Le salut viendra par les femmes
Siggraph (2008 ?)Malgré le petit panneau « Adult content » à l'entrée de l'exposition artistique, il faudrait avoir l'esprit bien mal tourné, ou l'imagination bien fertile pour y trouver matière à émotion érotique. Ce ne sont pourtant pas les outils techniques qui font défaut, comme en témoigne l'ouvrage maintenant classique Virtual Vixens Michael Burns (traduction française, la femme digitale, Eyrolles 2003). Et bien entendu, l'arrivée du 3D ne manque pas d'offrir ici aussi de nouveaux reliefs, mis sur papier glacé l'an dernier par le collectif Focal Press (Virtual Vixens 3D. Character Modeling and Scene Placement, d'Arndt von Koenigsmark, 2007 pour l'édition « paperback »). Ce monde là ne semble pas pénétrer au Siggraph, ni à l'Art Gallery, ni au Computer Animation Festival (mais je n'ai pas vu tous les films).
On peut s'en étonner, voir s'en scandaliser. Il est certes normal, et de tradition, que les informaticiens, essentiellement des scientifiques et des ingénieurs, aient à coeur de protéger la propreté de leur environnement de travail. Cela n'est pas normal en revanche pour les artistes : de la madone de Brassempuy à Balthus en passant par les grecs, Vinci Ingres et Picasso (pour ne pas parler de Courbet), les rondeurs féminines ont toujours joué un rôle majeur dans leur développement aussi bien collectif qu'individuel. Au point qu'on parle en français d' « académies » pour désigner les nus réalisés en atelier. Et le nu reste, dans bien des écoles d'art, y compris numériques, un moment important de la formation. Pourquoi l'art numérique ferait-il exception ?
Est-ce une raison ou une conséquence, du fossé qui sépare depuis toujours le Siggraph du monde de l'art ? A preuve, si nécessaire, ce titre d'Art Press no 347 (printemps 2008) : « Los Angeles, capital mondiale de l'art contemporain ? ». Un long article de 9 pages ... sur le Siggraph ? Non, sur la récente inauguration des nouveaux bâtiments du Lacama (Los Angeles County Museum of Contemporary Art). Sans aucune allusion à notre grand événément, pourtant solidement présent à LA depuis toujours ! Symétriquement, d'ailleurs, aucune allusion au musée dans les documents du Siggraph !
Alors pourquoi ? D'abord une raison traditionnelle de marché : le cinéma d'animation, thème central sinon exclusif du Siggraph, vise d'abord les jeunes, la famille. Mickey, Bambi, Wall.E. La violence, oui. L'amour, non. Le message des 60's n'a pas passé nos frontières. Ensuite, peut-être, la coupure serait un des versants de l ' « uncanny valley », cette troublante vallée où l'on s'enfonce dès que l'image de synthèse dépasse un certain degré de réalisme. Cela ne gêne pas trop le monde des jeux, pourtant.
Alors, le traditionnel puritanisme américain ? Pourtant, dans les supérettes locales, on trouvait bien en vue le numéro de septembre de Cosmopolitan, avec des titres on ne peut plus explicites, comme « What He Thinks When You're Butt Naked » (jeu de mots intraduisible en français politiquement correct).
Mais justement, voilà peut-être la réponse, la bonne raison d'espérer que les Siggraph du futur seront moins castrateurs que ceux d'hier et d'aujourd'hui : Cosmo s'adresse aux femmes. Et elles se libèrent, elles revendiquent leur désir, au moment même où les hommes ne l'osent plus, où des titres comme Playboy et autres Penthouse ont pratiquement disparu des kiosques, dans le vieux continent comme en Californie.
Et, pour notre bonheur à tous, les femmes prennent aussi le pouvoir, y compris dans nos « sociétés savantes ». La britannique Wendy Hall est la nouvelle « chair » de l'ACM. La française Marie-Paule Cani vient d'entrer à l'Executive Committee de l'ACM Siggraph. A Los Angeles même, il aurait fallu être bien insensible, je dirais même bien peu artiste, pour ne pas remarquer les parures élaborées et la superbe dynamique corporelle de Jacquelyn Martino, présidente du congrès. Ou la couche alpha proche de 255 de la blouse de Catherine Owens pour présenter son exposé invité sur le thème « Giving Technology Emotion : From the Artist's Mind to U2 3D ». Quel contraste avec le négligé des hommes de toutes les spécialités. Tee-shirt délavé et pantalon avachi font figure d'uniforme, presque aussi impératif ici que col dur et cravate à Wall Street.
Oui, le salut peut venir des femmes. Nous, les hommes, nous avons trop abusé de notre supériorité (en tous cas, de notre masse musculaire plus importante) pendant des millénaires. Les femmes se sont battu pour leurs droits. Les américaines sont aujourd'hui connues pour leur sensibilité à la moindre manifestation de machisme. Bref, culpabilisés, nous n'osons plus.
Les femmes, si. La technologie ne leur fait plus peur. Mieux, elles sont capables de tisser avec elle des relations autrement riches que notre mâle maitrise d'ingénieurs. Ecoutons la philosophe Dona Haraway (qui vient d'être publiée en français) « Bien qu’elles soient liées l’une à l’autre dans une spirale qui danse, je préfère être cyborg que déesse ». Et tendons l'autre joue sur l'« oreiller rêveur » d'Armella Leung et de son copain Olivier Oswald (deux fois primé à Laval Virtual et sélectionné pour les Siggraph), même si Armella, de son sourire candide, jure qu'elle ne pensait pas... « à mal ».
Pierre Berger