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Dissertation du deuxième trimestre de philosophie au Séminaire Saint Sulpice.

THEODICEE

Le problème du mal

Le mercredi 12 mars 1958

Dès que l'on veut faire une étude rationnelle du problème de Dieu, et, en particulie, démontrer qu'il est, on se heurte à deux groupes d'oppositions : le mal et l'erreur. Il y a bien sûr d'autres arguments plus ou moins élaborés techniquement, et même des arguments assez différents de ceux-là, comme la multiplicité opposée à l'Un. Nous serons amentés à en envisager quelques uns. Il reste que ces deux-là, le mal et l'erreur, sont au centre de la discussion, d'autant qu'ils sont appréhendés par la "ratio inferior" comme par les spéculations techniques.

Nous ne traiterons pas ici de l'erreur, sauf indirectement, en tant qu'elle est un mal. Mais ce dernier sera notre objet formel propre.

Qu'est-ce que la théodicée ? C'est la science humaine qui remonte du contingent au par soi, du relatif à l'absolu, de l'être particulier à l'Etre. Cette démarche est basée essentiellement sur le principe de raison d'être. Lequel principe peut s'appliquer généralement à l'être en tant que tel, donnant ainsi les preuves métaphysiques, qu'on peut appeler cosmologiques, car elles sont surtout basées sur le cosmos, sans faire appel particulièrement à cette catégorie spéciale qu'est l'homme. Mais on peut aussi appliquer le principe de raison d'être à la réalité humaine, à la personne, et l'on obtient une suite d'arguments d'une valeur plus fluente, qui n'ont pas la solidité métaphysique, mais ne manquent cependant pas d'intérêt.

Peut-être est-il possible, puisqu'il y a quatre sorte de causes : efficiente, formelle, matérielle, finale (en y ajoutant la cause du mouvement), de schématiser les cinq voies :

Or le problème du mal va se poser à propos de ces cinq voies, de même qu'on peut le poser à propos des voies proprement humaines.

Quel est-il ce problème ? Jollivet le dit fort simplement (vocabulaire de la philosophie) : il consiste à concilier Dieu et le mal, la bonté parfaite et le manque de bonté.

Ce n'est pas ici le lieu d'étudier de près la nature du mal. Nous acceptons la définition habituelle : la privation d'un bien dans un sujet qui peut ou qui devrait avoir ce bien. On peut alors établir notre plan comme suit :

I. Le problème

- en général

- dans les voies métaphysiques

- dans les voies basées sur la personne

II. La solution

- en général

- cas particulier

III. Conclusion

I. Le problème

Position générale

Le mal s'oppose profondément au principe de la raison d'être.

Au niveau de l'expérience existencielle, le mal apparaît absurde, sa présence dans le monde conduit à l'étendre, à poser que tout est absurde. Que des enfants, que des innocents, souffrent, cela n'a aucune raison d'être, et cependant cela est. Il n'y pas moyen, croit-on, de se tirer de cette absurdité. Il faut se boucher les yeux pour ne pas voir toute la profondeur et l'extension de celle-ci. Plus d'espoir, nuit sans fin, Sisyphe. Il faut se révolter, sinon on est un "salaud". Dieu n'est nullement présent à ce monde, ni compatible avec lui.

Déjà Kirkegaard refuse une théodicée cosmologique : pour lui la vue de la méchanceté du monde le pousserait plutôt à des tentations contre la foi. Sartre et Camus achèvent le mouvement : c'est à tort que Kirkegaard remontait à dieu. Il n'y a pas de Dieu.

Mais la métaphysique, de prime abord, ne fiat que renforcer cette impression. Le principe d'identité lui-même semble atteint, si l'on dit "le mal est un non être", car rien n'est s'il est non être, et cette absurdité se décompose avec tous les aspects du principe de raison d'être.

Il y a du mal dans le monde, cependant le mal n'a pas de raison d'être. Tout est intelligible, dit-on ? Mais le mal n'est pas intelligible, c'est une absurdité. L'intelligence s'essaie en vain à le faire entrer dans de belles synthèses qui ne consolent personne. Et on ne peut nier sa présence. Epicure, qui veut nier la mort, ne donne que de belles phrases sans intérêt profond. le mal n' pas de cause, pas d'explication, pas de but. On ne peut donc dire : "Tout est intelligible", car cette réalité nous échappe. Toute la théodicée, basée sur ce profond principe, est ainsi condamnée à l'échec.

Etude du mal dans les voies métaphysiques

Première voie

On pourrait faire la simple démarche suivante : il y a des êtres qui se meuvent vers le mal. Ce qui se meut est mu par un autre, donc ce qui se dégrade est dégradé par un autre. Et comme on ne peut remonter à l'infini la chaîne de ces déprédateurs, il faut en venir à un premier agent mauvais. Cet agent ne pouvant être Dieu, il y a un premier principe du mal. Ce type de démarche est suivi par toutes les synthèses dualistes, en particulier le manichéisme. On a ainsi une explication du mal qui sauve le principe de raison d'être. Mais cette démarche ne peut être suivie dès lors que l'on a établi que le mal est non-être. Il reste alors à expliquer autrement le "mouvement au mal", qui autrement demeure sans explication.

Deuxième voie

On peut encore reprendre une démarche analogue : C'est un fait qu'il y a des êtres affligés de mal. Or un être n'est pas la cause de ses maux (même dans le cas de l'homme, entre la peine et la faute, il faut supposer Dieu, qui assure la rétribution). Donc ou cette cause est en un autre, ou il n'y a pas de cause du tout. Dans ce dernier cas, tout est absurde, et il n'y a pas de Dieu. Dans le second on dira : cet agent qui a fait le mal est mauvais. Il n'est pas la cause de son mal. Et comme on ne peut remonter à l'infini, il y a une cause première de tout mal. Cette démarcher ne peut être suivie, car le mal, qui n'est pas de l'être, n'a pas besoin de cause. Cependant, il faudra trouver quelqu'explication si l'on ne veut tomber dans l'absurdité.

Troisième voie

S'il y a une réalité "contingente", qui pourrait ne pas exister, il semble que ce doit bien être le mal ! Faut-il donc, reprenant la démarche de Saint Thomas, remonter à une sorte de "mal nécessaire", puis de là à un mal nécessaire par soi ?

Saint Thomas utilise dans cette démarche le principe : quod potest non esse, quandoque non est. Ce principe s'applique tout différemment, dans le cas du mal que dans les autres cas. Nous verons que c'est précisément lui qui est en quelque sorte à la base de la réponse. Car d'une réalité créée finie et sans mal, mais faillible, va surgir le mal. S'il n'y avait pas eu d'être à un moment donné, rien n'aurait fait sortir l'être du néant. Mais le mal naîtra comme de lui-même, il y a bien là quelque nécessité, mais qui ne provient que de la finitude du créé.

Mais il reste qu'a priori, il nous semlbe que d'un monde sans mal, le mal n'aurait pas du jaillir sans une certaine nécessité muvaise, qui nous oblige à remonter à une cause première du mal... ou à poser que tout est absurde.

Quatrième voie

De même qu'il y a des degrés de perfection, de mùeme il y  des degrés de corruption, qui nous conduisent à un néant, à un mal, à un absurde. Il est absurde que le néant soit mauvais, puisqu'il n'est en aucune façon. Mais qu'il soit absurde, cela fait justement partie de ses propriétés de non-être.

Cinquième voie

La cinquième voie apparaît particulièrement perturbée.

On a d'abord l'objection du désordre. On peut la retourner et lui faire confirmer l'idée d'ordre, mais il reste alors à expliquer l'origine du désordre. L'hypothèse d'un être perturbateur apparait immédiatemnt. C'est celle qui se présente à l'intelligence du primitif. Il ya de mauvais génies.

Il est curieux de noter que le technicien, au moins à titre de schéma fictif, mais qui semble s'imposer à lui avec force, personnifie rapidement une force qui s'impose à lui. On lutte contre une maladie. Noter ce cas curieux, dans les centrales américaines, quand une fusée ne veut pas partir, on dit "il y  quelques "gremlins" qui sont passés par là". Ce désordre, qu'on peut faire rentrer dans une théorie de style esthétique quand il s'agit du monde physique, résiste fortement pour la souffrance, et spécialement la souffrance humaine.

Ayant perturbé le fait initial, le mal perturbe les principes que l'on pourrait lui appliquer. Enfin on passe au terme du raisonnement et on dit : "Si Dieu laisse le mal se faire, ou il ne peut l'empêcher, ou il ne le veut pas. Dans le premier cas, il n'est pas tout puissant, dans le second il n'est pas bon. Dans les deux cas il n'est pas Dieu. Il n'y a pas de Dieu.

Etude du mal dans les voies sur la personne

Ces voies ont pour schéma général un fait : la présence d'une infinité, d'une transcendance dans la conscience humaine, pensée, amour, action, l'application du principe de raison d'être qui conclut à un absolu nécessaire pour fonder cette présence toute particulière.

Or le mal, comme nous le savons, le mal de l'homme, est précisément de se rebeller contre cet absolu. Et le mal a été fait et se fait. L'homme sans cesse néglige et refuse l'absolu, le Vrai, le Bien. Il lui devient de plus en plus indifférent. Aussi les voies qui se basent sur cet appel se voient opposer le mal. Puisqu'il y a mal, c'est au fond qu'il n'y a pas d'absolu. Mais l'homme se pose à lui-même un absolu, d'une façon arbitraire, et décide des valeurs par rapport à celui-ci.

On peut envisager et discuter sous cet aspect les voies des vérités éternelles, de l'aspiration au bien absolu, de l'ordre moral (et même en quelque façon la voie mystique). Nous n'avons pas à  nous occuper ici des vérités éternelles, et nous laisserons de côté la mystique, mais le mal  intervient dns les voies de l'aspiration au bien infini et de l'ordre dmoral. Il faudrait donc faire cette étude. Nous n'avons pu pour cette fois la pousser assez loin pour obtenir des résultats nets. Notons cependant que le mal perturbe le principe de finalité sur lequel ces voies sont basées. Par exemple la faute morale : ou bien l'homme "cherche son mal", si l'on peut dire, et cela est contraire au principe de finalité qui veut que tout être aille à son bien, ou il fait erreur sur son bien, et dans ce cas il n'y a pas de faute morale, ce qui n'est pas le cas général.

II. La solution

Solution générale

On peut la résumer ainsi : le mal est une privation, conséquence pratiquement nécesaire de la limitation de la créature. Cependant la créature est bonne parce que Dieu l'a créée.

Le mal est une privation

Le mal, plus précisément est la privation d'une perfection que l'être devrait avoir. Ceci permet de comprendre le mode de subsistence du mal : il est attaché à l'être. Le mal, formellement pris, n'est en aucune façon. C'est l'être sur lequel il est fondé qui est. Ce que nous connaissons ce n'est pas le mal. La douleur elle-même est une privation d'être, et la souffrance est la conscience de ce manque d'être.

Ceci permet donc immédiatement de lever les difficultés spéculatives. L'absurdité de ce "non-être qui est" n'est qu'apparente, au plan spéculatif. Sans doute la source du mal est une explication limitée, nous allons le voir,n mais la difficulté logique est levée. De même, le mal n'est pas intelligible, mais il est connu par son contraire, le bien.

Notons que le mal est fondé sur un bien : l'être ; mais il n'est pas fondé sur celui qui lui serait directement contraire.

Il faut que je soulève ici une difficulté. On dit que le mal est un manque de perfection due. Mais on dit d'autre part que la créature n'a pas d'exigences en face de son créateur. Cela se résout en attribuant dans la définition une valuer surtout logique. Mais pourtant il faudrait pousser l'étude de ce point.

Cette privation est une conséquence pratiquement nécesaire de la limitation

Quod potest non esse, quandoque non est. La créature, du seul fait qu'elle est finie, se dégrade plus ou moins elle-même dans ses actions et interactions. La génération de l'un nécessite la corruption de l'autre. Pour l'homme, la recherche de telle qualuité l'oblige à laiser de côté tel ou tel aspect intéressant, mais secondaire, de sa personnalité. La créature n'est pas absurde, mais sa vérité ontologique, son intelligibilité est limitée ; elle nees pas mauvaise, ni laide, ni disparate (par opposition à l'unité) ni inexistance (par opposition à l'aliquid), ni sans raison d'intelligibilité (par opposition à la res), mais elle est d'une bonté, d'une beauté, d'une unité limitée, l'aliquid et la res lui appartiennent en mesure seulement se sa perfection et non absolument.

La créature est bonne

Simplement, il faut le dire, parce que l'être est bon. Même limité, même privé de certaines perfections qui lui seraient bonnes, l'être demeure fondamentalement bon. Il est bon que Dieu ait créé et l'univers et l'homme.

A l'expérience existentielle de l'absurdité du monde, il faut opposer des expérinces tout aussi existentielles et tout aussi valables de la beauté du monde. Un Toulouse-Lautrec, après une vie de douleurs et de mépris, s'écriant avant de mourir :  "La vie est belle". Quelque équivoque que puisse être ce témoignage, il demeure, et son équivocité même en accentue encore la force. Le témoignage des saints est plus complexe : ils sont heureux de quitter ce monde, mais c'est parce qu'ils savent que, perdant l'être, en quelque sorte, par la mort, ils le retrouveront, meilleur, transcendant, témoignant finalement qu'il est bon d'être homme.

Solution des arguments particuliers

Première voie 

La solution du sophisme est simple : le mouvement au mal peut se produire de trois façons :

a/ l'être  mu est mauvais avant le mouvement, dans ce cas il n'y a pas à proprement parler au mal, mais une action bonne se trouve viciée par le mal

b/ l'être mu est bon et le moteur est mauvais, c'es la solution envisagée précédemment

c/ ni le mu ni le moteur ne sont mauvais, mais le passage de la puissance à l'acte s'effectue de façon déficiente, "par accident" parce que le moteur ne convient pas à l'être à mouvoir, par exemple un enfant joue avec un rasoir. ni l'enfant ni le rasoir ne sont mauvais, mais l'enfant se fait mal cependant

S'il se trouve donc que dans le premier chaînon de le démarche, le moteur ait été effectivement mauvais, il se trouvera certainement un moteur intermédiaire non mauvais, mais qui a eu une action déficiente. Il n'est donc nullement nécessaire de remonter à un premier agent déprédateur et l'origine du mal provient de la limitation du créé, ici intervenant sous forme du hasard.

Deuxième voie

 A démarche analogue, réfutation analogue. L'agent n'était pas mauvais, mais a fait le pal par accident.

Troisième voie

Il y a quelque nécessité à ce que le mal provienne, nous avons dit nécessité partique, selon la loi de Saint Thomas qui passe d'une certaine façon du possible au nécessaire "quod potest non esse quandoque non est". Mais cette nécessité "problématiqeu" de la chune n'est pas mauvaise, c'est une condition de la création qui n'empêche pas qu'elle soit bonne dans l'ensemble. Nos théories modernes sur l'évolution sembleraient montrer que s'il  y a une sorte de dégradation progressive cosmique, elle est compensée par le progrès fondamental de l'évolution. Au plan moral, la question est autre.

Quatrième voie

Ce genre de raisonnemnet n'intéresse que des esprits pervertis. Dans la mesure où on leur donne un intérêt quelconque, c'est en donnant gratuitemnet au néant une sorte de réalité vague dont on pourra tirer plue ou moins ce que l'on voudra. Les existentialistes comme Sartre ont peut-être essyé une réalisation de ce genre en donnant au néant une réalité psychologique. Il est vrai que l'homme peut concevoir le néant. Mais il ne peut le penser et l'imaginer que par son contraire et sa pensée ne gagne guère à s'y appliquer. Dans le cas du nirvanah, il y a encore une sorte de "réalisation" contradictoire qui ne peut guère intéresser que des esprits égarés par la peur de la métempsychose.

Cinquième voie

L'objection du désordre est facilement résorbée : c'est une simple conséquence de la limitation de la créature. Il y a un hasard, et ce hasard est parfois néfaste. Mais il ne saurait en être autrement.

La sauvegarde du principe de finalité a été assurée dans la solution générale.

Quant à l'objection concernant l'impuissance ou le non-vouloir de Dieu, il faut dire qu'au plan des natures, Dieu ne peut créer un univers limité infaillible et ne peut éliminer toute imperfection actuelle du monde. (On trouvera une démonstration complète de cete thèse dans la traduction de la Somme théologique par la Revue des jeunes, note technique sur I. QII artIII ad 1). Il pourrait sans doute faire une sorte de miracle perpétutel, mais la créature ne l'exige pas, et s'il ne le fait, c'est sans doute pour de plus grands biens.

Des réflexions nombreuses sur la personne humaine ont amené les penseurs contemporains à nier Dieu. Le problème y occupe une place importante. Mais nous n'avons pu les étudier suffisamment ni les réponses que l'on peut y faire. Il faudrait une étude précise du problème de la liberté humaine et de la rétribution des mérites et des fautes.

D'autre part il faudrait pousser une étude concrète de l'homme, passer du plan spéculatif au plan spéculativo-pratique, pour atteindre l'homme concret dans sa situation de pécheur racheté, vivant au XXe siècle, dans telle et telle condition.

Il faudrait enfin, et nous espérons pouvoir le faire ultérieurement, faire une étude proprement théologique, avec toute la lumière de la révélation, de ce problème fondamental.