Courrier des lecteurs: poème
(Vincent Wahl).
Nous disposons aujourd'hui de techniques de
télécommunication mille fois plus puissantes que le
téléphone. Puissance ! Pour transmettre instantanément des
millions d'images et de pages et de sons. Certains, qui voient et
sentent de loin, de leur séjour de verre et de métal,
projettent d'étendre partout l'immense réseau de ces conduites
forcées.
Songer à l'Etoile Absinthe. Celle qui doit tomber
sur la terre et verser son amertume dans les puits et les cours
d'eau. Beaucoup d'humains en mourront. Cet astre funeste,
Dostoïevsky l'identifiait aux chemins de fer, qu'il voyait
s'étendre sur le pays pour le couvrir de leurs mailles.
Je crois aussi à l'étoile Absinthe, mais je la cherche dans les
regards. Elle en infeste quelques uns. Mais tous nous sommes
menacés. Sur la rétine, elle dépose un fin tamis, un jeu de
masques.
Et ces gens meurent des débits d'information, des mètres-cubes
par seconde là où, parfois, pourrait surgir l'inattendu. Ces
gens croient dire l'avenir, parfois même ils croient le
produire, mais seul leur restera en mains l'inventaire de leurs
outils.
(pause) Vincent Wahl (11/89)
La systémique a un double visage: le dur
(systèmes d'équations, recherche opérationelle, modélisation
formelle) et le doux (pluralité des approches, holisme). L'un
comme l'autre doivent nous aider à bien construire ce monde
nouveau qu'est l'hyperpmonde, à y porter les acquis du monde
actuel tout autant que la prudence qu'inspire ses échecs, et la
capacité de synthèses multiples qui caractérise l'état actuel
de la discipline.
N'ayons pas honte des acquis, de la
puissance, de l'opérationalité de la science et de
l'ingénierie. Les mêmes causes produisent les mêmes effets:
c'est efficace, même si c'est dangereux.
De toutes façons, pas d'hypermonde sans technologie, et même
sans technologie de ointe. Alors, pas de complexes. A nous tous
les "systèmùes", d'Aristore à Forrester en passant
par Descartes, Newton et Bertalanffy. Les lois de la matière et
de l'énergie changent dans l'hypermonde. Il permet de leur
échapper, de se croire ensemble même si l'on est physiquement
implanté aux antipodes, ou si plusieurs heures séparent nos
interventions successives; de chausser des bottes de sept lieues
électroniques; de faire na^tre des univers entiers à partir
d'un simple clic sur la souris, d'une impulsion
presqu'inconsciente sur le gand; et, plus démiurges encore, de
pouvoir tout détruire, tout faire disparaître, quand la colère
nous prend. Ou, radicalement décisir dans ce monde
d'imaginaires, l'ennui.
Pour autant, l'hypermonde s'implante dans le monde tout court.
L'électronique s'abrite dans le béton, se nourrit
d'électricité. Elle se connecte sur notre anatomie, nos nerfs,
les circonvolutions de notre cerveau. Alors, affûtons nos
systèmes d'équations, nos calculs aussi précis que possible,
nos méthodes et nos normes de construction. Les mondes de
synthèse eux-mêmes devront obéir à des lois cohérentes pour
que nous puissions nous y sentir à l'aise, y agir de façon
rationelle. Comment agir si le même geste n'appelle pas une
réaction suffisamment prévisible, des évolutions suffisamment
contrôlables? L'immensité même de ces espaces exigera de
nouvelles modélisations. Les outils les plus traditionnels y
trouveront leur place, pour construire des hiérarchies, des
niveaux de compréhension comme d'intervention, garants à la
fois des stabilités comme des dynamismes.
Mais, dans ce monde nouveau, ce monde à construire, ne recommençons pas les erreurs du XIXeme et du XXeme siècle. L'effort de la systémique, à partir des années 75, a précisément consisté à montrer les limites des déterminismes et des linéarités, à ré-introduire les boucles, fussent-elles étranges. Les réflexions de Mélèse, Thom, Morin, Le Moigne... (et Herbert Simon que je ne sais trop où classer) doivent nous inciter à la modestie devant la nouveauté même de l'hypermonde. Il reste, largemnet, impensable, inimaginable. "Des images qui dépassent l'imagination", titrait joliment Imagina 92.
Et les systémiciens, ces philosophes de la science en cette fin de siècle, ont la capacité comme la responsabilité d'insister sur la nécessaire diversité des approches, sur le respect du chaos d'où peut naître le neuf. Order from disorder. Platon et Augustin doivent se défendre face aux Aristote et aux Thomas d'Aquin. Et savoir qu'ils devront toujours s'accepter les uns les autres sans jamais se retrouver tout à fait.
Mais la systémique ne sortira pas inemne du voyage dans l'hypermonde. Elle ne peut se contenter d'y trouver sa niche, son secteur de marché au sein d'un ensemble plus vaste, se limiter à un certain nombre de techniques comme la mathématique ou la recherche opérationnelle. Il ne slui suffit pas de s'étendre aux limites de l'hypermonde. Elle doit se remettre en cause elle-même. Aux systémiciens de jouer... ou de rester au port.
2.1. De 500 AC au XIXeme siècle, le monopole de l'écriture La systémique, en effet, n'est pas née par hasard, comme une génération spontanée de l'enthousiame ou de la contestatin de quelques ingénieurs surdoués jouant les soixante-huitards avec quelques années de retard, vers 1975. Elle est le fruit, relativement déterminé, d'un appel nouveau à un mode de représentation graphique. D'un dépassement du texte traditionnel comme du texte formalisé de la logique et du calcul. Pendant deux ou trois millénaires, des philosophes grecs et des scibes égyptiens et juifs aux scientifiques de l'après-guerre, la modélisation du monde s'est construite principalement sous forme textuelle.
L'écriture, avec son alphabet optimisé de 25 signes plus ou moins cinq, plus quelques chiffres et signes diacritiques. L'écriture, avec la richesse de son lexique et de sa syntaxe. L'écriture, avec sa capacité de passer immédiatement du langage au méta-lanage. L'écriture avec sa double articulation et son extraordinaire aptitude à traduire à la fois le concept et la parole, à se communiquer géographiquemnet comme historiquement... l'écriture a fait la base de toutes nos constructions cosmologiques, de nos systèmes.
Avec l'espoir toujours renouvelé, toujours déçu, d'enfermer le monde entier dans un texte définitif. Une Bible, une Théorie universelle, un Système global. Humilité de Thomas d'Aquin montrant sa Somme thélogique avant de mourir: "Haec est palea", c'est de la paille.
L'image subsistait pourtant. En marge du texte, hors texte. Marginalisée, réduite au rôle d'ornement, d'enluminure, d'illustration, de faire-valoir du texte. Ou maudite, comme les figurations de l'astrologie ou de l'alchimie. Mais les mathématiques et la physique ont commencé à secouer le carcan. Obligé l'écriture à sortir de ses graphies traditionelles, au prix d'ailleurs d'une croissante difficulté de lecture. Les volumes de Bourbaki et des mathématiques récentes le montent éloquemment.
2.2 La systémique des boites
De différents côtés, poussé par les techniques d'impression, le texte s'est vu complété, débordé de toutes parts. Géométrie descriptive de Monge, dessin industriel, partitions musicales, photographie. Et la bande dessinée, de Christophe (Cosinus) et de Pinchon (Bécassine) à Druillet, inverse le rapport de force, en limitant le texte à quelques onomatopées en bulles. La systèmique s'est en bonne partie construite sur l'utilisation diversifiée d'un concept assorti d'une image facile à dessiner: la "boite noire", qui exprime l'objet, complété par le trait qui traduit la relation.
Cette base étroite a prouvé sa fécondité: cybernétique, automates finis, dynamique industrielle de Forrester, systémique générale de Blumental à Le Moigne, méthodologies informatiques (Merise après bien d'autres), jusqu'aux outils de génie logiciel.
2.3. L'objet, une super-boite
Mais la modélisation par boites a ses limites. En la qualifiant de "boxologie", Henri Habrias a traduit le ras-le-bol des chercheurs comme des utilisateurs. La méthode Merise na pas que des amis et cherche un second souffle. L'orientation objet vient renforcer puissamment la conceptualisation par boites. Prolongeant la montéde complexité des structures manipulées par l'informatique, l'objet forme la pointe actuelle d'une évolution qui part bit (l'atome informationnel), l'aligne en mots binaires, en caractères, octets, zonez, enregistrements, fonctions, types abstraits. L'objet s'assimile le programme. Il se reproduit par occurence, et plus puissamment par héritage.
L'objet se montre aussi sur l'écran. Il ne se contente pas de porter un nom, il s'affiche par une icone. Sommet de l'abstraction informatique, l'objet s'offre aussi comme la plus conviviale de l'ordinateur. C'est la victoire du Macintosh avec sa souris familière et, plus récemment, ses belles couleurs. Ainsi se voit rompue, en principe, la frontière qui séparait l'informatique de ses utilisateurs. L'ordinateur individuel et les outils conviviaux permettent l'appropriation, par tous et sans peine, des technologies de l'abstraction et de la complexité.
La systémique a-t-elle tiré tout le parti qu'elle pourrait de ce nouveau mode de représentation? Pendant que nos enfants, par icones interposées, passent des heures à des jeux dont la difficulté même déroute les adultes, les systémiciens savent-ils sortir du texte et des boites? René Thom se prend à dessiner pour des cénacles d'intimes. Bruno Lussato revient avec sa "théorie de l'empreinte"... qui ne comporte même plus une seule figure. Morin reprend, inlassablement, sa boucle aplatie pour se fondre dans la typographie. Tardieu prolonge magnifiquement Merise mais la difficulté même de ses texte confirme que les limites sont atteintes.
2.4. Vers une systèmétique 3-D
Et pourtant, la technologie de la réalité virtuelle nous pousse déjà plus loin que l'objet, que l'icone. Plus loin que l'objet plat. Xerox propose un environnement de programmation en trois dimensions (mais vu à partir d'un écran classique).Un philosophe, Pierre Lévy, nous y convie dans son "infographie dynamique"... mais est bien oblité de nous l'expliquer dans un livre à la typographie bien classique et sans illustrations.
Si elle veut se mettre à la hauteur de ces nouveaux espaces, la systémique va devoir apprendre à penser directement dans ces nouveaux mondes en trois dimensions, sinon quatre, puisque la dynamique compte autant que la forme statique. Vaste programme. Il faut coiffer le casque, enfiler les gants... et trouver un meilleur mot que "programme". Au travail, ou plutôt, en sacrifiant au principe de plaisir, bon appétit.
Pierre Berger (Extraits de l'exposé présenté au groupe Gesys) IMAGINA 92, OU LE DECALAGE ENTRE DISCOURS ET PRODUITS
- Ouïe: communication vocale, langage naturel,
- Gout et odorat: une session pour l'ensemble de ces deux sens.
- Hypermonde et systémique (au Club Gesys, le 18 février. Pierre Berger).