ce niveau n'est pas pour autant méprisable. Pas d'existence sans incarnation dans la matière. Pas de communication avec l'autre sans contact matériel, si indirect, si médiatisé ou si immédiat qu'il soit. Seul Dieu, et c'est une limite. Et les anges, mais ils sont bien mystérieux. Et les scolastiques ont toujours posé fermement: "Nihil in intellectu nisi prius in sensu", rien dans la tête qui ne soit passé par la peau.
Niveau 2, la trame.
Ce concept de trame est familier à tous ceux qui manipulent des images digitalisées. La surface est divisée comme un damier, et chaque point, ou pixel (abréviation pour picture element) prend une certaine valeur: noir ou blanc dans le cas le plus simple, plus ou moins gris dans les images "modelées" ou, mieux encore, d'une certaine couleur.
La plupart des sciences et des techniques se définissent ainsi un élément limite, le plus fin possible. Pour la physique classique, c'était l'atome. Les musiciens ont la note. Les linguistes en ont toute une série: phonème, lexème, graphème, sème et même sémème. Pour le sociologue, c'est l'individu. Les financiers ont un superbe atome, l'unité monétaire. Et les informaticiens ont le bit, le nombre binaire.
La trame ne colle jamais exactement au réel. Une image pauvrement digitalisée remplace les obliques par des escaliers (phénomène qualifié d'aliasing). Même dans des objets aussi artificiels que la typographie, l'atome que représente le caractère souffre quelques pertes d'individualité dans sa réalisation, avec les "ligatures" (& pour et), les soulignés, etc.
Plus gênant encore, le réel a parfois une trame ou un grain naturel qui interfère (au sens précis des physiciens) avec la trame du modèle. D'où des effets de moire, de diffraction, etc. On n'en sort qu'en prenant une matière plus fine, ou en travaillant avec une trame plus fine, suffisamment pour "rendre le grain", etc.
N''espérons pas rendre jamais parfaitement le réel. Heisenberg a montré avec ses "relations d'incertitude" qu'il y avait des limites à notre connaissance de la position ou de la vitesse des particules. Ce qu'on exprime encore en disant que "le réel est d'une complexité infinie".
Techniquement, on passe du réel à la trame en "appliquant" la trame sur le réel, et réciproquement. Trame d'un capteur, "pas" d'un actionneur. La trame est a priori supposée s'étendre indéfiniment. Ma matrice de pixels, en théorie, n'a aucune raison de s'arrêter aux limites de mon écran. Mais en pratique, il y a toujours ici encore une finitude. Douloureuse, parfois. Mais pratique.
Niveau 3. Le mot.
Je pourrais dire aussi la molécule, ou le syntagme... Bref, ce sont les premiers assemblages, locaux, d'éléments de base. Le mot fait bien image, avec cet assemblage élémentaire d'un certain nombre de caractère. Mais je peux considérer le caractère comme un ensemble d'éléments (hampes, boucles), ou encore de pixels.
Le niveau 3 peut se décomposer, autant que nécessaire, en sous-niveaux: au dessus du mot, la proposition, la phrase, le paragraphe, le chapitre, l'ouvrage entier, la bibliothèque, l'ensemble des livres...
C'est même dans l'organisation de ces niveaux, et des objets entre les différents niveaux que se situera souvent l'action, l'ingénierie. Le niveau 3 est un de ceux ou, en quelque sorte, nous "faisons quelque chose", alors que le réel est un terme, la trame un principe posé d'avance.
Une des activités majeures consiste en échange avec le niveau de base: la synthèse, c'est le remplacement d'un objet par l'ensemble des pixels, phonèmes... qui vont le concrétiser, et qu'il n'y aura plus qu'à transférer au niveau 1, moyennant généralement une certaine amplification, pour le faire exister sous mes yeux ou ailleurs.
En sens inverse, le regroupement progressif des pixels en objets de base puis en sous ensembles de plus en plus puissants constitue le niveau bas de la vision, de même que l'action politique consiste pour une bonne part à regrouper les opinions en tendances et en partis.
Niveau 4. L'objet, mais aussi la machine
C'est le niveau magique. Celui où se rejoignent l'organique et le fonctionnel, le transcendant et l'immanent, l'abstrait et le concret, le formel et le matériel des scolastiques. Et c'est là aussi, magie suprême, que le formel devient autonome. Enfin, c'est l'axe du "progrès".
Cependant tout cela ne serait parfait que si la forme était totalement pure, le formalisme totalement abstrait, l'objet totalement objectif. Ce n'est jamais le cas Le niveau 4 est donc lui aussi une limite, définie négativement. Mais qui, aussi, se construit progressivement. Décrivons quelques aspects de ce niveau central.
A. Le binaire pur
Pour devenir purement formel, l'objet devrait s'affranchir de toute analogie avec quoique ce soit. De toute localité. De tout réalisation matérielle. De toute fonction.
De tout créateur et, à la limite, du Créateur lui-même. Elle se construit donc par une série de ruptures, de séparations, en particulier les suivantes:
- rupture de la représentation avec le représenté; la carte n'est pas le territoire; "Ceci n'est pas une pipe" (titre d'un tableau de Magritte représentant, de manière très réaliste, une pipe);
- rupture de la représentation en élément aussi fins que possible: caractères, puis pixels;
- rupture de tout lien analogique entre la valeur d'un pixel et la valeur de l'objet ou de la partie d'objet à quoi pourrait correspondre ce pixel; les bits donnant la valeur d'un pixel doivent être un pur code, et non pas directement une valeur "numérique" (C'est pourquoi d'ailleurs je considère comme fâcheux que l'on ait décidé officiellement de traduire le "digital" anglais par "numérique").
- rupture de tout lien avec les "valeurs" au sens éthique et transcendantal des niveaux supérieurs; l'objet est amoral. Une information aussi purement binaire est une limite aussi, car il faut tout de même que le sens des bits soit donné par une "position", et on voit mal comment cette position pourrait être définie autrement que par un résidu de "localité" difficile à trouver ailleurs que dans les niveaux inférieures et finalement dans la matière elle-même.
Un certain nombre de formalismes approchent de très près, et avec une grande puissance, cette pureté. Citons la logique formelle et l'axiomatisation des entiers. L'un et l'autre convergent vers le binaire. Et je ne me lasserai jamais d'admirer qu'avec des bits, des zéros et des uns, des oui et des non, on parvienne en quelque sorte, quoique peu à peu, à tout reconstruire, comme le prouve amplement l'universelle pénétration de l'ordinateur et de l'informatique.
Autres exemples importants:
- la "grammaire générative", entre le paradigme, l'intention du discours, et le syntagme, ou groupe de symboles linguistiques.
- la machine sociale, c'est à dire l'organisation et la constitution des institutions. Noter par exemple le caractère "digital" de la séparation des pouvoirs.
B. L'organique et le fonctionnel
Dégagé de toute analogie, l'objet épuré peut s'appliquer à représenter, à exprimer, à relier... aussi bien les éléments de niveaux inférieurs, définis par une localisation, par une réalisation "organique" (au sens de l'analyse organique des informaticiens, mais aussi de l'organe biologique), que les niveaux supérieurs, que l'on peut qualifier de fonctionnels, ou téléologiques.
Mais aussi, du fait que la formalisation n'est jamais complètement achevée, qu'il y a toujours comme des "adhérences", il ne peut jouer parfaitement son rôle d'interface entre fonctions et organes, fins et moyens. Il reste toujours des "adhérences", des incohérences, des "opacités". De même, à un certain niveau de pureté, opérateurs et opérateurs se confondent.
C. L'automate
"Et pourtant, elle tourne". Toute machine, et toute forme pure, ou suffisamment pure, est aussi une machine. Or toute machine d'un niveau de complexité suffisante nous échappe, prend une certaine autonomie. Non seulement, comme le disent les informaticiens "tout ce qui est formalisable est automatisable", mais de fait, tout ce qui est formalisé s'automatise.
Comment? L'explication n'est pas si mystérieuse: formaliser, c'est transférer à un mécanisme la structure d'une de nos activités. A un moment donné, le transfert est si avancé que l'homme ne devient plus qu'un simple moteur, il n'a plus qu'à pousser un bouton, à tourner une manivelle.
Comme l'écrit Sismondi (Nouveaux principes d'économie politique, Paris 1819): "Il ne reste plus qu'à désirer que le Roi, demeuré tout seul dans l'île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l'ouvrage de l'Angleterre". Et pourquoi, finalement, ne pas supprimer cette ultime manivelle et libérer le roi?)
Ainsi, depuis le moulin à eau ou à vent jusqu'au moteur électrique ou à l'horloge à quartz, il n'y a plus qu'à se dégager de cette activité sans intérêt.
Pour parler comme les automaticiens, à passer de la boucle ouverte la boucle ou fermée. Ou, en termes informatiques, à supprimer du "if... goto" les paramètres qui devaient encore être fournis par un opérateur extérieur. Et, si la machine était purement informationnelle, elle n'aurait même plus besoin d'apport externe d'information, elle serait le mouvement perpétuel. On peut dire encore que la machine comme, coupure, objet séparé des autres, et elle-même parfaitement décomposée dans ses composants comme dans son processus de fabrication, est par là même sans pertes, sans frottement. Le mouvement perpétuel en est la conséquence inévitable.
D. Le progrès
C'est à ces niveaux et à leur relation qu'apparaît le maximum de complexité. Plus bas, elle est dissoute dans la trame, répétitive, trop pauvre structurellement. Plus haut, elle se résout dans l'union moins différenciée Si la machine est digitale plus que numérique, elle est tout de même le royaume de prédilection pour le nombre.
Comme elle est parfaitement décomposable, on peut mesurer sa complexité (je mets entre parenthèses les paradoxes profonds inhérents à cette notion). La manière la plus simple est de considérer que la machine est isomorphe à une longue chaîne binaire et à prendre la longueur de cette chaîne comme mesure de complexité.
C'est donc à ce niveau 4, fondamentalement mesurable, que l'on va pouvoir évaluer l'évolution du monde. Et constater que la complexité des machines s'accroit, et que l'on peut appeler cela progrès, en restant totalement lucide sur le sens de ce progrès: il n'a pas à proprement parler de sens. Mais il peut se constater. En première analyse, la loi de Moore suffit: la puissance d'un processeur double tous les deux ans.
Cela dure depuis vingt ans et n'a aucune raison de s'arrêter de longtemps. On peut même prolonger la courbe dans le passé, à la manière de Moravec par exemple.
Le niveau 4 est aussi celui du déterminisme (Ellul). Et celui où tous les être se fondent, peut être, en une seule machine, selon Ashby.
Par rapport à ce niveau 4, les autres niveaux sont "semi-structurés". Les deux extrêmes ne sont pas structurés du tout (1 et 7). Les proches sont assez fortement structurés (3 et 5), les éloignés sont faiblement (2 et 6). Mais, vers le haut, la structuration est toujours globale, vers le bas, elle est toujours élémentaire. La différence est capitale.
Niveau 5, le discours
La représentation se réduit encore, en se dispensant des contraintes du formalisme, et en renonçant du même coup à l'automatisme. D'ailleurs c'est la seule solution quand on ne sait pas formaliser. Les sciences humaines, donc... et les systèmes experts tentent de faire monter la machine jusqu'à ce niveau.
On s'éloigne aussi de la transparence. Avec le discours, apparaît l'inconscient, de même que le flou... A la grammaire formelle se substitue la règle informelle, mais pas forcément moins contraignante. Emerge la philosophie, effort pour s'élever vers les questions essentielles, celles du niveau 6. C'est qu'a partir de ce niveau, l'on commence à boucler non plus sur la machine, mais sur l'homme lui-même, sur l'être.
Enfin, libérés de la localité depuis le niveau 4, la pensée s'élève vers l'universel.
Niveau 6. Le paradigme
Maintenant la pensée commence s'élever vers les hautes sphères tout en plongeant dans les profondeurs de sa conscience. On s'éloigne non seulement du local et de l'énergétique des bas niveaux, mais aussi séparations et des formalismes du niveau 4 comme de ses automatismes. Les mots se font plus rares. C'est la méditation, le désert, le silence. Oh, désert habité. Grandes émotions, grands sentiments, mais aussi le cloaque. Les représentations se font plus rares. Quelques mots. C'est un peu beaucoup demander à l'homme, et sans cesse on repart du niveau 5. "La compréhension du dogme est la voie ordinaire de la contemplation" écrit Thomas Merton (Seeds of Contemplation).
Mais ce peut être aussi la joie du "beau" théorème mathématique. Et au delà?
Niveau 7. L'Esprit
Au delà des mots, l'ineffable. La négation du fini. L'essentiel est de ne jamais confondre un mot, un objet du niveau 6, si sublime soit-il, avec le transcendant. Le respect absolu n'est dû qu'à l'absolu lui-même. Et si certaines religions osent le nommer, c'est par autorisation particulière, nous en reparlerons dans le dernier chapitre.
Je ne dois jamais confondre l'absolu avec aucune des formules qui le représentent: il n'y pas de principe absolu, pas de mot, pas d'idole. L'Esprit est toujours plus haut. En hébreu, on ne prononçait pas le nom de Dieu. Le niveau 7 est une polarité, un point de convergence, intellectuelle aussi bien que morale. Les scolastiques disaient "Omnes virtutes ad perfectionem convertuntur": toutes les vertus se rejoignent quand elles s'approchent de la perfection. D'autres ont dit plus simplement: "Tout ce qui monte converge".
L'Esprit? Mais ce n'est pas seulement Dieu. Tout sujet, et en tous cas tout sujet humain, est "transcendantal", porteur d'une valeur infinie. Alors, le niveau 7, n'est pas Un, mais des milliards, et de plus en plus de milliards!
Or la coexistence de plusieurs milliards de transcendances pose des problèmes bien concrets. Même réduit à un numéro, il faut déjà 9 chiffres décimaux, soit une trentaine de bits pour l'identifiant le plus élémentaire. Donc une structure de base assez puissante pour porter trente bits. Ce n'est pas si simple. Même le problème de la reconnaissance de l'autre (au regard : je te reconnais, je reconnais ton regard, ton pas...) n'est pas évident dans une telle multitude.
Et où irons nous si je généralise le statut de sujet transcendantal à tout animal (voir Brigitte Bardot), et pourquoi pas à toutes les plantes, et jusqu'à tous les atomes, comme Teilhard de Chardin le suggère? De même que le niveau 2, la trame, aura toujours du mal à rencontrer le niveau 1, la matière, de même le niveau 6, le paradigme, aura toujours du mal à rencontrer le niveau 7, l'absolu.
Un modèle symétrique ?
Il y a une sorte de symétrie entre le haut et le bas. L'Esprit est tout aussi déstructuré que la matière. Le paradigme aussi dépouillé que la trame, et c'est même une autre sorte de trame. Le discours est un jeu, lui même hiérarchisé, de groupes tout comme les syntagmes. Et bien sûr, le niveau 4, dans sa pureté géométrique, est symétrique en lui-même. Mais ici, nous faisons de la poésie plus qu'autre chose.
Si la distinction entre les niveaux a quelque chose d'arbitraire, elle est indispensable, sous cette présentation ou sous une autre, pour clarifier la pensée comme pour libérer les esprits. Comme la séparation des pouvoirs pour la démocratie. Distinguer pour unir, dit Maritain. Tout mélanger, c'est aller vers le totalitarisme.
Ce modèle va nous servir à structurer l'hypermonde, et chacun son hypermonde.
L'interface homme-hypermonde
Entrer dans l'hypermonde, vous l'avez vu, c'est d'abord se mettre en relation avec lui: coin avec écrans ou combinaison. Etudions de plus près cette "interface". Mais, une fois passés de l'autre côté du miroir, une fois oublié le média pour atteindre l'hypermonde lui-même, la relation se polarise sur le contenu de l'hypermonde, sur les objets que nous y rencontrons. Nous avons déjà longuement montré la diversité de ces objets. Nous allons préciser le type de relations que nous allons nouer avec eux.
L'hypermonde m'écoute
Pour l'hypermonde, je suis un objet matériel comme d'autres, particulièrement intéressant, certes (Ne faisons pas de complexes). Il perçoit ma position, mes mouvements et d'autres paramètres comme le son de ma voix grâce à de nombreux capteurs, regroupés dans ma combinaison ou sur le poste de travail. En particulier les "jauges de contrainte" ou les accéléromètres incorporées aux gants pour repérer les mouvements de mes doigts.
Toute la panoplie des moyens classiques de commande des machines s'est intégrée aux interfaces, en fonction de l'efficacité, des habitudes, de la culture: joystick cher aux amateurs de jeux électroniques, souris de la bureautique et, pourquoi pas, le bon vieux clavier, soit matériel, soit simulé dans l'image de l'hypermonde.
Dialoguer avec la voix, cela viendra sans doute, bien que cette désir très ancien n'ait, jusqu'à la fin du XXème siècle, jamais réussi à devenir vraiment efficace, alors que les technologies de base soient suffisantes depuis au moins les années 70.
La vision est devenue pour la machine son principal moyen de dialogue avec l'homme: elle me regarde et investit beaucoup de puissance comprendre ce que je veux faire, ce que je veux dire. Ce canal de communication est puissant, rapide, peu contraignant pour moi: ni gant ni pantalon ni même fil! Mais les humains ont longtemps eu peur de ce regard "froid".
L'audace de quelques pionniers, les excellents résultats obtenus ont convaincu le marché. La vision des machines, comme l'ont prouvé les spécialistes de robotique, au sens classique (deux caméras ou plus pour reconstituer le relief) peut être sensiblement perfectionnée par le laser ou par les ultrasons. Ils lui apportent une vision du relief précise au centimètre près. Un point intéressant pour l'évaluation des gestes manuels en particulier.
Faut-il aller jusqu'à des capteurs de paramètres non directement maîtrisés par la volonté? Comme ceux des "machines à détecter le mensonge" (mesure de l'humidité des mains, des pulsations cardiaques, repérage du stress par les modifications du timbre de la voix, etc.) ? Le dialogue s'enrichit, la réactivité du système s'améliore, les espaces s'animent plus naturellement. Mais attention si d'autres personnes ont plus ou moins accès à l'espace: elles pourraient ainsi pénétrer mon intimité plus loin qu'il n'est souhaitable.
Le capteur n'est que le niveau de base. Il faut que l'hypermonde comprenne mes ordres, et même mes intentions éventuellement. Derrière le geste, ou le mot, il doit comprendre "ce que je veux dire", le sens de mes ordres.
Prenons l'exemple de la souris sur un micro-ordinateur de 1990:
- le déplacement de la souris se traduit assez directement en mouvements du curseur; en revanche,
- le simple ou double clic sur la souris ne prend son sens qu'en fonction de la position du curseur par rapport aux objets et icones affichés à l'écran. Et si je m'entends si bien avec la machine, c'est que l'écran et la perception que j'en ai créent une sorte de communion que je peux utiliser par des mouvements très simples de la main.
C'est la structuration de l'écran en zones qui permet de passer de l'information élémentaire (un clic en un point déterminé) à une action déterminée par l'objet, le bouton présent à cet endroit de l'écran. Le "script" correspondant à ce bouton est une traduction en langage machine de mon intention.
Pour d'autres actions, l'ordre en lui-même ne suffit pas. Il faut encore que la machine soit sûre de qui donne l'ordre, et qu'il a l'autorité pour le donner. D'où des systèmes plus ou moins élaborés de mots de passe.
Dans l'hypermonde, cette méthode est rarement utilisée. La machine dispose de moyens sûrs pour me "reconnaître": reconnaissance du visage, de la voix, de la manière de bouger, de se servir du clavier. A quoi s'ajoutent la reconnaissance biologique (à la limite, mon ADN...).
Pour bien me comprendre, le système analyse mes réactions, mes gestes, même incontrôlés. Il a une certaine idée, un "modèle" de ce que je suis et de ce que je fais. Ce modèle de moi peut-être rudimentaire. Dans les systèmes informatiques d'hier, il était implicite: c'est le concepteur des ordinateurs et des logiciels qui se faisait une idée générale, ajustée par l'expérience, de ce qu'est un utilisateur normal, et moi en particulier. Tout au plus mon ou mes mots de passe me "représentent-ils" d'une certaine manière. Dès qu'on emploie un système du type gants/casque, il faut avoir une certaine modélisation du corps humain pour en présenter à l'écran les parties nécessaires.
Modélisation générale des mouvements, des membres et de leur apparence. Et modélisation concrète, en temps réel, de ma position.
Il s'avère efficace d'organiser le modèle selon les règles de la programmation objet: il y a une classe "homme", et j'en suis une instanciation particulière, avec mes caractéristiques physiques et psychologiques, le réseau de mes compétences et de mes relations, etc. Et cela descend jusqu'au détail de mes actions: le système sait ou j'en suis. Et quand je m'assieds devant les écrans ou enfile le gant, il peut reprendre le dialogue au point où nous l'avions laissé. Jusqu'où aller dans cette modélisation? Les recherches signalées par Kobsa vont loin. Elles visent surtout des applications pédagogiques: pour bien guider l'élève, il faut savoir ce qu'il a compris et ce qui lui échappe. S'il se trompe, il faut comprendre pourquoi (inattention, manque d'une connaissance importante pour la question, erreur proprement dite). Mais certaines modélisations plus "commerciales" se développent aussi. Par exemple, si un client demande à un système de réservation d'hôtel: "Y a-t-il une boite de nuit dans l'hôtel", et qu'il n'y en ait pas, on répondra selon l'âge du questionneur "Non, mais il y en a une à cent mètres" ou "Non, vous pourrez dormir tranquille".
On débouche sur des jeux de miroirs à l'infini: si le système me connaît bien, il connaît aussi l'idée que je me fais de lui. Or je me fais une certaine idée de l'idée qu'il se fait de moi... etc.
L'hypermonde se présente à moi
A travers des écrans et des baffles pour le son, des retours d'effort dans les gants et la combinaison, l'interface me présente la partie de l'hypermonde où j'opère, où je suis. Il s'agit d'une synthèse qui intègre:
- un espace général qui me permet de m'orienter; dans les jeux électroniques, cet espace est tantôt simpliste (le labyrinthe de Pacman), tantôt très élaboré (scènes de type Donjons et Dragons, par exemple); en bureautique, l'espace de base est la surface du bureau sur lequel viennent prendre place les documents comme les menus déroulants; dans des situations de travail matériel, l'espace peut être le lieu réel de l'action, présenté à partir de caméras placées sur le site;
- des objets et des personnages réels ou purement artificiels; le mélange des genres, amorcés avec Mary Poppins, devient la règle; les joueurs de Donjons et Dragons mélangent joueurs réels et "personnages sans joueurs"; l'atelier moderne associe des ouvriers humains et des robots, etc.
- une image de moi-même dans l'hypermonde; en informatique classique, cette image se résume au curseur qui indique "où je suis"; dans un hypermonde "réaliste", je me vois de façon plus détaillée; je vois mes mains agissant sur les objets, par exemple;
- des couches symboliques en surimpression, cernant le problème, facilitant ma navigation dans l'espace géographique comme dans l'espace des outils (voir Renault, système Sitère pour les garagistes); dans le cas où j'agis directement sur le monde réel, l'hypermonde cesse d'être le "fond" de l'espace, et n'y est plus qu'un ajout "transparent"; c'est le cas des projections sur le cockpit d'un avion de chasse, par exemple;
Finalement, il y a une certaine continuité entre les espaces purement artificiels (par exemple: casque et combinaison complète et expédition dans un espace imaginaire du genre Space Opera) et les espaces purement naturels, comme ceux des actes corporels élémentaires. Le naturel est toujours plus ou moins médiatisé par des objets, par le langage. Au cœur même de l'artificiel j'apporte toujours au moins le naturel de mon psychisme et des réactions de mon corps. Le corps se rappelle à moi par ses réactions hormonales, ses mouvements incontrôlés. Mais aussi par des perceptions difficiles à faire contrôler par l'hypermonde.
Si l'on n'y prend garde, il y a de gros écarts entre les mouvements que je perçois sur les écrans et les accélérations que je ressens par l'ensemble du corps. Cela peut être très perturbant.
Insistons sur le toucher! Quand j'agis sur les objets de l'hypermonde, je dois percevoir leur présence sous mes doigts, leur résistance à mes actions. Un objet matériel résiste à notre effort, selon son poids, l'accélération que nous voulons lui donner, sa souplesse et les liens qui l'attachent à d'autres objets. Rien de tel sur la souris, le joystick ou le gant. L'écart entre réel et virtuel devient alors sensible et gênant. D'ailleurs notre système neuromusculaire est construit pour jouer sur ces résistances... On introduit un "retour d'effort" sur la main ou le corps. Il ne s'agit pas de ramener l'effort réel, qui dans la plupart des cas serait énorme (ou au contraire, imperceptible, pour les micromanipulateurs). Il faut donc calculer adéquatement un retour qui soit psychologiquement satisfaisant et ergonomiquement efficace. Ce point a déjà été étudié dans des cas comme l'effort sur le volant d'une automobile.
Pour rendre le toucher le vêtement ne soit plus capteur seulement mais aussi actionneur. Il peut empêcher les mouvements impossibles dans l'hypermonde considéré. On complète par quelques gadgets, comme un ventilateur envoyant du vent sur la figure...
Pour les accélérations, on peut avoir un plateau se déplaçant matériellement dans une grande salle. Les systèmes les plus élaborés sont les simulateurs de conduite aérienne. Notons la possibilité d'actions "réalistes" annexes: mouvements appliqués au siège ou à la cabine (cas des simulateurs d'avions), vibrations, génération de courants d'air, de fumées, d'odeurs, modification de la température du local, etc.
L'hypermonde peut aussi m'informer "à mon insu". De même qu'il peut avoir des capteurs de mes émotions, il peut aussi m'envoyer des messages subliminaux, comme on sait le faire en vidéo.
L'intégration de toutes ces informations, de toutes ces présentations d'espaces et d'objet sous une forme cohérente, conviviale consomme à elle seule une puissance de calcul considérable. Une présentation "intelligente" suppose, de même que l'interprétation de mes intentions, un modèle de moi aussi élaboré que possible. C'est encore une consommation potentielle quasi-illimitée de "puissance machine".
La transparence
Concluons sur un objectif revendiqué par les concepteurs: la transparence. Un concept plus difficile qu'il n'y paraît au premier abord. La "transparence" et ses paradoxes L'interface doit se faire oublier, nous présenter l'hypermonde "comme si nous y étions", de même que les bons outils de PAO offrent le "wysiwyg" (What you see is what you get, ce que vous voyez est ce que vous obtiendrez sur l'imprimante). L'hypermonde prolonge ici un paradoxe développé par toutes les machines: d'un côté nous lui demandons d'être totalement transparente, d'être le pur véhicule qui nous transporte où nous voulons, la lumière qui fait jaillir les objets à la vue... De l'autre, pour progresser dans la maîtrise de cet univers, il nous faut comprendre les rouages secrets de la machine sous-jacente, si difficiles, ennuyeux, matériels, abstraits, mathématiques qu'ils paraissent.
La machine doit donc à la fois disparaître et se laisser percevoir. Du moins permettre l'un et l'autre selon les moments et les tâches. Paradoxe bien connu du peintre ou du musicien. L'objectif à atteindre, c'est la spontanéité sans freins de l'expression dans l'œuvre. Mais rien de plus difficile que le naturel et la simplicité. Des heures quotidiennes d'effort pour simplement bien descendre le bleu d'un ciel, bien frapper une note ou un accord.
Dans un hypermonde avancé, comment la machine se laisse-t-elle percevoir?
Il a fallu faire des machines capables de dévoiler progressivement leurs ressorts internes et jusqu'à l'intimité de leur système d'exploitation en fonction de la demande et des besoins de leurs utilisateurs. Depuis les génies de la programmation jusqu'aux interlocuteurs stressés, sans oublier les handicapés mentaux?
En fait, il y a toujours une certaine "distance" entre moi et l'hypermonde. Et le jeu des rapports que j'établis avec lui ne peut se réduire a la "relation homme-machine" des années 70. L'hypermonde n'est pas simplement un outil.
La compétition homme-machine
La montée des machines est-elle facteur de chômage? Ce thème a fait l'objet d'une énorme littérature (notons, parmi les ouvrages les plus récents, celui de Réal, après le classique Sauvy et des précurseurs comme Schuhl ou Lombroso).
Tentons une nouvelle analyse à partir de l'hypermonde. Quand y a-t-on besoin de moi? Quand vais-je m'avérer meilleur, plus performant, moins cher, que les objets artificiels?
Un fort développement de l'hypermonde va de pair avec une médiatisation par la machine de tous nos rapports avec le monde matériel. Sur le "terrain", ce sont essentiellement des robots qui travaillent. C'est le cas de toute la campagne. Les champs sont le domaine des robots. Les humains, d'ailleurs, y feraient plus de mal que de bien, véhiculant des miasmes, perturbant les grands ordres.
Les machines agricoles ont été robotisées. On a commencé par les télécommander une par une, puis avec les progrès de leur autonomie, de leur systèmes sensoriel, préhensile, adaptatif, la surveillance est devenue plus globale.
De même dans les sites miniers et industriels. Il n'y a plus d'humains sur le plancher des vaches, sur le carreau des mines, sur les chaînes automatisées, sur le parcours des chariots automatisés qui transportent les pièces d'un robot à l'autre.
Dans l'hypermonde, ma fonction, mon rôle, mon travail... se définissent donc par rapport à la machine. Mon travail ne peut commencer que là où elle s'arrête. Dans tout ce qu'elle sait faire, elle est plus fiable et moins chère que moi. Et donc c'est elle que tu choisiras, toi le client potentiel, pour satisfaire ton besoin, ton désir.
Heureusement pour moi, les machines ne sont pas infaillibles.
La panne des machines
Toutes les machines tombent en panne, un jour ou l'autre. De moins en moins souvent. Et parfois elles savent se réparer toutes seules (cas type: autoréparation d'un circuit de mémoire donc certaines cellules deviennent inutilisables).
Mais quand ce n'est plus possible, un être humain doit intervenir. La plupart du temps à partir de chez lui, de son environnement confortable, sûr, ergonomique. Mais parfois il doit "mettre la main à la pâte", "dans le cambouis", s'enfoncer dans la matérialité la plus lourde, voire la plus sale. Quelque chose entre l'égoutier et le chirurgien...
Fonctions de niveau élevé
Certaines limites actuelles de la machine dureront encore longtemps. Par exemple la difficulté pour elle de comprendre la voix, et d'une manière générale, de "reconnaître" les formes et objets dans un univers réel qui est toujours flou et bruité. C'est le thème de l'"intelligence".
L'hypermonde à faire grandir, le développement
Réparer, ce n'est pas passionnant. Heureusement, la machine n'est pas finie. Et mon rôle majeur, c'est de continuer à développer l'hypermonde. Dans l'hypermonde, une grande part du travail est créatif. Bien plus qu'aux siècles passés, où les tâches de routine sont considérables. Et encore faut-il que l'humanité ait envie d'être créatrice. A voir comment des millions de personnes s'avachissent devant de stupides émissions de jeu, on se prend à douter de la créativité humaine...
Comme pour le dépannage, la création se fait surtout dans l'hypermonde, à partir de lui. Le monde matériel et son écologie sont désormais trop fragiles pour qu'on y interfère trop fréquemment, sinon dans le jardin...
Le déplacement du front
Comme l'hypermonde se développe sans cesse, et de plus en plus vite, l'espace de travail ouvert aux hommes se déplace, un peu comme le front d'une mine, la lisière d'un défrichement. Mais le changement est qualitatif, ce qui m'oblige en permanence à évoluer, à me former:
- la part d'activité directement matérielle se réduit au profit d'activités internes à l'hypermonde (analogie du passé: les agriculteurs sont devenus employés de banque);
- les activités répétitives évoluent vers des fonctions de personnalisation, pour faire l'interface entre les hommes et la machine;
- une part d'activité salariée se développe aux limites de la sphère d'intimité (travail social, activités paramédicales, travail d'animation et de loisirs, travail culturel); c'est le domaine du "Un".
Mais vais-je pouvoir suivre le mouvement? Si le front se déplace vers l'abstraction, la très haute technicité, la suppression des routines au profit d'une créativité exigeante, ne vais-je pas finir par être exclu de l'hypermonde, au profit d'une élite toujours plus restreinte.
En fait le monde des années 90 accréditait cette vue. On voulait que 80% de la population ait le baccalauréat, et certaines entreprises prétendaient ne plus embaucher en dessous de Bac + 4 sinon Bac + 5.
La montée des abstractions
Une part du progrès de l'humanité se traduit par son aptitude à manipuler des objets de plus en plus abstraits. Mathématiques, ou philosophiques. L'aptitude à l'abstraction remonte aux origines de l'humanité. Elle fonde l'homme: pas de "sapiens" sans idées générales. Au moins par la négation des finitudes du monde matériel. Au moins par la négation essentielle qui reconnaît, sous une forme un autre, un "au-delà" du monde matériel, un "dieu", une "méta"-physique.
C'est dans l'expression des idées abstraites qu'il y a progrès. Par rapport au monde réel traditionnel, l'hypermonde à base électronique et informatique apporte: facilités logistiques, exécution, typographie (PAO), banques de données, calcul, moyens élaborés de dialogue.
A capacités intellectuelles données, on peut manipuler des objets de plus en plus complexes. Comme la poubelle du Macintosh met la portée de tous le concept jusque là abstrait de l'effacement d'un fichier magnétique.
Les hommes les plus doués pour l'abstraction pourront pousser encore plus loin leurs spéculations et leurs théories. Einstein s'appuie sur Gutenberg. Que diront les Einstein des hypermonde... On aura sûrement besoin d'eux pour maîtriser la complexité née du simple foisonnement des humains.
Quant aux moins doués, retardés scolaires, handicapés, ils pourront aller plus loin. A condition que la société le veuille, bien sûr, l'hypermonde devrait permettre à (presque) tous d'accéder à ses objets courants.
Il n'est pas facile de construire un "bon" hypermonde, ou de "bons" espaces dans l'hypermonde. Plus je les veux agréables, cohérents, efficaces, et plus je dois consacrer d'effort à leur conception, à leur implémentation, à leur développement, à leur maintenance.
Au cours des années 80-90, l'arrivée du Macintosh a fait prendre conscience des efforts nécessaires. Pour les habitués de l'informatique classique, le premier contact avec le Mac avait quelque chose de merveilleux. L'impression de rentrer enfin dans une informatique agréable, sympathique, conviviale.
Mais, assez vite, on percevait le fossé qui se creusait entre l'utilisateur et le concepteur. Il est plus difficile et plus long de réaliser une bonne application Mac ou Windows qu'une application classique PC ou transactionnelle.
Le noyau des "vrais" travailleurs
Le nombre des travailleurs vraiment engagés dans le monde réel (au sens classique) ne cesse de décroître. On peut parler d'un "noyau" qui ne cesse de se rétrécir, et de se durcir à la fois.
- au cours d'une vie humaine, la partie de véritable "vie active" se réduit, coincé entre des études de plus en plus longues et une retraite qui vient plus tôt
- pendant la vie active elle même, non seulement les temps de loisirs s'allongent, mais le temps de formation permanente vient encore réduire les heures effectivement travaillées
- globalement, une part constamment plus faible de la population est réellement d'un niveau de compétence et de stabilité émotionnelle suffisant pour jouer un rôle réel dans des processus de production à la fois abstraits, complexes et fragiles.
Dans l'hypermonde, les processus matériels de base sont devenus quasi-totalement automatisés et robotisés.
Il n'y a pas beaucoup à y intervenir, et il faut surtout éviter d'y faire des bêtises: l'hypermonde ne fonctionne qu'à l'électricité, et toute panne est fâcheuse voire catastrophique. La planète fonctionne aux limites de son écologie, avec une population nombreuse et des processus qui peuvent devenir rapidement catastrophiques s'ils sont mal conduits. On vit en permanence à la merci d'un Tchernobyl.
Les systèmes informatiques eux-mêmes sont à la merci de virus ou de pannes en cascade. Ils doivent être soigneusement protégés des amateurs, bricoleurs et hackers en tous genres, sans parler des fous et des criminels. Seuls des professionnels compétents et habilités doivent avoir accès à leurs points critiques.
Pas question de faire du sentiment et de laisser, pour éviter le chômage, des incompétents faire sauter la planète.
Si l'on pousse trop loin dans cet voie, on arrive à une situation inacceptable la survie de tous dépend de quelques ingénieurs, supposés compétents et sains d'esprit, pendant que les autres font joujou dans leurs hypermondes, exclus des vraies valeurs.
Et qu'on ne voie pas là une construction traîtreusement conçue par un homme ou une oligarchie ambitieuse et dominatrice. C'est une des pentes naturelles de la technologie. Il n'est pas évident qu'on puisse y échapper, mais il y a heureusement quelques pistes d'espérance.
Le retournement, la re-concrétisation
Dans l'hypermonde, est-il nécessaire de savoir programmer pour créer de nouveaux objets, donc pour avoir une existence originale, des initiatives, une personnalité? La réponse est claire: certainement pas.
Chacun peut créer... à la mesure de ses capacités et de son statut social. Les objets hautement complexes, ainsi que les grandes architectures impliquant un grand nombre de personnes, ou des parties substantielles de l'espace matériel, restent réservés à des professionnels qualifiés et mandatés.
L'opposition n'est plus binaire, entre programmeurs et utilisateurs. Déjà les créateurs d'Hypercard avaient introduit une catégorie intermédiaire: l'auteur, entre le simple "browser" (feuilleteur) et le programmeur proprement dit.
Un des aspects intéressants de la programmation "orientée objet" fut de bien distinguer une partie "externe" des objets et une partie "interne", cachée à l'utilisateur.
De ce fait, un objet complexe dans sa réalisation, mais simple dans ses fonctions, peut être utilisé sans problème par un non-initié. En revanche, seul le professionnel mandaté pénètre dans les profondeurs de l'objet: soit pour le créer, soit pour le réparer s'il s'avérait défectueux.
Autre aspect: la programmation "graphique". Les premiers essais n'ont pas été convaincants. Les "ordinogrammes" des premiers temps de l'informatique ne sont qu'une aide à l'analyse. Les systèmes en puzzle de Glinert (voir par exemple dans le livre de Kilgour) sont une recherche sans débouché pratique. Plus profonde, mais un peu dangereux, la création graphique de liens entre fichiers dans 4ème dimension. Mais on a progressé: la création d'outils de gestion avec le tableur Excel en témoigne.
L'histoire de Basic est édifiante. On peut dater les faits: montée du Basic de 1980 à 1985, quasi-disparition de 1985 à 1991, retour à partir de 1992 grâce à Visual Basic de Microsoft.
En revanche, les idéogrammes orientaux sont une fausse piste. Notamment parce qu'ils n'ont pas été construits de manière logique mais, de même que notre clavier Azerty, pour des raisons historiques aujourd'hui sans intérêt et au contraire gênantes.
On a trouvé mieux que la souris. Des stylets (système Penpoint annoncé en 1991), des pinceaux. Et l'on a su exploiter la couleur et du relief pour augmenter nos capacités d'abstraction.
Par ailleurs, il faut consacrer des efforts considérables pour concrétiser l'abstraction, pour présenter simplement la complexité, pour permettre à tous de prendre leur part dans les décisions qui mettent en cause le moyen central. Cela joue dans la conception même du noyau central et dans l'organisation générale du monde. Dans une certaine mesure, il faut précisément s'arranger pour qu'il n'y ait pas vraiment de noyau central.
Mais cela nous conduit à l'organisation des objets et des personnes dans l'hypermonde, à quoi nous consacrerons le chapitre suivant. Limitons-nous ici à deux conclusions.
Dans l'hypermonde plus encore que dans le monde traditionnel, les différentes formes d'objets, plus ou moins actifs, sont constamment en compétition avec moi; le front se déplace, toujours par conquête de nouveaux espaces par les objets artificiels et par création d'espaces vierges.
En un premier temps, la montée des objets artificiels s'est fait "aux dépens" des humains. Dans un deuxième temps, la monté est win-win, tout le monde y gagne... ou du moins pourrait y gagner si l'on organise adéquatement le monde et l'hypermonde.
Mais il n'y a pas que la coopération et la compétition "professionnelles". Les rapports entre l'homme et ses créations artificielles ont aussi un volet bien plus "chaud", passionnel.
Homme-hypermonde: une relation passionnelle
Je peux être plus ou moins actif dans l'hypermonde. Notons quelques paliers typiques:
- je me laisse guider passivement dans l'hypermonde tel qu'il m'est présenté, en faisant tout au plus quelques choix, quelques zappings;
- je navigue activement, en fonction d'un but; je réalise une enquête, par exemple; autrement dit, j'introduis dans l'hypermonde au moins un objet que je maîtrise, un équivalent électronique du carnet de notes, de la caméra du reporter;
- j'interviens sporadiquement dans les situations conjoncturelles qui se présentent, je discute avec les gens que je rencontre;
- j'interviens en profondeur, je modifie ou je crée des objets plus ou moins importants ou actifs, des personnages;
- je crée des univers complets (comme dans le jeu SimCity, où je suis à la fois politicien et urbaniste).
Etant donné que les objets de l'hypermonde sont eux aussi plus ou moins actifs, on peut imaginer des situations types:
- je suis actif dans un hypermonde passif, c'est le cas des outils, des prothèses;
- je suis passif dans un hypermonde actif, c'est le spectacle, le voyage organisé, l'école;
- je suis actif dans un hypermonde actif, et c'est tantôt la coopération tantôt la guerre, les multiples configurations des rapports de force
.
Qui est le maître?
C'est le balai devenu fou de l'apprenti sorcier, la révolte des robots. Et, très souvent (Levin, par exemple, mais aussi Orwell), la domination de tous par un ensemble de machines piloté par un individu ou une petite équipe despotique.
Une machine bien conçue ne se contente pas d'une exécution simpliste des ordres donnés. Elle tient compte du contexte. Elle intègre la sécurité. Elle "sait" par exemple que la destruction d'un grand fichier a des conséquences sérieuses, et que ma demande est peut-être le résultat d'une erreur, d'une inattention. Un système bien fait ne détruit rien de conséquent sans demander une confirmation appropriée.
Que l'hypermonde m'offre des outils, des partenaires de travail intelligents, capables d'initiatives, compréhensifs... c'est à la fois merveilleux et inquiétant.
Si la machine estime que je me trompe, en effet, que peut-elle faire? La gamme de ses réactions possibles est étendue, depuis la passivité jusqu'à l'intervention dominatrice.
Prenons l'exemple d'un traitement de texte, qui effectuerait les corrections d'orthographe au fil de la frappe. En cas de faute, l'éditeur:
- ne fait rien du tout (cas limite de passivité absolue);
- signale la faute sans plus;
- signale et s'arrête jusqu'à une action correctrice de ma part (qui peut être une confirmation de ma première frappe, si j'ai de bonnes raisons de penser que je connais mieux le vocabulaire de ce domaine que la machine, ou si je veux faire un effet particulier);
- indique la nature de la faute;
- suggère une correction;
- prend des dispositions pour que la faute ne se renouvelle pas, en m'obligeant par exemple à faire une série d'exercices);
- fait un petit bruit qui signale ma faute à mes collègues de bureau;
- signale la faute à mon supérieur hiérarchique (ou du moins met à sa disposition une statistique des erreurs pour chaque employé);
- m'envoie une décharge électrique pour me dissuader de recommencer;
- corrige dans le sens qui lui paraît bon en ne
- après un certain nombre de fautes, passe en mode "protégé" ou "assisté", ce qui me fera perdre de la vitesse et de la liberté, mais rendra mon travail plus fiable par rapport aux normes matérialisées dans la machine.
Certaines des attitudes
Ethique: ma relation à moi-même dans l'hypermonde
Je veux donc assumer franchement toute ma liberté. M'exprimer, me réaliser, créer. Mais exprimer quoi et créer quoi? La nature humaine? Au moment précisément où il y a crise des valeurs? Ou exprimer le monde, modéliser le monde. Mais quel monde?
Les problèmes d'éthique de l'hypermonde ne sont pas fondamentalement différentes de ceux du monde actuel, mais s'y transposent.
Tout n'est pas permis. Je dois me respecter moi-même
Dans l'hypermonde, en première analyse, tout est permis, puisque je n'atteins que des images, des représentations. Je peux tuer, faire sauter la planète, copuler sans risquer d'attraper le Sida et sous les formes les plus bizarres. Mais il reste toujours au moins un objet réel que je dois respecter: moi-même. Je peux faire le mal dans l'hypermonde, mais jamais tout à fait sans conséquences sur ma psychologie. C'est la première piste. L'hypermonde a ses abîmes, ses drogues psychologiques qui relayent les drogues chimiques du monde matériel. Je dois gérer mon plaisir, ma fatigue. Ma mort, un jour.
Respecter les objets de l'hypermonde
Plus subtilement, je dois aussi respecter l'image de moi qui se construit dans l'hypermonde. L'image que les autres voient quand ils me contactent, selon des modes plus ou moins directs. Comme disait ma grand-mère: "Quand on est jeune, il faut s'entretenir pour plaire. Quant on est vieux, pour ne pas déplaire". La machine elle-même appelle un certain respect: "Comme on fait son lit on se couche". Je dois respecter mes prothèses. La domotique est une forme de prothèse riche, englobant. Une forme de réflexion sur moi-même.
Un bricolage révélateur. Et quand je mourrai, je laisserai mes prothèses à mes héritiers. Comme un fossile sa cuirasse.
La relation à la nature
Dans l'hypermonde, je dois aussi préserver mes relations à la nature, pour ne pas dire la nature même. La nature physique et biologique des écologistes. Et plus encore la nature humaine. Et d'abord, garder un certain contact avec le monde extérieur. Asimov a montré dans "The Caves of Steel", les cavernes d'acier, le cauchemar d'une humanité à qui ferait peur la simple exposition au grand air. Ainsi s'est expliqué, au fil des siècles, la mode des bergeries sous Louis XV, du "retour à la terre" au XIX siècle, et jusqu'à la culture des plantes vertes aujourd'hui.
Reste à réfléchir sur ce qu'est la "nature"! La bergerie des Cévennes dont ont rêvé maints parisiens en quête de retour aux sources est déjà un univers hautement artificiel. Ce débat est toujours à reprendre.
"Là où est le ça, Je dois advenir". Ce résumé fondamental de la morale par Freud se traduit clairement dans l'hypermonde. Je dois intégrer tous les éléments de ma conscience, de la zone de l'hypermonde où je vis et que je construis.
L'intégration, la recherche de la cohérence est une démarche permanente de tout être humain, qu'il mène en lui-même et à travers le monde extérieur, désormais essentiellement médiatisé par l'hypermonde. Je vais donc chercher à rendre l'hypermonde cohérent:
- le monde extérieur (vérité, clarté au sens de Maritain dans Art et Scolastique)
- en lui même, sa cohérence interne, son harmonie, son intégrité (rien ne manque). Intégrer les "machines" et non pas se laisser décomposer en machines séparées.
La montée de niveaux
La cohérence ne suffit pas. Il faut monter. Autrement dit, le sujet transcendantal doit organiser, mobiliser tous les niveaux inférieurs. Ambition infinie, impossible, mais ambition féconde. Qui donne sens à ma vie.
Le sens, c'est la montée de niveaux. Et secondairement seulement le "progrès" au sens du niveau
Je dois en permanence tenter de m'élever, de manière cohérente, depuis la brume et le cloaque jusqu'à la maîtrise. En nous référant au modèle à 7 niveaux décrit en annexe, l'éthique peut s'analyser comme suit.
En 1. Echapper au cloaque, à la brume, à l'inexistence.
En 2. Me voici dispersé, je dois clarifier mes idées, organiser mes actes.
En 3. De la dispersion dans les objets élémentaires, de la possession irrationnelle des bibelots, assurer ma cohérence globale.
En 4. Prouver que je ne suis pas une machine, que je n'ai pas l'esprit de système. Ou, analogiquement, que ne suis pas une "bête". Accès à la finesse, à l'instinct.
En 5. Me centrer
En 6. Renoncer finalement à tout pour atteindre l'absolu. Le Nada des mystiques.
Mais je dois aller aussi en sens inverse.
De 7. Je ne suis pas Dieu et je dois accepter ma finitude.
De 6. Je dois parler, m'exprimer autrement par un cri primal, une mantra ésotérique et propre à moi-même
De 5. Mon discours doit devenir opérationnel. Prouve que je suis capable de produire des machines.
De 4. Ma machine doit s'organiser en sous-systèmes efficients, mon "analyse fonctionnelle" doit s'avérer faisable au niveau "organique"
De 3. Normaliser pour être performant. Mon analyse organique doit descendre jusqu'à la programmation, et à travers elle jusqu'au bit, à l'instruction élémentaire.
De 2. Etre en prise sur le réel. Prouver que j'ai une peau, une sensibilité.
Bref, chaque fois que je me repose à un certain niveau, je dois à la fois faire effort pour monter et descendre. C'est le sort de l'homme, âme et corps, animal raisonnable. Je ne peux renoncer ni à l'un ni à l'autre.
Mais il y a des conditions au mouvement comme à l'existence de chaque niveau. Pour qu'un niveau existe, il a besoin que le niveau inférieur soit dans un état approprié, et notamment :
- soit d'une taille suffisante,
- soit suffisamment dégagé, c'est à dire pas encombré par d'autres structures du niveau supérieur ; notion de disponibilité, d'écoute, de silence. s'il y a une certaine structuration préexistante, il faut qu'elle soit alors compatible avec les structures que l'on veut y écrire.
D'un point de vue éthique, c'est une traduction du vieil adage "une âme saine dans un corps sain". Pour servir des valeurs morales élevées, il faut déjà que je sois vivant. Et pour rendre service à mon prochain, il faut au moins que je ne sois pas à sa charge faute d'être capable d'assurer ma subsistance.
Mais il y a les cas "héroïques", où un niveau va croître malgré le manque des niveaux inférieurs. Les passivités de Teilhard de Chardin, l'ascèse nécessaire au sportif et à tout professionnel, le témoignage du martyr qui accepte la souffrance et la mort au service d'un idéal. On renonce au plaisir d'un certain niveau pour trouver la plénitude à un niveau supérieur.
Inversement, la santé des niveaux inférieurs a besoin des niveaux supérieurs. Sinon, c'est la maladie psychosomatique.
Par ailleurs, du fait du "gain", le développement d'un niveau supérieur va permettre la croissance du niveau inférieur bien au delà de ses limites "réelles". On pourrait en faire la définition même de l'hypermonde : mémoire virtuelle de l'ordinateur, espace ludique.
Certains types d'états d'un niveau donné vont "spontanément" pousser vers la montée/la construction des états supérieurs. Soit par manque, soit par excès. La nécessité rend l'homme ingénieux. La restriction de l'espace oblige à faire des architectures. Ou au contraire, l'espace "blanc" est trop grand, et on va y tracer des limites pour se ramener "à taille humaine".
Dans d'autres cas, compenser des déséquilibres, masquer des handicaps ou autres laideurs.
La relation à l'autre humain
De tous les objets naturels, l'autre homme est le plus important pour l'homme. Et les relations se diversifient à l'infini: l'ami, l'aimé (ou l'aimée), l'enfant.
Dans l'hypermonde, la relation avec les autres hommes est de plus en plus médiatisée, sauf dans la sphère intime. Il faudra garder un équilibre entre la relation directe et la relation médiatisée. Je garde ta photo, les lettres que tu m'as écrite, la bande vidéo que nous avons tournée ensemble. Mais aussi je te tiens la main, je t'embrasse.
Tard. Dans la nuit. Encore une idée. Comme un spasme. Fulgurant. L'un mêlé à l'autre. Génial et horriblement douloureux à la fois. Le moniteur cardiaque en a eu presqu'un haut le cœur lui-même.
Enfin, il faut bien rêver. La fin s'approche. Tous mes fichiers, tous mes pointeurs, je les ai sauvegardés. Bon, c'est sûr. Détruire tout de même ces petits fichiers de saletés que je me gardais dans un coin. Même les intimes n'ont pas besoin de savoir ça.
Je ne trouve plus. Et puis j'ai trop mal à la tête. Attention, le moniteur me fait un petit clignotement amical, en haut à gauche de l'écran principal. Mais il sait comme moi qu'il n'y a plus grand chose à faire. J'ai reçu hier l'extrême-onction.
En physique. Mon neveu Emmanuel a bien voulu faire le déplacement, même pour un vieux progressiste dans mon genre. Il est évêque, et il l'a bien mérité. Et je l'aime bien même si je n'aime guère ces idées.
Allons, mon hypermonde, jouons ensemble, créons ensemble encore un peu. Un petit message. Sur l'écran j'aligne des photos des êtres chers. Souriez-moi une dernière fois. Et puis... j'aimerais encore une ou deux lignes. Une rime, pourquoi pas, cela aurait fait plaisir à ma mère, dont le petit dictionnaire de rimes, rouge, est toujours dans ce qui reste de ma bibliothèque personnelle. Dérisoire et amical.
Armand, Alex, Cyril
Et vous tous, fragiles
Marithé dans mon cœur
J'ai un peu peur.
Même,
J'aime...
Je n'ai pas été plus loin. Spasme. Le bon, cette fois. La main même ne peut plus agir sur le gant, pourtant sensible. Le moniteur a compris. Il clignote un peu plus vite, pour le principe. Et il a prévenu.
Non plus vraiment alerté. Il sait bien qu'il n'y a plus rien à faire. Sinon les dernières sauvegardes, le transfert du dernier mot de passe à l'héritier désigné.
Les voila qui viennent. Ferment les yeux. Disposent le corps. Font les transferts. Le fauteuil est vide. Les gants sensitifs reposent sur le pupitre.
Mais tant pis pour le corps. Dans l'hypermonde de mes intimes, de mes amis, de mes lecteurs, j'ai toujours ma place. Les automates que j'ai créés tiendront compagnie à d'autres amateurs, tiendront leur place dans d'autres vivariums. Je ne suis plus là, mais je suis toujours avec vous.
Organiser l'hypermonde
Dans l'hypermonde, je rencontre donc des objets de tous niveaux. Certains ont un haut degré de complexité comme d'autonomie: les êtres humains. Ils ont pris tellement d'importance que le monde "naturel" les entoure comme un fond de tableau.
Il s'agit d'organiser tout cela au mieux... dans la mesure où j'en ai le pouvoir, où nous en avons ensemble le pouvoir. Parlons d'abord de l'organisation des objets non-humains, et principalement des machines. Nous nous intéresserons ensuite aux groupes humains: l'équipe, la famille, l'entreprise, l'Etat.
Organisation de l'hypermonde des machines. Les architectures et l'urbanisme
Organiser les machines et leurs relations entre elles? La question est double: d'une part l'organisation des moyens techniques qui portent l'hypermonde, d'autre part les objets que j'y vois, indépendamment de leur implantation concrète.
Organiser les machines, c'est une question que je voudrais bien mettre entre parenthèses, considérer comme résolue, ou du moins comme d'un intérêt mineur. C'est de la cuisine. Je voudrais me consacrer à des tâches de niveau supérieur. Je pourrais éviter de "mettre les mains dans le cambouis" si la puissance des machines était infinie. Ou plus précisément si elle était tellement supérieure aux besoins, et aux désirs, que toute solution technique ait assez de puissance de calcul, de capacités de mémoire, de débits de transmission.
Or la puissance manque toujours. Il faut faire des choix. Il faut "bidouiller". Il faut s'intéresser aux détails de la technique. Que cela me plaise ou non. Et, en particulier, installer les moyens informatiques supportant l'hypermonde, ordinateurs, mémoires, lignes de communication, à un endroit ou à un autre. Et définir leurs relations.
C'est la tâche traditionnelle des informaticiens. Et l'on voudrait pouvoir se passer d'eux, car leur mentalité d'ingénieur n'en fait que rarement des champions de la relation humaine. Les plus doués pour la communication rêvent souvent de se débarrasser de ce rôle d'"officier des machines" pour se consacrer à des tâches plus nobles, au "métier de l'entreprise", par exemple. Or il reste toujours du travail au plan de la technique.
Au début des années 90, par exemple, le traitement de l'image consommait une telle puissance de calcul que l'on ne pouvait pas la répartir sur tous les bureaux. Dès que les utilisateurs avaient acquis la maîtrise de leur outil, ils en percevaient les limites. Ils réclamaient plus de convivialité, moins d'attentes, l'accès à des ressources nouvelles. Quant aux moins favorisés, individus ou pays entiers, c'est l'accès à toute forme d'informatique qui restait hors d'atteinte.
Autre exemple. Même si la technologie a beaucoup progressé, l'espace matériel et les contraintes techniques continuent de se faire sentir. Car de fortes puissances de traitement impliquent une grande rapidité de communication entre les machines. Or, la vitesse de la lumière ne peut pas être dépassée par nos signaux.
Si une machine fonctionne à 30 Mégahertz, par exemple (comme on dirait d'un moteur qu'il tourne à 30 millions de tours par seconde), comme la lumière va à 300 000 kilomètres/seconde, elle ne peut faire que dix mètres entre deux tours de la machine. C'est pourquoi les supercalculateurs les plus puissants sont matériellement des machines assez petites.
Mais bien d'autres questions se posent et se poseront. Parmi celles qui émergeaient au début des années 90, on notait le choix d'une "architecture des moyens de traitement de l'entreprise". Il s'agissait de choisir un modèle: après les modèles centralisés des origines de l'informatique, puis le modèle éclaté de la micro-informatique, on s'acheminait vers des solutions composites, par exemple le modèle "client serveur".
A l'horizon de 2050, dix milliards d'êtres humains vont avoir chacun un ou plusieurs ordinateurs, plus les automates et robots en tous genres. C'est une tâche énorme que de structurer les relations entre ces milliards de machines.
Des questions aussi difficiles, et à terme plus importantes, se posent dans l'organisation des logiciels et des données. Et cela nous conduit aux objets même de l'hypermonde, qui sont à terme l'essentiel, même si l'organisation du support matériel reste toujours posé.
Les objets logiciels se sont assimilé les objets matériels. La question n'est donc plus d'opposer le logiciel au matériel, le software au hardware. Ce qui demeure, c'est la nécessité de traiter les problèmes de bas niveau. Les joueurs de Go savent bien qu'on ne peut consacrer tous ses efforts aux grandes stratégies: il peut suffire d'un pion mal placé pour mettre en péril un vaste territoire.
Ne rêvons pas trop d'un hypermonde où l'on pourrait se concentrer exclusivement sur les tâches nobles, les grandes finalités, les beaux sentiments. Hommes nous sommes. Et nous aimons nous servir de nos mains, bricoler, oublier les grands problèmes dans la construction ou la manipulation des joujoux techniques. Selon les tempéraments, les rôles se différencient. Les uns préfèrent le court terme et le détail, la subtilité technique et le tour de main. Les uns aiment mieux les grandes synthèses, les vastes horizons de l'abstraction, l'animation et l'organisation des grands ensembles. Comment s'organise leur réflexion et leur action?
L'équipe, le petit groupe
Dans l'hypermonde, comment nous organiser pour bien travailler ensemble. Intéressons nous d'abord au petit groupe, à l'équipe. Une grande partie des réunions est médiatisée par l'hypermonde. C'est qu'on appelait hier la "téléréunion", la téléconférences ou la visioconférences. La simple télévision était déjà une forme importante de rencontre, même si elle était à
Comment organisons nous nos images respectives dans les présentations que nous nous offrons les uns aux autres. On peut se contenter de simuler une réunion réelle. Par exemple, chacun des participants, depuis son casque, voit l'ensemble des autres réunis dans un même lieu, présenté à tous de la même manière et en fonction de la position où il se trouve.
Mais on réalise aussi toutes sortes de présentations différentes. L'hypermonde est une chance pour certaines formes de handicaps relationnels. Hiltz et Turoff ont découvert par l'expérience que les téléréunions redonnaient une parité de chances à des personnes gravement blessées au visage, par exemple. Et aussi, que l'anonymat des pseudonymes redonnait leurs chances aux femmes dans l'univers machiste de l'entreprise (au moins de l'entreprise américaine à l'époque où elle écrivait).
Chacun des participants, par exemple, peut organiser une présentation à sa guise, où il a le fauteuil présidentiel, la bonne place, le beau rôle. Ici encore, le jeu des distorsions finit par se payer. Quand la relation se fait durable, qu'elle cherche à s'approfondir, les masques tombent. Cependant le jeu de la vérité a ses limites. Le vêtement fait partie de la vie sociale. L'hypermonde nous ouvre la possibilité d'autres systèmes vestimentaires, d'autres manières d'habiller notre image.
Cette organisation des réunions dans l'hypermonde consomme des moyens matériels et logiciels considérables. C'est ce que l'on peut appeler le "groupware" (Voir l'ouvrage d'Irène Greif). Il a mis longtemps à se développer au XXème siècle. On peut s'en étonner. D'ailleurs, un des traits marquants de ces décennies 70-90, ce fut leur incapacité à renouveler sérieusement la nature des rapports sociaux.
Les vieux modèles s'usaient, les murs et les conventions tombaient. Mais les espaces ainsi dégagés ne tiraient pas réellement profit des nouvelles capacités technologiques offertes à la rencontre. Les messageries, forme pourtant relativement simple de groupware, ne trouvèrent jamais leur "masse critique" tant qu'on n'y adjoignit pas l'image et un peu de voix.
Ce n'était nullement nécessaire techniquement. Mais le système clavier-écran restait dissuasif pour la majorité. De plus, les systèmes ne communiquaient pas entre eux. Il était donc trop mal pratique d'avoir à employer des systèmes différents pour différents groupes d'interlocuteurs.
Cependant le groupware parvint à progresser. Parmi les groupes importants, et remis en question dans les années 70-80, la famille a conservé son rôle central.
Elle a confirmé son rôle essentiel à la nature, à la culture humaine (note de l'auteur en 1991: c'est évidemment une hypothèse, ou au mieux une conviction).
La famille, au cœur
La famille, c'est le cœur de l'hypermonde. Education, sexualité, psychanalyse, cycle vital... Et le jeu n'est pas joué. Tout ici semble encore possible, tout pourrait d'ailleurs coexister. Depuis une conservation presque totale de la cellule familiale traditionnelle, peut-être même ré-étendue à une petite "tribu", une petite "maison" au sens antique, plus naturelle que la famille nucléaire actuelle. Jusqu'à la médiatisation totale par l'hypermonde. Poussons un peu la description de cette situation limite, même si elle prend des allures de cauchemar.
Techniquement, l'hypermonde permet de faire éclater totalement le couple homme-femme et même mère-enfant dans une médiatisation totale par l'hypermonde, depuis la conception in vitro jusqu'à une incinération sur place. Pour ceux qui font ce choix totalité de l'existence se passer dans un "cocon" de l'hypermonde, où jamais ils ne rencontrent d'autres êtres humain. Cette situation limite est rarissime.
Elle est d'ailleurs en principe interdite, pour protéger les enfants contre un abus de pouvoir des géniteurs ou des autorités de tutelle. Les lois de protection maternelle et infantile ainsi que la scolarisation obligatoire ont été adaptées à l'hypermonde, et préconisent le contact physique. Sauf nécessité médicale.
Cauchemar, rêve, phantasme... En tous cas, dans certaines de ses phases, réalité bien concrète pour certains d'entre nous. Dirai-je à un "bébé éprouvette" devenu adulte qu'ils n'aurait pas dû vivre? Tel ami, grand prématuré, ne doit de vivre qu'à d'incroyables "couveuses". N'avait-il pas droit à la vie. Dirai-je à cet oncle centenaire, avec ses prothèses mécaniques et chimiques un peu monstrueuses, qu'il est de trop?
Tout est affaire de limites. Et de limites qu'il faut définir et toujours redéfinir ensemble. Ne faisons pas ici le travail des comités d'éthiques, mais tentons de pressentir leurs débats. Plutôt qu'un discours froid, je vous propose une sorte d'autobiographie.
De l'enfant projet à l'aïeul modèle
J'ai d'abord été un projet. Et même la simple racine d'un projet, dans la dynamique d'un père et d'une mère. Le jour précis où ils m'ont conçu, ils avaient dans la tête, et dans le ventre, plus le désir et le plaisir que la volonté explicite de procréer.
Encore que, dans l'hypermonde, j'ai peine à admettre qu'une décision aussi importante que ma conception ait été laissée au hasard des hormones, des cycles de fécondité, de la chaleur d'un bon vin ou de la stimulation d'un spectacle érotique regardé à la télévision à la fortune d'un zap.
Je crois que j'ai été vraiment voulu. Quand ils ont fait l'amour, ce soir là, ils ont tout voulu et tout eu à la fois. Le plaisir, la tendresse, et l'enfant. Ah, je n'en suis pas tout à fait sûr. De leurs corps à corps, ils n'ont pas fait d'enregistrement! Mais, à en juger par leurs sourires...
Tout le monde n'a pas cette chance. On s'entoure aujourd'hui de tant de précautions pour procréer, que c'est quasiment un luxe de faire un enfant à la femme qu'on aime sans médiation d'une éprouvette quelconque.
Mes parents souhaitaient cette réalisation naturelle. Ils avaient fait tout ce qu'il fallait pour y parvenir. Préparation du corps et du cœur. Bravo, et merci. Mais je ne plains pas trop la plupart des gens de mon âge. Ils sont un peu plus "artificiels" que moi, et ne s'en portent pas plus mal. D'autres, sont même un peu trop naturels, si vous voyez ce que je veux dire.
Pas tout à fait de l'eugénisme et du génie génétique. Mais tout de même un projet. Mes parents avaient déjà un garçon et une fille, ils ont choisi d'avoir un deuxième garçon. Et ils ont fait rectifier immédiatement de petites anomalies génétiques remarquées dès que ma mère a été certaine qu'elle m'attendait.
Pour le reste, la couleur de mes yeux, de mes cheveux, je crois qu'ils ont laissé faire la nature. Ils n'ont pas trop voulu savoir. Laissé un peu faire "la providence", comme disait mon arrière-grand mère dans son langage d'une époque révolue. Un équilibre, donc. Ils m'ont voulu, mais ils m'ont aussi laissé être, à ma fantaisie, dès avant que je ne dispose du langage pour exprimer mes fantaisies.
La première fois qu'ils m'ont vu, papa et maman, c'était six mois avant ma naissance. Une image de synthèse à partir d'échographies et autres résonances magnétiques. Ils ont déjà commencé à m'aimer. En se demandant tout de même si la synthèse correspondait bien à la réalité. Et en regrettant déjà ma petite insuffisance digestive. Juridiquement, ma mère aurait pu décider d'avorter. Ou encore lancer une opération de rectification intra-utérine. Ou encore me faire transférer directement en couveuse et me "normaliser", comme on dit. Elle, et lui, n'ont pas voulu. Il n'y avait rien de grave. Je serais ainsi.
Déjà d'ailleurs, ils commençaient à se faire une petite idée de mon caractère. Toutes ces petites ondes que j'émettais, tous ces petits mouvements que je faisais dans le ventre de maman, ils étaient déjà méthodiquement, et maternellement, et paternellement, et amoureusement analysés.
Le jour de ma naissance... un difficile moment à passer, mais on n'en était plus à prôner la douleur pour la douleur... ils avaient tout préparé pour que mes yeux s'ouvrent dans un hypermonde bien adapté à mon tempérament.
Moi, le projet, j'ai commencé à me faire entendre. J'avais de la voix, et d'ailleurs les parents ont gardé quelques séquences de vidéo 3D qui ne laissent aucun doute sur la puissance de mes cordes vocales. Le projet, de biologique, s'est peu à peu fait éducatif. Mon hypermonde s'enrichissait au fil des ans. Mes parents coopéraient avec une équipe de spécialistes pour doser l'apparition des objets nouveaux, pour les adapter à la personnalité espiègle et non-conformiste qui s'est tôt affirmée.
Peu à peu, j'ai pris part à la définition de ce projet éducatif, à la recherche de cette vocation. Longtemps un peu indistincte. Ou focalisée au fil des ans sur le genre de stéréotypes qui plaisent aux enfants, aux adolescents: pilote de véhicule spatial, médecin, prophète...
Autour de moi s'étoffait, se personnalisait mon hypermonde à moi, avec mes mémoires, mes personnages favoris. Et de plus, en plus, mes souvenirs. Mes parents, l'école, la société y déversaient régulièrement des milliards d'octets, au fur et à mesure de ma capacité à les intégrer harmonieusement, à les maîtriser. Peu à peu aussi j'acquérais des droits sur les hypermondes collectifs. Je prenais part à des décisions de moins en moins anodines.
Et puis, un jour, nous avons célébré ma majorité. Avec un volet bien matériel, un bon vieux gâteau à bougies comme depuis si longtemps. Mais aussi un volet "hyper" bien explicite: les parents ont recopié dans mon hypermonde l'ensemble du patrimoine de la famille, ne se réservant que leurs souvenirs intimes. Avec mes frères et sœurs, nous avons fait un vaste partage.
Dans l'hypermonde de la ville, de l'Etat, je suis devenu un citoyen à part entière. Avec un service de défense nationale, et des impôts à payer (cependant longtemps compensés par les allocations d'études).
Peu à peu, j'ai commencé à gagner ma vie. A créer plus de valeur ajoutée que je n'en consommais. J'ai choisi de me spécialiser dans la conception hypermédiatique, avec une orientation formalisante et prospective, comme vous le savez. Nous en reparlerons d'ailleurs. Et puis un jour, au détour d'un hyper-voyage dans les Alpes, j'ai rencontré Marie-Thérèse et nous avons commencé à faire quelques ...projets.
Le problème, maintenant (excusez ce mot problème, froidement fonctionnel), c'est celui de mes parents, qui commencent à maîtriser plus difficilement leur interface. Peu à peu, d'un commun accord, nous l'adaptons. Ils ont le sentiment d'avoir eu leur part, joué leur rôle. Notre dialogue s'épure. Un jour, ils passeront la main, sublimeront définitivement leur projet. On leur a proposé un "downloading" de leur cerveau dans un système informatique. Mon père était tenté, un moment. Puis il a vu que ma mère préférait s'embarquer directement pour un monde vraiment autre. Et il a préféré l'y rejoindre.
Mais ils sont plus que jamais présents dans notre hypermonde. Avec vidéo en relief, on se croirait parfois encore hier, même si les enregistrements d'autrefois n'ont pas la qualité de ceux d'aujourd'hui. Ils ont eu une vie formidable, et j'ai l'impression qu'ils ont toujours quelque chose de nouveau à m'apprendre.
L'entreprise comme organisation
- Vous m'avez bien montré que l'on pouvait vraiment travailler dans l'hypermonde. Mais y a-t-il encore des entreprises.
- Bien sûr, bien sûr. Même si elles ont tendance à changer aussi vite que vous zappez sur votre téléviseur. Mais le concept d'entreprise demeure.
Laissez moi vous raconter une petite histoire avant de revenir aux conversations sérieuses.
De valeurs en valeurs
Dans la salle stratégique du groupe Seggouyb se prépare aujourd'hui le financement d'une exceptionnelle opération de travaux publics en Egypte. Il s'agit de construire, dans l'alignement de la grande pyramide, trois grands arches hélio-éoliennes. Cette nouvelle technologie, combinant l'énergie solaire et les courants atmosphériques, doit instaurer un nouveau régime de pluies sur le bassin du Nil, et résoudre ainsi le problème alimentaire de la population égyptienne, qui atteint maintenant 120 millions.
Les travaux seront réalisés par le groupe Seggouyb, British Builders Ltd et un consortium sud-coréen. Le budget s'élève à dix milliards de dollars. Le financement viendra de l'état égyptien (20%), du FMI (40%), de promoteurs privés (30%) et enfin d'un vaste Téléthon mondial.
Le tour de table, si l'on peut transposer cette expression à cet hémicycle tourné vers le grand panneau synoptique à cristaux liquides, est un peu inhabituel.
D'ailleurs, la réunion est purement "télé". Chacun est resté chez soi, mais affecte ses écrans à la reconstitution d'une salle identique dont le modèle a été téléchargé par les services de Seggouyb sur les coins hyper des logements de chaque participant. Et chacun a dû accepter le contrôle du bureau Veritas qui garantit que chacun est seul chez lui et qu'il n'y a pas d'auxiliaires cachés qui distordraient l'équilibre des forces.
Aux côtés de Nitram Seggouyb et d'un représentant du FMI, voisinent un ayatollah égyptien représentant le mouvement islamiste international et... Vania Céleste, la chanteuse, dont on attend beaucoup pour faire exploser les chiffres du Téléthon. On lui donnerait toujours quinze ans... Troublé, l'ayatollah demande qu'elle mette un tchador pour l'émission. Mais c'est le banquier lui même qui se charge de lui exposer les avantages... d'un peu de féminité pour émouvoir le cœur des téléspectateurs.
Chacun prend sa place. La situation de départ commence à s'afficher sur les écrans, puis la discussion commence. Le budget semble un peu court pour de tels travaux. Nitram Seggouyb, images de synthèse à l'appui, explique que les seuls coûts du gros œuvre doivent être réévalués d'au moins dix pour cent. Vania Céleste promet de se déchaîner plus encore qu'à l'habitude... et l'ayatollah commence à envisager, à contre coeur, de demander son soutien à l'Iran.
Le banquier transforme peu à peu les images en questions concrètes: "Une pyramide, plus trois grandes arches, plus sept minarets, plus les deux coupoles de Vania, au taux actuel de 9,3274 86651 net, cela fait combien d'écus, Monsieur l'ordinateur ?". "Etes-vous prêt à accepter des fonds japonais", répond le réseau. "La bourse de Tokyo est, selon nos prévisions, à la hausse pour 23 minutes encore, on pourrait donc y trouver facilement quelques milliards de dollars, si vous vous décidez vite". Tour de table.
Chacun introduit ses commentaires avec son périphérique préféré. Clavier pour le banquier, gant sensitif renforcé pour l'homme du bâtiment, chapelet électronique pour l'ayatollah et souris, bien entendu, pour la vedette.
Le logiciel de mise en consensus fait peu à peu à la synthèse. Il faut convaincre les Coréens de laisser entre dans la place l'ennemi héréditaire. Vania sourit.
L'ayatollah laisse entendre qu'il pourrait encourager des dissidents pakistanais à relâcher un ou deux otages, donc que Washington verrait l'opération d'un bon œil. Le banquier fait un petit geste pour rappeler que l'argent n'a pas d'odeur. Il lance les ordres financiers.
Quelques minutes suffisent pour avoir les résultats. tout à tour, les bourses de Tokyo, de New-York, de Londres et même de Paris sont secouées par de petits frémissements. Les actions du secteur BTP s'élèvent, celles des médias s'agitent. Certains taux vont jusqu'à varier de 0,000000004532%! Le banquier s'agite sur son fauteuil. Mais, ouf, le nouveau milliard est souscrit, à un taux finalement avantageux.
L'Egypte s'engage, en échange, à autoriser le Japon à ouvrir une école de judo pour filles à Alexandrie. Tout le monde sourit, surtout Vania. On remercie le banquier pour son efficacité, et certains notent déjà un prochain rendez-vous pour le quatorzième opération de re-bétonnage de Tchernobyl.
Dans chacun des logements, la salle "Seggouyb" disparaît. Le bureau Veritas télé-vérifie que rien de confidentiel ne reste en place. Avant même qu'il n'ait fini, chacun a déjà reconfiguré ses écrans pour d'autres activités. Vania fait une télé-interview avec un journaliste. Le banquier affiche une batterie de données chiffrées. L'ayatollah, dans la position rituelle, est tourné vers La Mecque. Nitram Seggouyb se met en communication vidéo directe avec un chantier au Viet-Nam. Il veut voir où on en est et encourager de la voix et du geste les membres de son corps d'élite ChicheKeBoub envoyés sur place pour aider les vietnamiens à lancer le projet.
L'hypermonde, marché sans bornes
Nouvel espace pour le développement personnel, l'hypermonde est aussi le nouveau marché du travail. Cette vue peut choquer ceux qui, après Malraux, veulent que la culture soit gratuite. Elle peut en inquiéter pour d'autres, qui découvrent l'hypermonde à partir des jeux électroniques ou des spectacles télévisés, donc en perçoivent surtout le caractère ludique, voire "pas sérieux".
C'est dans l'hypermonde, ou à partir de lui, que se passent "les choses sérieuses", à l'exception des activités du noyau familial ou local. Tentons de montrer l'ampleur de ce nouveau marché de l'emploi.
Des capacités illimitées de production
On n'aura jamais fini de tout décrire, c'est à dire d'inscrire dans l'hypermonde une image, une modélisation de la nature. Le nombre des espèces d'insectes, pour ne prendre qu'un exemple, s'élève à des centaines de milliers, et chacune a ses caractéristiques anatomiques et physiologiques, sa démographie, son biotope, ses mœurs alimentaires, sociales, amoureuses, son histoire et sa généalogie, ses interactions plus ou moins fortes avec l'écologie générale, parfois avec l'économie... On n'aura jamais fini de décrire, de raconter les insectes. Alors, la Nature !
La biologie humaine, à elle seule, laisse encore un énorme champ libre à l'analyse. La médecine reste largement ignorante de bien des phénomènes, et la psychologie ne fait pas mieux, malgré la marée des ouvrages.
Mais surtout, chaque être humain, chacun des cinq milliards d'hommes, et moi, comme tous les autres, par le déploiement de mon activité quotidienne, par mes multiples prises de décision, minuscules ou majeures, j'écris à chaque minute une Histoire dont on n'enregistre jamais que les grandes lignes.
Il n'y a pas de limite à la description. Trouver la limite voudrait dire que la totalité de l'Univers, de toute notre Histoire et de qu'on peut prédire de son avenir, serait à chaque instant et en chaque lieu totalement décrit, totalement accessible dans tous ses détails. C'est le vieux rêve de Laplace et de tous les réductionnistes. Ne nous laissons pas réduire.
Et il n'y a pas que la description directe des faits. Il y a toute l'information plus générale que je construis par induction et déduction, les techniques que je mets au point sur des expériences multiples, les méthodes et les philosophies, les romans que j'invente ou que j'écris, les rêves et les mythes auxquels je participe.
Et la qualité de l'information? Les images de l'hypermonde sont imparfaites. L'information dont je dispose est trop souvent mal vérifiée, mal présentée ; les images ne sont jamais assez nettes, assez finement colorées et contrastées. La télévision digitale (TVHD, télévision à haute définition) a apporté une qualité supérieure... au prix d'une consommation d'information accrue, sur toute la chaîne, depuis la prise de vues jusqu'à la restitution sur l'écran de l'hypermonde.
Il y a donc indéfiniment de quoi dire, montrer, modéliser. Je peux donc dire, écrire, parler, dessiner... informer infiniment plus. Le journaliste expérimenté ne manque jamais d'idées d'articles. Son temps, son budget de voyages, ses moyens de fabrication du journal sont en revanche limités. Il faut qu'il y ait un marché. Or, si l'on peut produire indéfiniment, le consommateur ne risque-t-il pas l'indigestion ?
Un potentiel illimité de consommation
L'homme du XXème siècle n'était-il pas déjà saturé, surinformé, lisant ses journaux tout en répondant au téléphone, pendant que la télévision faisait un bruit de fond sur la conversation familiale... Qui ne désespérait, au bureau, d'arriver à lire toutes les revues, notes de service, rapports, messages et listings d'ordinateur qu'il est pourtant censé dépouiller ?
Eh bien, ce n'était rien encore. Par rapport aux années 90, l'hypermonde a représenté un énorme accroissement des objets informationnels. Mettons, pour fixer les idées, dix fois plus tous les dix ans, et pendant plusieurs décennies au moins. Incroyable ?
Dans l'hypermonde, on passe une grande part de son temps dans un monde immatériel, informationnel, médiatisé. On s'est habitué d'abord à la lecture rapide, puis au zapping, puis aux écrans à présentations multiples (présentation simultanée des différentes chaînes de télévision, multifenêtrage de la bureautique), puis à des synthèses en temps réel de sources multiples.
Rien que sur mon propre corps, l'hypermonde recueille quantité d'informations en permanence, et m'en présente régulièrement des synthèses, sans parler d'éventuelles alertes. Dans la deuxième moitié du XXème siècle, on a vu les médecins demander un nombre croissant d'examens de laboratoire, radios et autres scanners. On est allé bien plus loin au XXIème, avec une prévention et une "mise en forme" permanente.
Tous les produits de consommation ont aussi vu croître leur volet informationnel. Les associations de consommateurs ont poussé à la roue. L'obsolescence rapide des produits, la multiplicité des marques et des types de solutions à un problème pratique, ont poussé à la mise au point de systèmes d'information puissants et complexes, à une recherche élaborée avant tout achat.
Avec ce cercle sans fin de l'information sur l'information. Des journaux consacrés à la télévision, de la publicité pour les journaux. De l'information en temps réel sur les réseaux de communication, sur le fait qu'un message est ou non parvenu à son destinataire, etc. Dans l'hypermonde, on veut non seulement savoir, mais savoir que l'on sait, savoir ce que l'on sait... le qui, quoi, quand, où... appliqué à lui-même.
L'hypermonde, c'est aussi une énorme mémoire. L'homme du deuxième millénaire ne stockait qu'une quantité d'objets informationnels limitée. Il n'avait ni beaucoup de temps pour la saisir, ni d'argent pour acheter des documents coûteux ou s'abonner à des services performants, ni d'armoires pour entasser encore et encore des papiers, pellicules photos, disques, cassettes, livres, etc. La numérisation générale et les mémoires à grande capacité ont multiplié les fonds personnels comme les fonds collectifs. Un jour, pourrai-je stocker l'intégralité de mes souvenirs?
Et j'accède à tout l'univers: je veux pouvoir accéder à l'information depuis n'importe quel point de la planète. De mon lit comme de ma voiture, de mon bureau comme de ma planche à voiles. Pour affranchir l'information des contraintes de temps et d'espace, il ne suffit pas d'avoir des lignes de télécommunications, il faut savoir où et comment faire circuler l'information. Le réseau doit devenir RVA (réseau à valeur ajoutée).
Et je veux, et j'ai besoin de qualité, de fiabilité, d'ergonomie de présentation. Il n'y a pas de limite aux puissances consommables pour bien contrôler ce que je dis ou écris comme ce que je lis ou écoute. "Tourne sept fois ta langue dans ta bouche avant de parler", disaient nos grand-pères. Contrôles à tous les niveaux, recoupements, recherche de précision, de tel détail qui manque pour apprécier la valeur d'une information (qui l'a donnée, à quelle date), données de contexte, etc.
De la production aux emplois
Pour produire l'hypermonde, les flux et les puissances peuvent gonfler autant qu'on voudra, autant qu'on pourra en payer. Mais comment le transformer en travail, en emplois ? Faut-il des investissements extraordinaires, de gigantesques machines, des experts en grand nombre ? Oui et non. La question est avant tout juridique et psychologique. Puisque l'hypermonde ouvre un potentiel indéfini de production et de consommation, il ne reste qu'à mettre en place les structures, publiques, privées ou même d'un genre nouveau, qui sait, pour que cette activité s'organise en travail, en emplois.
Or, qu'est-ce qui caractérise un emploi ? Ce n'est pas l'activité, qui peut être activité de loisir, purement consommatrice. Ce n'est pas l'utilité, car une grande part du travail utile s'accomplit de manière bénévole, soit en famille soit dans le cadre associatif. Le trait caractéristique d'un emploi, c'est qu'il confère un statut, un ensemble de droits et d'obligations, et finalement une rémunération, dans le cadre économique d'une entreprise ou d'un service public, et conformément à une législation, le code du travail.
Pour que l'information crée des emplois, il faut donc qu'elle soit produite par une structure adéquate. Il faut que l'information soit payée, que ce soit par le client d'une entreprise, l'adhérent d'une association, le contribuable pour les services publics. Il faut que la production d'information se traduise par une valeur ajoutée juridiquement reconnue comme telle, sur quoi sera prélevée la rémunération des
Mais toutes sortes de raisons s'opposent à faire ainsi entrer l'information dans les moules de la société marchande et à nous tourner radicalement vers elle pour assurer les emplois de l'avenir. Relevons en quelques unes.
Dans l'hypermonde, on ne produit pas "vraiment"
L'information est-elle vraiment un métier? On en a longtemps douté. Peu à peu, journalistes, fonctionnaires, enseignants... les travailleurs de l'information sont devenu majoritaires. Le seul travail vraiment sérieux d'autrefois, c'était l'agriculture. Elle n'emploie plus que quelques rares spécialistes. Reste un vague soupçon. Pour Marx, les gestionnaires sont des improductifs. Pour le rapport Lhermitte encore, publié en 1968 :"1200 emplois ainsi économisés seront transférés du secteur tertiaire vers des emplois secondaires ou tertiaires non
administratifs".
Dix ans plus tard, le rapport Nora-Minc marquera le retournement, la perception que les nouveaux emplois viendront de l'univers informationnel.
Le vieux principe: "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front" change donc. Le pain proprement dit, je le mange dans le réel. Mais l'argent pour l'acheter, comment est-ce que je le gagne? Pour la plupart d'entre nous, et de plus en plus, on travaille dans l'informationnel, le symbolique, le tertiaire, l'immatériel. Le réel, le matériel, c'est pour se reposer, se distraire, se ressourcer.
Culture et information sont trop nobles pour être vraiment des "métiers", un "marché"
Le caractère immatériel de l'hypermonde tend à nous faire considérer qu'il doit être gratuitement offert à tous: ce n'est pas comme les ressources matérielles d'autrefois, qu'il était normal de "partager", puisque c'était une ressource finie, donc de vendre. Aussi est-elle, la plupart du temps, les biens informationnels et culturels ont été liés à des produits plus palpables, plus faciles à protéger par brevet, ou simplement à enfermer dans des coffre.
Il est vrai que les "marchands" ne donnent parfois que trop raison à ceux qui voudraient faire échapper le monde des représentations à leur emprise. La vente de TF1 au groupe Bouygues n'a guère fait pour séduire les hommes de culture. Et un numéro hors série du Monde titrait "La communication victime des marchands". Le journaliste, du rédacteur à l'éditeur en passant par le rédacteur en chef, doivent en permanence lutter pour échapper aux facilités, et quelquefois aux trahisons, que le commerce appelle naturellement.
André Malraux, inaugurant la maison de la culture de Grenoble, déclarait (Le Monde du 6 février 1968): "Tôt ou tard, la culture doit être gratuite". Jules Ferry a voulu l'instruction laïque, gratuite et obligatoire. Et les jeunes de décembre 1986 ont prouvé dans la rue qu'ils ne voulaient pas d'une culture à deux vitesses pour cause d'argent.
L'hypermonde se laisse difficilement à comptabiliser
Il est facile de compter des hectares de bonne terre, des bœufs en chair et en os, des lingots d'or. Il a fallu quelques siècles pour faire entrer des concepts plus immatériels comme le "fonds de commerce" dans les comptabilités. Les objets informationnels, les réalités de l'hypermonde sont plus difficile à comptabiliser: comment compter quelque chose qui se reproduit et se transmet si facilement...
Les dépenses informationnelles des entreprises sont noyées dans les "frais généraux". Même des études assez fouillées sont loin d'éclaircir totalement la question. D'ailleurs, l'information est tellement liée à toute activité qu'il est bien difficile de l'en séparer. On a peu à peu progressé, sans doute: un progiciel a pu être inscrit à l'actif d'une entreprise. Peu à peu, l'hypermonde a dû se doter d'une comptabilité appropriée. Qu'il faut continuer à perfectionner. Ce n'est pas le moindre de ses difficultés.
L'hypermonde est transparent
L'hypermonde et le plus souvent image de quelque chose, hors le roman et la fiction. L'attention se porte donc sur ce "quelque chose". Il ne manque pourtant pas de cas où le quelque chose s'éloigne fort loin dans le jeu des miroirs successifs. Par exemple, la critique dans Télérama d'une émission de télévision sur la presse... Alors, c'est ce qui est montré qui semble important, et l'on tend toujours à oublier la médiatisation.
Pire: l'hypermonde parlera de plus en plus de lui-même, puisque c'est en son sein que s'écrivent désormais les histoires, l'Histoire. Cette sorte de cercle nous apparaîtra toujours un peu vicieux. Eloigné des réalités plus rassurantes du travail au sens traditionnel.
Un schéma type d'activités pour l'entreprise de l'hypermonde
Une entreprise est un objet, juridiquement défini, qui "ajoute de la valeur" au sens monétaire, économique du terme. C'est, au sens large, un "réseau à valeur ajoutée". Précisons.
Quelle type de "valeur ajoutée" peut-on apporter dans l'hypermonde? Les formes traditionnelles y gardent leur place: mise à disposition de biens et services matériels ou immatériels.
Mais un fertile champ de créativité réside au niveau du réseau lui-même. "Au dessus" de la fonction de transport pur (la ligne qui transmet des objets immatériels d'un point à un autre), on peut repérer des fonctions essentielles. Nous les avons regroupé sous cinq mots qui ont l'avantage de constituer un acronyme mnémotechnique bien adapté aux réseaux: Brassage:
BRancher, Adapter, Sécuriser, Animer, GErer.
BRancher
Un réseau "branche", par définition. Mais l'opération peut être perfectionnée. La mise à disposition d'un annuaire, d'un jeu de pointeurs peut s'avérer fort utile et rentable.
Commercialement, plusieurs cas de figure pour cette communication. D'abord, faire communiquer des clients entre eux. Une évidence qui peut pourtant aller loin. On a vu des parents éloignés, perdus depuis des décennies, se retrouver grâce à l'annuaire électronique. Ensuite, toutes les messageries et forums. Malgré les progrès du minitel et de certaines messageries d'entreprise ou de recherche, nous sommes encore bien loin, en 1987, d'avoir épuisé les possibilités.
Le branchement peut prendre des formes élaborées. Par exemple dans le réseau Electre, mis en place par les éditeurs français de livres pour les libraires, la simple indication du numéro ISBN (que l'on peut lire automatiquement avec un lecteur de codes à barres) permet au centre serveur d'Electre d'acheminer la commande vers le bon éditeur. Mieux: les éditeurs ont des dépôts régionaux, et la commande est orientée vers celui qui est le plus proche du libraire demandeur.
Le branchement peut se faire avec les ressources propres à l'entreprise: serveurs et processeurs internes, sans oublier les hommes eux-mêmes. Ici encore, le minitel fait parfois des merveilles, comme (nous l'avons testé sur le BHV à Paris) de conduire directement sur le chef de rayon concerné.
Une grande partie des branchements relient des machines entre elles: processus demandeurs chez le client, serveurs propres à l'entreprise, avec relais éventuel sur des sous-traitants. Et le plus souvent avec un minimum d'intervention humaine. D'énormes volumes d'échanges de données entre machines vont accompagner les flux matériels automatisés de marchandises, de fonds, voire de personnes (dans les transports automatisés eux aussi).
Souvent, c'est le client (humain ou machine) qui pilote lui même les machines. le "producteur" ne fournit que l'appareil, la méta-décision. C'est depuis longtemps le cas des commandes de complets-vestons chez Vestra... et a fortiori de la production d'électricité automatiquement déclenchée chaque fois qu'une personne appuie sur un interrupteur ou qu'une machine quelconque se met en marche.
Adapter
Nous avons décrit cette fonction dans le chapitre "noyau à forte densité". Mais, dans ses formes simples, il s'agit seulement de permettre la communication. Par exemple, conversion de protocoles, traduction de mots, etc.
Sécuriser
Des menaces de tous types pèsent sur l'habitant de l'hypermonde et sur ses ressources:
- vols et utilisations frauduleuses d'objets: le
vol n'est pas matériel à proprement parler, mais on peut utiliser frauduleusement un service, recopier des objets et les revendre, etc.;
- atteintes à la vie privée ou détournement de la finalité des objets;
- erreurs et pannes limitant la disponibilité et la fiabilité des objets;
- malveillances entraînant la destruction de lignes de communication, de centres serveurs, de réseaux de pointeurs, etc. La sécurité est aussi un produit et un service en soi. Par rapport aux flux principal "de production", généré à partir des appels ou des initiatives courantes de l'entreprise, un certain nombre de processeurs parallèles sont donc branchés en permanence, pour établir les redondances et les surveillances appropriées.
On peut distinguer des opérations de maintenance, diagnostic, dépannage.
Animer
Vaste programme. Il s'agit à la fois d'animer les réseaux existants, de mener une politique de communication pour promouvoir les nouveaux, de monter des expériences pilotes, etc. France-Télécom en a monté un exemple remarquable au milieu des années 80 avec le lancement du minitel.
Gérer
Cela va sans dire... mais encore mieux en le disant. Une des inventions remarquables liées au minitel, c'est le "kiosque": le fournisseur du réseau assure la facturation et l'encaissement auprès des utilisateurs, qui peuvent être multiples, dispersés, ne consommant qu'un volume infime de services pour chaque serveur, et ceci fait reverser au serveur la part qui revient.
Tout autant que l'électronique, c'est cette technique du kiosque, progressivement perfectionnée d'ailleurs, qui a permis la mise en place en France de milliers de "serveurs télématiques" petits et grands.
Une circulaire du CCITT (organisme internationale de normalisation en matière de télécommunications) distingue cinq thèmes de gestion des réseaux, qui peuvent s'étendre à un grand nombre des activités dans l'hypermonde:
- configurations: dans quel état matériel et logiciel est le réseau; avec lancement des opérations adéquates de branchement, installation de lignes et de postes, ou de suppression;
- fautes, pannes, etc. pour déclencher les opérations appropriées de remise en état
- performances: optimiser l'emploi des ressources et leur développement;
- confidentialité et sécurité (voir paragraphe précédent). difficulté de faire accepter que l'information se paye, d'autant plus que la copie ne coûte rien. solutions :
- développer une nouvelle éthique
- masquer le prix dans autre chose (bundling)
- faire payer par d'autres canaux (c'est la publicité qui vent le journal)
Au delà des fonctions simples, on rencontre des problèmes difficiles comme la comptabilisation des actifs immatériels... et des ressources humaines.
On note d'une manière générale un déplacement des coûts vers la conception, aux dépens de la réalisation. Comme le disaient nos pères: mesurer dix fois ne couper qu'une. Cela n'est pas sans conséquences :
- désavantage des gros systèmes par rapport à de nombreux petits systèmes, ce qui explique retard de 'informatique traditionnelle par rapport à la micro;
- c'est une des formes du passage à l'informationnel, au second degré quand il s'agit de conception de systèmes d'information;
- que deviennent les économies d'échelle ?
- industrialisation (cas particulier des VLSI)
- la méthode devrait exprimer que la valeur s'accroît au fur et à mesure que l'on avance dans le processus. au prix d'achat on ajoute le temps passé.
Mais il y a des difficultés théoriques: vieillissement, risque de non-vente.
Vers une "hyperentreprise" ?
Dans l'hypermonde, une "entreprise" n'est donc plus un lieu physique où il faut se rendre chaque matin pour travailler, pour se mettre à son poste de travail. On n'y vient que pour le contact collectif. Convivial, mais aussi parfois franche prise de bec.
C'est (ou au moins cela peut être) une structure complètement dématérialisée. Tentons d'analyser ce processus de dématérialisation. Il remonte aux origines de l'informatique. Fichiers et programmes expriment, même dans leurs formes les plus rudimentaires, des structures de données et de procédures qui caractérisent l'entreprise. Cela est peu apparent dans les petites applications de calcul, ou les aides très personnelles que propose par exemple l'ordinateur personnel.
Le processus de transfert s'est poursuivi avec :
- le développement des dictionnaires de données, puis des "référentiels" (repository) mettant sous forme logicielle le vocabulaire de l'entreprise;
- l'établissement de tables de confidentialité, pour l'accès aux bases de données, qui définissaient le droit de chacun à accéder à telle ou telle catégorie d'informations;
- les serveurs de réseaux locaux et les autocommutateurs qui matérialisent la politique de télécommunications, qu'il s'agisse de téléphone,
télex ou de transmissions de données ; on peut atteindre un haut niveau de détail, avec personnalisation de chaque poste, donc indirectement de chaque membre du personnel; il peut être utilisé plus largement pour le contrôle des accès, les horaires variables, les parkings, le restaurant d'entreprise, en liaison avec un réseau local à grand débit pour les communications intérieures.
Toutes les grandes applications (au sens classique du terme en informatique) décrivent des aspects des structures internes de l'entreprise, ses ressources matérielles et humaines :
- gammes techniques de fabrication, par la CAO/FAO,
- portefeuille financier et immobilier, relations avec les banques,
- ressources humaines, toujours plus finement décrites et plus fortement modélisées, depuis la paie (parfois l'affectation du personnel, comme dans les entreprises de transport), jusqu'à la gestion prévisionnelle;
- la bureautique a remplacé la surface de bureau par une image qui lui ressemble; un certain pouvoir normalisateur des outils qui deviendront des standards de l'industrie. En fait, le concept même de bureau, hérité de la civilisation du papier, a beaucoup changé dans l'hypermonde. Ce système stéréotype, avec un plan de travail horizontal, un écran, un siège... a laissé place à une grande variété de dispositions.
Ainsi l'hypermonde tend-il à s'intégrer, réellement et activement, une part chaque jour plus large de l'entreprise et de toutes les organisations.
Réduction du rôle des composantes matérielles
Les structures matérielles de l'entreprise se sont vues désinvesties de leur rôle traditionnel. La dématérialisation a pris des formes multiples :
- banalisation et normalisation des machines de base, accroissement de leur adaptabilité par l'automatisation, la robotisation, la conduite de processus (ici encore, c'est l'hypermonde qui prend en charge les descriptions et les structures propres à l'entreprise),
- matériels mobiles, portables, miniaturisation, réduction des consommations d'énergie et autoprotection du point de vue électrique
- normalisation et modularité sous toutes leurs formes et à tous les niveaux, permettant des combinaisons aussi changeantes (en vue de l'adaptation) que multiples (en vue de la complexité),
- réduction de tous les mouvements physiques, dès qu'ils pouvaient être remplacés par des transmissions d'information, et de préférence sous forme électronique plutôt que sur papier, de manière à être de moins en moins contraints par les infrastructures de transport.
Quant aux ressources humaines, on s'est efforcé aussi de les alléger de structures qui pouvaient être portées par l'électronique :
- la normalisation et la banalisation des matériels et logiciels de base permettent de faire plus facilement passer le personnel d'un poste matériel à l'autre;
- la formation et les moyens de reconversion aident les entreprises aux transitions souhaitées ou inévitables (secteurs sinistrés...);
- on a donné la plus grande importance à la facilité d'emploi des outils: ergonomie des logiciels, aide aux opérateurs débutants, diagnostic des erreurs, récupération en cas de fausse manœuvre (undo, recover...), documentation en ligne; on décharge d'autant la mémoire des personnels.
Des dangers à ne pas sous-estimer
Le passage à des structures immatérielles a fait naître quelques légitimes anxiétés. On a craint la trop grande vitesse de changement, la perte des ancrages. Habitués à un certain rythme d'évolution des choses, des relations, des structures, saurions-nous nous adapter à ces univers déstabilisés, privés des rigidités qui certes nous contraignaient mais aussi nous protégeaient, nous servait d'appui pour nous construire nous-mêmes ?
Nous avons survécu. Nous avons su retourner la machine contre elle-même. Et nous doter, par exemple, d'outils d'étude et de conception de l'organisation elle-même.
Des outils de conception de l'organisation
Le premier outil consiste tout simplement à bien structurer l'entreprise dans l'hypermonde, de telle sorte que ses structures soient assez perceptibles, que l'on puisse aisément s'y retrouver. C'est un prolongement de la bonne informatique, avec ses méthodes d'analyse, sa "programmation structurée".
Cet objectif n'est jamais parfaitement atteint, car la structuration des organisations est liée à des politiques de pouvoir. Elles sont en concurrence, en opposition. La transparence totale n'est donc ni possible ni même souhaitable.
Le deuxième outil est une documentation sur l'organisation de l'entreprise, ses structures, ses classes d'objets. A l'ère du papier, c'était un point faible des entreprises comme de l'informatique. Il y avait bien quelques organigrammes, annuaires, statuts de société, règlements intérieures, définitions de fonctions... Mais on n'y accédait pas facilement. Leur rédaction semblait souvent destinée à masquer les réalités plus qu'à les révéler.
Dans l'hypermonde, c'est en quelque sorte la documentation qui constitue l'entreprise. C'est à partir d'elle, des mots qu'elle définit, des règles de gestion qu'elle implique, que l'on définit les objets et les programmes qui régissent la vie de l'entreprise. Cette documentation est ouverte à tous, mais sous contrôle de règles d'accès et de confidentialité. Sinon, la prudence même imposerait aux entreprises de dissimuler les informations essentielles.
Cette documentation donne, pour chaque application et ses programmes, pour chaque objet, le nom des participants, leur rôle et leurs fonctions, leur implantation géographique, leurs procédures, protocoles et calendriers, leurs objectifs explicites, leurs moyens d'actions matériels, humains et financiers.
N'imaginons pas cette documentation, ce référentiel, comme une suite de papiers simplement transposés dans l'électronique. C'est un outil interactif, très vivant. Les structures les plus abstraites y sont présentées en relier et en couleur. On s'efforce de les rendre compréhensible par tous... y compris par des dirigeants qui doivent comprendre vite. Et ne pas se tromper.
Le troisième outil est le logiciel de "CAO des organisations". Le cœur en est un catalogue des types d'organisation (types juridiques, formes de management, dispositions géographiques...) avec leurs tailles typiques (on ne fait pas une SA pour deux personnes, ni une SARL pour 10 000...), leurs exigences spatiales, leurs rythmes caractéristiques, leurs avantages et inconvénients, les précautions à prendre, la législation. Il est assorti d'exemples, de références d'ouvrages à consulter, d'organismes compétents. Des données chiffrées analysent les populations d'organisations existantes (ne serait-ce que du fait des attentions particulières qu'appellent les structures rares), de listes de contrôle pour soutenir la créativité et la vérification de tous les points importants.
Ce type d'outil est à la fois abstrait (basé sur des types généraux d'organisation) et concret. Il correspond à la situation sociologique, juridique et économique d'un pays déterminé, d'un domaine plus étroit (région, secteur économique, voire groupe d'entreprise), ou au contraire plus large (CEE, monde entier). Ce catalogue est accessible sur un serveur établi en collaboration avec les pouvoirs publics. En France, le Dicoforme institué en 1990 en a fourni la base.
C'est un outil constructif et autant et plus que règlementaire et juridique: suggestion de procédures à suivre, simulation et scénarios, modules de comptabilité et d'évaluation avec, en fin de travail, génération de tous messages et documents nécessaires à la mise en application des propositions et décisions prises.
Cet outil de conception et de développement peut être perçu, ou réalisé, à deux degrés différents d'insertion dans l'organisation concrète de l'entreprise.
A un premier niveau, c'est seulement un moyen de soutenir la réflexion, pour déboucher sur des projets qui seront mis en oeuvre ensuite par des moyens classiques.
A un niveau d'insertion plus important, le poste de conception est connecté directement au système informatique de l'entreprise et des pouvoirs publics. Les décisions prises peuvent immédiatement être mises en application. C'est un pilotage directe des structures (en termes plus pédants, on pourrait parler d'un méta-pilotage de l'entreprise).
Vous avez dit "décentralisation"?
Mais l'hypermonde induit-il une structure d'entreprise déterminée? Il y a deux structures intéressantes: l'implantation spatiale, géographique et la répartition du pouvoir.
La liberté de l'hypermonde par rapport à l'espace matériel, la dématérialisation des structures autorisent une décentralisation des activités. Chacun peut travailler depuis son domicile. On a beaucoup parlé, autour de 1980 puis de 1990, de "télétravail". Et l'on a pu aussi se poser la question de la concentration urbaine: si l'on travaille chez soi, pourquoi pas à proximité d'une plage, d'une piste de ski, ou dans une vieille maison de famille? La décentralisation est une question ancienne, qui opposa, pendant la Révolution française, les Girondins décentralisateurs aux Jacobins centralisateurs. Ces derniers l'emportèrent. On a depuis souvent parlé de décentralisation, René Carmille en 1938 avec la mécanographie à carte perforée, des assureurs comme M. Nardin et Tattevin dans les années 60 avec les premiers ordinateurs, ont plaidé pour une décentralisation sans pour autant priver les instances centrales de leur capacité décisionnelle. Les résultats sont toujours restés modestes. Quant au télétravail, une première vague, autour de l'année 1980, n'a pas eu de suites durables. La technologie était encore chère, à base de terminaux classiques. Et surtout la culture et l'organisation des entreprises ne s'y prêtait pas.
Une deuxième vague s'est formée dix ans plus tard, appuyée cette fois sur le terminal portatif. Et les mêmes arguments reviennent: réduction de la pollution et du temps perdu dans les transports. Mais l'innovation organisationnelle n'étant pas au rendez-vous, il est permis de douter qu'elle ait un plus grand succès que la précédente.
Bref, le progrès de l'informatique et des télécommunications ne s'est pas traduit par véritable délocalisation des activités. Bien au contraire. Le "juste à temps" a conduit les fournisseurs des grandes entreprises à s'installer à leurs portes. Dans les ateliers, les techniques du WCM (World Class Manufacturing, adaptation américaine des méthodes japonaises, voir le livre de Schonberger) ont fait redescendre les ingénieurs au cœur des ateliers, etc. Bref, l'espace s'est resserré autour de noyaux à haute densité.
On a pensé transporter la ville à la campagne. En pratique, dans l'hypermonde, c'est l'image de la campagne qui a rejoint la ville. Les hommes sont restés près les uns des autres, pour jouir d'un maximum d'interactions physiques, pour appartenir à un maximum de groupes, ou pour ne pas mettre en cause les relations de groupe existantes. Zapping social local relayant le zapping des écrans.
De son côté, la campagne s'est trouvée mieux préservée par une faible population agricole et des robots d'entretien que par des marées de touristes. A fortiori dans les fragiles "réserves naturelles". Alors, l'humanité reste concentrée dans un réseau de zones denses. Individus ou groupes en sortent, mais assez peu souvent. Tout le monde y gagne. La nature comme les hommes.
(Note de l'auteur: on pourrait cependant faire ici d'autres hypothèses).
La géographie, en fait, s'est avérée moins importante qu'on ne pensait. Les relations entre les humains sont bien plus centrales. Mais il a fallu tout reprendre au XXIème siècle. Les idéologies étaient mortes. Communisme, socialisme, autogestion, mouvement coopératif... le libéralisme avait occupé tout le champ de la scène idéologique.
L'Etat et ses valeurs fondamentales
L'Etat aussi est une organisation. Comme les entreprises. Tout ce que nous venons de dire s'y transpose donc. Mais son rôle, son système de valeurs, ne peuvent se réduire à l'efficacité, à la rentabilité économique.
En attendant des analyses plus profondes, analysons ce rôle à partir du triptyque de base de la république en France: liberté, égalité, fraternité. Un schéma que certains trouveront un peu naïf, mais qui reste fortement porteur de sens dans l'hypermonde.
La liberté prend de nouvelles formes; elle doit être à la fois défendue (Loi française Informatique et Libertés) et développée dans des voies nouvelles en exploitant les possibilités de l'hypermonde.
L'égalité ne va jamais de soi: dans l'hypermonde comme dans le monde traditionnel, il y a une pente naturelle vers la domination par les plus forts, jusqu'à la stérilité quand le plus fort a fini par faire régner le désert autour de lui. Pour bien des handicapés, par exemple, l'ouverture de l'hypermonde apporte une chance. Sans bouger de leur lit, ils peuvent se transporter dans tous ces nouveaux espaces. Encore faut-il qu'ils ne soient pas trop handicapés sensoriellement et même sous l'angle motricité, pour pouvoir envoyer des informations au système et en recevoir.
Et les pays sous-développés? L'accès à l'hypermonde semble totalement hors de leur portée. Pourtant, c'est le seul moyen de sortir du sous-développement. Le pire serait d'y tenter une industrialisation classique, source de pollution pour toute la planète et sans débouchés possibles.
Et la fraternité. Un rêve dans l'hypermonde comme dans le monde actuel?
Un clocher dans l'hypermonde
Nativité
Un coin perdu. Mehelhteb . On ne le trouve guère sur les annuaires, si électroniques soient-ils. Une banlieue comme une autre. Grise. Pas médiatique. Pas beaucoup d'images dans les bases de l'hypermonde. Qu'iriez-vous donc y voir, y faire? Une épicerie, au plus. Un vague hôtel près de la station service, quand d'aventure un hypervéhicule est en panne.
Aujourd'hui est un jour pire que les autres. Maintenance généralisée des fichiers de population dans toutes la zone. Avec encombrement des canaux de communication, contrôles spéciaux à tout branchement, mots de passe, rien de commode. La chienlit, quoi.
Dans un coin de hangar, derrière l'hôtel, un couple se réchauffe en faisant brûler quelques déchets. Sans intérêt. D'ailleurs, ils ne sont même pas de Mehelhteb! Ils passaient par là pour le recensement. On leur avait alloué un logement, mais très éloigné du centre. La nuit tombait. La vieille Remspa chauffait, ne voulait plus avancer. Et femme a accouché sur place.
La naissance avait bien été prévue et enregistrée dans les fichiers du système. Mais avec tous ces déplacements et les encombrements, plus personne n'arrivait à joindre personne. Il y avait un hangar.... Ils s'en sont contentés.
Et tout à coup, dans le ciel, des lumières et une sono à la Jean-Michel Jarre. Inattendues. Des zonards qui fouillaient les détritus dans les environs en sont tout décoiffés. Mais qu'est-ce qu'ils chantent là? "Gloria in Excelsis Deo". Drôle de langue. Les lumières encadrent le vieux hangar, entre la station service et l'usine abandonnée. Faute de mieux à faire, ils y vont, trouvent l'enfant, sa mère, et Joseph.
Dans leur cœur racorni par les violences à répétition de l'hypermonde, pourri par l'accumulation des oranges mécaniques, il y a comme un coin chaud. Et frais à la fois. Alors Pierre dit "Il faut appeler la télé. C'est super". Mais les journalistes ont d'autres chats à fouetter? Mehelhteb? Non mais, vous rigolez? Pourquoi pas Vaux en Velin, pendant que vous y êtes. Et un soir de Noël, en plus?
Le lotus et le prie-Dieu
Sri Brani Naromateva est seul. En position du lotus. Entouré de ses écrans, presque éteints. Dans une cellule toute monastique, à Lhassa. A peine quelques lignes ondulantes, quelques dégradés dont il perçoit le sens sans passer par les mots ni même les images figuratives. Pas de gants, ni de casque. Juste une caméra de vision bien éduquée pour surveiller les gestes imperceptibles de ses mains.
Brani a mis des années à mettre au point le logiciel, et à s'entraîner lui-même, pour parvenir à cette perfection de dialogue. Ni mots, ni dessins écrits. Juste un frémissement des doigts. Le système sait où il est, où il tente d'aller. Toujours plus profond. Derrière l'immobilité des écrans, les unités centrales font tourner leur milliers de Mips à pleine puissance. Car derrière un changement de rythme, elles savent elles doivent interpréter toute la richesse des messages de Brani. Pour répondre à chacun d'eux, ce sont de vastes univers qu'il faut balayer, filtrer jusqu'à la quintessence, et lui renvoyer, juste par la musique, à la rigueur la nuance des couleurs d'ambiance, et ces lignes aux ondulations significatives.
Menace. Brani sent. Non, pas menace. Une sorte de faille, mais une opportunité plutôt, une ouverture.
Vers le nadir? Non, c'est plus précis, plus terrestre. Quelque part dans ce groupe de forces qu'il a senti se constituer vers Assise. Vers la constellation des images d'Assise. Son maître lui a raconté la grande réunion de prière avec Jean-Paul II. Les espoirs de beaucoup. Et puis la montée inexorable des intégrismes de tous bords. Le sang.
Mais cette fois, dans la grande paix, malgré les troubles, oui, du côté d'Assise. Celui qu'ils appellent Saint François. Cette présence. Le système filtre toutes les données disponibles dans les réseaux. Il perçoit comme une montée de densité des communications autour de ce point. Plutôt de bonnes ondes. Du commercial, oui, beaucoup, trop. Mais pas de l'hostile. De l'instabilité dans la fréquence des contacts, qui viennent d'un peu partout. Se passerait-il quelque chose?
Oui. Petite musique. On l'appelle. Et il avait mis les filtres si sévères que c'est pour une cause importante, de quelqu'un d'important. Qui? L'évêque de Lyon. Paix et appel de profondeur. Brani accepte la communication. Vocal seulement. Il n'a jamais rencontré l'évêque de Lyon, mais son système lui confirme que les orientations sont bonnes, de ce côté. Parlons. "C'est le moment, Sri Naromateva. Je pense que nous pouvons faire un pas. Les nouvelles de Rome sont à l'ouverture. De la Pologne au Zaïre, de Tokyo à Port au Prince la paix vient de franchir certains seuils. Je sens passer comme un air d'Assise"
Monseigneur Jacques de Condray est à genoux sur un prie-dieu dans le petit oratoire de l'évêché, sur la colline de Fourvière. Il y a fait ajouter quelques écrans discrets. Et c'est avec un gant sensitif qu'il navigue dans l'hypermonde. Il est ému d'avoir trouvé le contact avec Sri Naromateva, dont on lui a vanté l'esprit d'ouverture aussi bien que la profondeur mystique. C'est une réponse positive qui revient. "Je sens aussi la paix, Père. Nous pouvons faire un pas, je crois. Comment l'entendez vous? Assise, encore?"
"Pourquoi pas sur le Gange, cette fois? Et en hyper, ne nous mettons pas dans les troubles d'un déplacement physique". "Il faudra y venir un jour, vous le savez. La communion des saints, comme vous dites, ne peut pas toujours se contenter de la médiatisation électronique" "Oui, mais pas tout de suite. Travaillons d'abord un peu dans les abstractions de l'hyper. Je suggère une méditation commune, sur un décor Gange, lundi prochain, 12 heures temps universel".
"Vous élargissez à combien de participants?" "Une douzaine, au plus. Un peu toutes religions. Pas un vrai échantillon, comme diraient nos statisticiens, mais une représentation des esprits les plus positifs".
"Une représentation... symbolique?"
Un petit rire à l'autre bout de l'hypermonde. "Nous jouons avec les mots, cher Sri Naromateva" "Appelez moi Brani, nous ne sommes pas en séance officielle"
"Et moi Jacques. Nous jouons avec les mots, avec nos noms mêmes. Bref, quand je dis représentation, je pense assemblée concrète de représentants mandatés, ou au moins de niveau suffisant"
"Je vous entends, Jacques. Mais ne pourrait-on aussi envisager, en parallèle ou à titre préparatoire, une mise en dialogue de thinkers" "Vous voulez dire, d'automates à base de systèmes experts représentatifs de nos doctrines respectives" "Oui. Cela pourrait déblayer le terrain. Nous pourrions passer d'emblée à un dialogue plus méditatif, laissant à nos thinkers le détail des arguties théologiques. C'est peut être le seul moyen de ne pas retomber une fois de plus dans des querelles sans issue à propos du karma ou de la transsubstantiation".
"Bref, laissons les robots se battre et prions ensemble... un peu trop facile tout de même. Lex orandi lex credendi. S'entendre, Brani, c'est arriver à parler le même langage. Nous taire ensemble ne suffira pas".
"Ah, vous autres occidentaux, pourquoi faut-il toujours que vous vouliez couler l'esprit dans le bronze. On finit toujours avec le bronze des canons!"
"Mais, Brani, vos textes sacrés ne sont pas moins violents que les nôtres!"
"Hélas oui. Et si nous essayions de nous passer du texte pendant quelque temps et de travailler par images, par échange de lieux dans l'hypermonde. Là peut-être nous pouvons nous retrouver. Je pense tout haut. Si nous construisons quelque chose comme une hyper-cathédrale où nous pourrions tous prier à la fois ensemble et chacun sur notre voie. Qu'en pensez-vous, Jacques?".
"Dangereux, dangereux, Brani. Le syncrétisme... mais il faut tenter l'aventure. Mettons tout de même quelques thinkers au travail, avec interdiction de nous déranger sauf s'ils tombent sur quelque formule d'accord. Et, parallèlement, faisons travailler nos architectes d'hyper-espaces, avec interdiction non moins formelle d'échanger autre chose que des images d'hypermondes. Et rendez-vous comme prévu en hyper sur le Gange. D'accord ? Ne perdons pas trop de temps tout de même. Je sens des frémissements un peu malsains du côté des militaires. Ils ont des raisons, je sais bien. Et ils pensent surtout au long terme. Hâtons nous, mais sans rien précipiter"
"Entendu. La paix soit avec vous, Jacques". "La paix soit avec vous, Brani".
Le silence revient. Monseigneur de Condray sort dans le jardin de l'évêché, qui domine cette vieille ville de Lyon. Il fredonne un magnificat en esquissant un pas de danse, sous l'œil amusé et vaguement réprobateur d'une vieille soeur. A Lhassa, le cœur de Brani battrait un peu plus vite, s'il n'avait depuis longtemps discipliné son cœur. Paix. Nous allons dans le bon sens. L'Himmalaya autour, tel qu'en lui même l'éternité le change...
Au seuil de l'église
Ami lecteur, si tu n'es pas croyant, ne va pas plus loin. Ou au moins retire tes chaussures, car nous entrons dans le monde du sacré. Ce n'est pas pour moi, l'auteur de ces lignes, que je revendique la révérence. Mais pour l'habitant de cette petite chapelle textuelle que j'ai voulu lui construire.
Tu m'as suivi. Maintenant je vais parler en croyant, et plus précisément en catholique même si j'appartient à cette catégorie indisciplinée de catholiques qui ne veut faire agenouiller sa raison qu'en dernière limite.
Toi le Verbe
Seigneur, aide moi à bien parler de toi. A faire de la théologie et même de la critique dans une attitude de foi confessante. Tu es présent, Jésus, dans le travail même de ma réflexion. Et si je change ici de style, c'est que je ne peux pas parler de Toi comme du monde, comme d'une machine, ni même comme d'une autre personne humaine.
C'est à la fois une force, ta présence. Et une faiblesse, car je ne puis plus être "objectif", me construire une cuirasse sans défaut face à la logique de mes interlocuteurs, et surtout des meilleurs d'entre eux, ceux qui me lisent dans une attitude critique.
Mais je suis au fond de moi, en liaison avec toi, et c'est ainsi, Seigneur, la seule manière dont je m'autorise à parler de toi.
Toi le vrai
Tu est l'objet éminemment virtuel. Mais aussi l'objet réel qui ancre tout le reste. De Saint Anselme à Descartes. La machine au delà de toutes les machines.
Et finalement, le fondement et le créateur de l'hypermonde comme du monde tout court.
Tu es le Verbe, et c'est en lui que tout a été fait, nous dit Saint Jean. Tu t'intéresses tellement peu à la matière, à la chair. Et Saint Paul a été encore plus loin que toi dans la méfiance, voire dans la condamnation.
Tu méprises même ce que nous semble un travail sérieux. Entre Marthe qui s'agite pour préparer le repas, et Marie qui te fait la conversation, c'est la seconde que tu félicites. Et c'est péché que de renoncer au festin, à la fête, pour aller essayer une nouvelle paire de bœufs. Tu payes aussi cher l'ouvrier de la onzième heure que celui qui a peiné tout le jour, et tu préfères l'enfant prodigue au besogneux râleur...
La théologie traditionnelle, l'imitation de Jésus-Christ, ne prennent pas le travail humain au sérieux. La joie suprême, ce n'est pas le travail bien fait, c'est la contemplation de Dieu.
Toute une tendance s'est donc développée à la fin du XXeme siècle pour exalter un transfert complet de l'Eglise dans l'hypermonde. Une Hyper-Eglise s'est même constituée autour de Boston en 1994. C'est une des formes du mouvement "New Age", à la mode depuis le début de la décennie. Une équipe du Medialab a commencé de partager la prière en hypermédia, puis à célébrer l'eucharistie directement dans l'hypermonde.
Toi, dans les gestes de nos corps
Mais Tu t'es vraiment incarné, en l'an zéro de notre ère. Tu as mangé le pain, bu le vin. Ces produits avancés des technologies de l'époque. Tu t'es laissé baptiser dans l'eau par Jean-Baptiste, oindre les pieds par Madeleine. Tu as souffert après le dernier repas.
Et tu nous as dit "Faites ceci en mémoire de moi". Faire ceci... dans l'hypermonde. Pouvait-on dire la messe, communier au corps et au sang du Christ en restant chacun dans sa bulle? Rome en a décidé au concile de Vatican III, en 2003. Et n'a fait que prolonger sa doctrine classique, déjà exprimée à propos de la télévision: le contact direct, la participation physique à la messe est indispensable.
L'homme est corps. La sphère de l'intimité familiale, le partage de l'espace et le contact direct des corps, époux/épouse, mère/enfant, et simples poignées de main des amis, c'est essentiel. La liturgie n'est donc pas dématérialisable.
Les autres religions ont dit de même. Pas de vie religieuse sans pratiques, sans cérémonies. Parfois réduites à quelques poses mystiques. Parfois étendues aux limites du baroque, voire du mauvais goût, parfois du cruel et du sang. Mais toujours, le corps. Nous ne sommes pas des anges.
Toi qui entends le pauvre
Et ce n'est pas non plus dans l'abstrait que tu nous permets de nous réfugier pour échapper aux devoirs envers les pauvres, les affamés. "N'attends donc pas de finir tes rêves", chantait le Père Duval dans les années 60. L'hypermonde est tentation d'échapper aux devoirs, au port de la croix. Tu entend le cri du pauvre à travers le grondement des Mips, les épaisseurs successives des couches à haute résolution et les gigabits seconde.
C'est pourtant de plus en plus depuis l'hypermonde que le pauvre nous interpelle. Que toi aussi Jésus tu nous parle le plus souvent. La liturgie du rassemblement n'est qu'hebdomadaire. Et le secours matériel au pauvre assez rare. La vie courante, c'est l'hypermonde. Prières de chaque jour. Et générosité quotidienne aussi. Car, même si l'on mange à sa faim, on peut être pauvre dans l'hypermonde. Sous alimenté d'images de qualité. Malade de ses délires et de ses paresses intellectuelles. Prisonnier des puissants, des médias monopolisés par l'argent. Prisonnier de l'Etat pour les meilleurs raisons.
"Les plus petits, c'est moi", nous redis-tu. Ces handicapés de la parole et de l'expression qui ne savent pas se faire entendre dans l'hypermonde. Qui se font voler leurs bonnes idées. Ils sont marginalisés, repoussés dans les marais de la culture de masse. Ils ne parviennent pas à se faire reconnaître. Heureux encore s'ils parviennent à se regrouper en petits cercles marginaux qui parfois crèvent l'écran quelques brèves secondes.
C'est à eux, dans l'ennui, la morosité oui le vacarme incohérent de leurs pauvres hypermondes, que tu nous demandes de porter ta parole. "Allez sur les places publiques, et ramassez les boiteux, les sourds et les aveugles". Les gens "pas intéressants".
Non. Père, Fils, Esprit. Dieu n'est pas la quintessence de la complexité. L'immatériel n'est pas le spirituel. Dieu n'est pas la machine, le formel. Il est chair autant qu'Esprit. Il est partout, derrière le brin d'herbe, derrière le lever de soleil, et derrière l'hypermonde comme ailleurs.
Alors, je suis tenté en sens inverse: peut-être même vaudrait-il mieux le tenir à l'écart des représentations de l'hypermonde, le laisser dans la sphère du personnel non médiatisé ou de la rencontre immédiate des corps dans la réunion et les rites liturgiques.
Vatican III a écarté cette autre tentation, bien éloignée de la tradition catholique. Dieu est porté partout. Il l'a été dans le monde du papier, de la littérature, de la radio, de la télévision. Il l'est dans l'hypermonde. L'hypercathédrale, comme disent les ecclésiologues d'aujourd'hui, a enveloppé, sans la remplacer, la cathédrale de pierre. La rencontre physique de la liturgie est comme le foyer rayonnant de multiples représentations dans l'hypermonde.
Et Dieu.
Comment le représenter? Comme le patriarche barbu, comme image de Jésus, comme symbole. Vatican III confirme :"Ne nous privons de rien.
Attention tout de même à ne pas confondre nos constructions avec Jésus, ni nos scripts et nos images de synthèse avec la base traditionnelle: les écritures et la tradition de l'Eglise". Pour les écritures, il n'y a pas d'inconvénient à les lire dans des objets informationnels de l'hypermonde: le papier n'est pas essentiel à la foi. En revanche, la tradition est portée par des hommes réels.
L'important, c'est que l'hypermonde nous conduise à Dieu, nous mette en sa présence. Travail permanent pour les auteurs spirituels comme pour les liturgistes. Il faut prolonger les exercices de Saint Ignace de Loyola ou les conseils de Saint François de Sales devraient pouvoir se transposer sans difficulté. Et finalement, monde matériel et hypermonde, c'est en Christ que tout se récapitule. Le ciel, la terre et l'hypermonde passeront, mais la charité ne passera pas.
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