Manifeste de l'hypermonde (suite)
Les formes les plus spectaculaires de
l'hypermonde restent encore fort coûteuses. Le dialogue entre le
père Di Falco et la conservatrice du musée de Cluny dans une
reconstitution électronique de la célèbre abbatiale exigent
encore des moyens que seuls de généreux sponsors peuvent
fournir.
Mais cette situation évolue rapidement. A la fin de 1993,
plusieurs constructeurs présentent deslunettes vidéo à bas
prix (autour de 1000 F), donc accessibles au commun des
consommateurs occidentaux.
En réalité, nous avons tous déjà un pied dans l'hypermonde,
à des degrés divers. La moyenne d'entre nous passe plusieurs
heures par jour devant son téléviseur. Et une autre devant
l'écran de son poste de travail.
Les technologies essentielles sont toutes basées sur quelques
produits produits désormais en grandes masses. Par millions et
demain sans doute par milliards. Les "puces" animent
tous nos appareils, toutes nos machines. Les réseaux les font
communiquer sur toute la planète et dans tout l'univers
pénétré par nos satellites ou le rayonnement de nos antennes.
Pour autant, ces technologies ont leurs limites. Certaines ont
des chances d'être rapidement dépassées, d'autres pourraient
bien rester infranchissables pendant encore plusieurs décennies,
malgré la rapidité des progrès techniques.
Parmi les points relativement urgents et en bonne voie de
progrès, notons
- la qualité des écrans, qui sont encore loin des
aptitudes du papier tant pour le confort de l'oeil que pour la
puissance des effets graphiques (contraste, brillance/matité),
- la disponibilité de réseaux de télécommunications efficaces
et surtout bon marché quelque soit la distance; actuellement,
les prix pratiqué par les opérateurs privés ou publics
limitent encore sensiblement les possibilités pratiques de
l'hypermonde, tant pour la vie professionnelle que privée. Une
connexion permanente de niveau Numeris suffirait à un haut
degré de télé-virtualité. Elle reste encore très au-delà
des budgets raisonnables.
Parmi les points évoluant rapidement, mais dont les besoins
potentiels sont si immenses qu'il ne faut guère espérer les
voir rassasiés dans l'horizon prévisible, notons principalement
les puissances de traitement et les volumes de stockage. Le taux
des progrès dans cette voie détermineront celui de la
construction de l'hypermonde, de son développement, de son
intégration, du taux de saturation sensorielle qu'il offrira et,
last not the least, la qualité des univers qu'il nous
présentera et des interactions qu'il nous proposera.
Enfin, restent encore largement hors de portée tous les
traitements basés sur la langue naturelle. Malgré les espoirs
formulés il y a trente ans et les considérables travaux menés
pour y parvenir, les résultats restent bien maigres. La
traduction automatique d'une langue à l'autre ou le dialogue en
langue naturelle avec la machine restent des fantasmes plus que
des réalités. Heureusement, ce point n'est pas d'une importance
cruciale pour le développement de l'hypermonde. Il tirera profit
des progrès en la matière, mais pourra aussi bien s'en passer.
L'hypermonde constitue bien "un
monde", car les technologies de l'information convergent.
Leur intégration va de pair avec leur multiplication et leur
développement.
A la fin du XIXe siècle, nos pères disposaient d'une vaste
gamme de technologies de l'information:
- l'imprimerie poursuivait un rapide développement depuis son
invention à la Renaissance. Outre le livre, la grande presse
développait les grands tirages grâce à des innovations comme
la Linotype et le rotative
- la photographie devenait peu à peu monnaie courante, elle
étendait ses capacités de mémorisation au mouvement avec le
cinématographe, abordait le relief et s'essayait même déjà à
la couleur;
- le phonographe enregistrait la musique et les discours
- les machines à calculer facilitaient le travail des
ingénieurs et des comptables
- la carte perforée laissait présager une multiplicité
d'applications par ses succès dans le recensement américain de
..., et dans quelques applications techniques comme le métier
Jacquard
- les câbles de télécommunications couvraient la planète d'un
réseau de plus en plus dense, complété par la TSF
Mais tous ces moyens restaient radicalement isolés les uns des
autres. Au point que la presse publiait des gravures redessinées
d'après des photographies, que le télégraphe et le téléphone
employaient des réseaux distincts, que tout calcul se faisait à
la main à partir du papier et pour le papier.
L'intégration s'amorça entre les deux guerres: cinéma parlant,
et même télévision (inauguration de la Télévision française
en 1939), combinaison du calcul et des fichiers de cartes
perforées (toutes les grandes applications de l'informatique de
gestion, de la paye à la production, sont connues dès cette
époque).
Mais Von Neumann, en explicitant les principes des ordinateurs
modernes, posa les bases théoriques et pratiques d'une
intégration en profondeur: tous les types de données
(numériques, alphabétiques, sonores ou graphiques) mais aussi
toutes les opérations, logiques, mathématiques ou automatiques
(machines-outils) peuvent se décrire et s'ordonner à partir de
données et d'instructions binaires.
Nous voyons aujourd'hui se parachever l'intégration de toutes
les technologies de l'information autour de quelques dispositifs
techniques standards: microprocesseurs, réseaux de
communication, mémoire et entrées-sorties. L'appareil de photo,
le téléphone, le magnétoscope aussi bien que le robot ou le
lave-vaisselle emploient les mêmes types de "puces" et
communiquent sur les mêmes "réseau numériques à
intégration de services".
Par conséquent, tous les domaines informationnels fusionnent
pour constituer un monde toujours plus cohérent et plus
étroitement interconnecté.
Le mot "hypermonde" n'apparaît
pas isolé dans un désert conceptuel. Partant de l'expression
"réalité virtuelle", que nous avons considérée
comme trop négative, sinon contradictoire dans les termes
mêmes, nous proposons un mot positif, presque trop (on reproche
parfois au club de l'hypermonde de se donner d'emblée une image
trop prétentieuse").
Le préfixe hyper est apparu en informatique avec le concept
d'hypertexte, forgé par Ted Nelson pour exprimer la richesse des
structures et des navigations qu'apporte l'ordinateur par rapport
à la linéarité du texte traditionnel sur papier. Dans un
hypertexte, à partir de certains mots d'un texte affiché, on
peut se brancher sur des explications, d'autres mots, des
programmes entier. Organiser son utilisation du texte selon les
besoins, exploiter sa sémantique profonde... à condition tout
de même que l'auteur, ou un spécialiste, ait préparé les
branchements.
Le concept s'est depuis généralisé en conservant le même
préfixe, avec notamment les "hypermédia", pour
s'assimiler l'image et la vidéo. L'hypermonde pousse l'idée à
sa limite. Il associe ainsi la puissance d'immersion de la
réalité virtuelle et la richesse structurelle et
navigationnelle de l'hypermédia.
On pourrait, de même, parler plutôt d'hyper-entreprise que
d'entreprise virtuelle. Le terme d'entreprise étendue va dans le
même sens.
Les Américains emploient, dans un sens très proche, le terme de
"cyberspace", qui à nos yeux renvoie un peu trop aux
vieilles idées cybernétiques du milieu du siècle avec ses
calculateurs "géants" et ses robots peu sympathiques.
Mais l'orientation est semblable.
L'hypermonde peut se concevoir comme un prolongement et une
généralisation de la bureautique, voire de l'informatique en
général. Il donnera une importance croissante à leurs volets
communicationnels, au groupware (collectique).
Du fait de son immatérialité comme de son caractère futuriste,
l'hypermonde est parfois perçu comme un monde
"spirituel", à rapprocher de la vogue actuelle du
"New Age". Mais la ressemblance s'arrête là. Certes
l'hypermonde est ouvert à toutes les formes de spiritualité. De
même que la galaxie Gutemberg puis la galaxie Marconi se sont
ouvertes aux religions comme aux sectes et aux idéologies.
En lui même, l'hypermonde est aussi "neutre" et
"laïc" que n'importe quel espace. Comme l'était
l'Amérique et le Far-West pour les passagers du Mayflower et les
millions d'immigrants qui les suivirent. Il n'est pas impossible
que ses structures, sa géographie même en quelque sorte,
favorisent ou stérilisent certaines formes de philosophies et de
culture. De même que l'Amérique a donné finalement des formes
spécifiques aux mouvements intellectuels et spirituels qui y ont
débarqué ou s'y sont développés. En toute hypothèse, nous ne
pouvons le prévoir a priori.
Il ne suffira pas, pour conserver à la
planète une atmosphère respirable, une eau potable et des
conditions climatiques satisfaisantes, de modérer un peu la
consommation des pays les plus développés... et d'interdire aux
autres, c'est à dire la grande majorité, d'accéder aux
ressources les plus avancées de la technologie et de la
civilisation.
Or il n'est pas imaginable de donner à dix milliards d'êtres
humains un niveau de vie comparable à celui des Etats-Unis ou de
l'Europe, dans le sens où s'entend aujourd'hui le niveau de vie.
C'est à dire avec une consommation effrénée (malgré quelques
efforts) d'énergie, de béton, de produits chimiques en tous
genres.
L'hypermonde nous permet de dépasser le discours négatif,
malthusien ou excessivement ascétique, des doctrines
écologiques courantes.
Dans l'hypermonde, en effet, la croissance reste possible, et au
delà des limites imaginables aujourd'hui, et sans fortes
consommations matérielles. Doter tous les Africains et tous les
Asiatiques d'une automobile puissante, c'est condamner la
planète à l'asphyxie. En revanche, rien n'empêche de donner
tous, dans des délais raisonnables, des moyens relativement
puissants d'accès à l'hypermonde: lunettes, calculateurs,
mémoires, canaux de communication.
Mais l'hypermonde permet aussi sinon de supprimer, du moins de
réduire considérablement le rôle du papier dans notre culture
et notre civilisation. C'est déjà largement chose faite dans la
vie privée. dans la mesure où les humains passent plus de temps
avec leurs téléviseurs, leurs machines de jeux, leurs walkmans,
leurs minitels et leur micro-ordinateurs que dans les livres et
les journaux.
Il en va progressivement de même dans la vie professionnelle: le
bureau sans papier est une vue théorique: on supprimera les
bureaux de pair avec la disparition du papier. Le bureau,
invention contemporaine du papier comme de la comptabilité en
partie double, va peu à peu se réduire, au profit de diverses
formes de télétravail et d'autres types d'activités.
Tout l'organisation de la vie personnelle et sociale,
professionnelle, familiale de loisirs va donc peu à peu
s'écarter de ses structures actuelles basées sur la
localisation des activités dans des immeubles et des zones
spécialisées. Cette organisation, favorisée pendant la
première moitié du siècle par les transports en commun et par
la suite par l'automobile, est source de consommations
importantes d'énergie, et exige des constructions redondantes
d'immeubles et d'infrastructures de transport.
L'hypermonde ne fera disparaître totalement ni le papier ni les
transports physiques de personnes. Mais il les ramènera
progressivement à leurs usages minimaux et essentiels, porteurs
de valeur d'efficacité réelle, de plaisir ou de tradition
culturelle.
L'hypermonde permettra à tous de connaître de mieux en mieux la
nature dans ses aspects les plus variés sans mettre en péril
des espaces dont on sait de mieux en mieux la fragilité, qu'il
s'agisse de zones désertiques ou forestières ou, sur le plan
culturel, de cultures tribales ou en tous cas différentes.
Ainsi que le commandant Cousteau en a donné l'exemple, nous
pourrons connaître et faire connaître la totalité de la
planète en ne la dérangeant qu'exceptionnellement. Non que le
contact disparaîtra. Bien au contraire. Pour être plus rare et
plus discret, il ne sera que plus intense. Nos Pères, plus
proches que nous de la nature d'une certaine façon, ne l'ont pas
moins détruite à certaines époques sans grand discernement. Et
il ne suffit pas d'être né à la campagne pour en apprécier en
profondeur la réalité. Pour un Fabre ou un Pagnol, combien
d'ignorants trop occupés à s'enrichir, ou simplement à
survivre, pour avoir le temps de savourer la beauté d'une toile
d'araignée ou d'une cascade pure.
C'est la civilisation qui a inventé la nature, non le contraire.
Et l'hypermonde ne fera que la magnifier encore, de la porter
parfois au delà d'elle même tout en la respectant comme un
trésor de plus en plus sacré.
Enfin l'hypermonde, ouvrant largement de nouveaux espaces,
supprimera le besoin, ou disons plutôt le fantasme, d'une
évasion de l'humanité dans l'espace interplanétaire voire
interstellaire, qui ne peut satisfaire que les auteurs de
science-fiction ou quelques milliardaires irréalistes.
Sur notre bonne Terre, toujours plus propre et plus agréable,
nous aurons largement de quoi grandir, à condition de le faire
dans l'hypermonde et non plus dans le sens des extensions
territoriales qui motivaient nos pères, et qui les conduisirent
plus souvent aux tueries massives qu'aux explorations pacifiques.