Séminaire Saint-Sulpice, Militaire

 

- Plan d'ensemble des bâtiments et du parc. En haut, la rue Ernest Renan et l’entrée. Le bâtiment principal, la grande cour avec la chapelle. De l’autre côté de la rue, un parc encore plus grand et en bas de bâtiment de Philosophie [1]

Le cadre architectural

Me voilà donc entrant au séminaire Saint-Sulpice.

La vaste bâtisse qui domine l'avenue entre les métros Corentin Celton et  Mairie d'Issy-les-Moulineaux est impressionnante. Elle domine la première partie du parc, et la belle chapelle, inspirée de la chapelle royale de Versailles, donne un sentiment de grandeur, animé par un beau bassin avec son jet d’eau et sa vasque où les oiseaux viennet se baigne.

Sous cette chapelle des vestiges de catacombes, en l'occurrence la reconstitution des cellules où furent détenus par les communards, en 1870, quelques prêtres parisiens. Sur le moment, cela ne me pose pas beacoup de question. On n'en parle guère, d'ailleurs, je les découvre par hasard. Plus tard, je remettrai en cause les raisons de la poussée catholique de la fin du XIX, avec ce Sacré Coeur de Montmartre marquant d'un puissant signal blanc les collines d'où descendirent les partageux. Comme, beaucoup plus modestement, mais à la même époque, et dans le même style, une église sur la Butte-aux-Cailles.

Sous la grande galerie du bâtiment ancien, une statue du Sacré-coeur, très "saint sulpice". Dans le parc, divers édicules pieux, encore un "Sacré coeur" (ancienne nymphée ornée de coquillages) .. mais aussi un magnifique jet d'eau avec les oiseaux qui se baignent. En bordure, du parc, la Solitude, lieu de formation des sulpiciens, où l'on accède par un petit escalier aux marches usés par les siècles. C'est là que fut ordonné Talleyrand... entre autres souvenirs.

Par un tunnel passant sous la rue Brongniart, on accède à la deuxième partie du parc, où une grande « caserne » a été construire à la fin des années 1930, inaugurée par le cardinal Verdier. . Elle abrite les deux années de philosophie, les plus nombreuses (100 séminaristes en première année quand j’y suis rentré en 1956. Cette deuxième partie du parc comprend un vaste espace potager, une piscine et un terrain qui sert surtout au hockey pour les séminaristes anglais.

A la différence du bâtiment principal, où toutes les dimensions sont vastes dans des murs en pierre de taille, le bâtiment des philos, tout en ayant bonne allure, est un construction en béton relativement bon marché.

Dans le parc, divers édicules. Le "sacré coeur".. certains anciens voire classés monument histories, en particulier un nymphée... Le joli jet d'eau avec les oiseaux qui se baignent. La statue du sacré-coeur, très "saint Sulpice" sous la grande galerie. En bordure, la Solitude, lieu de formation des sulpiciens, avec son escalier aux marches usées par les siècles. C'est là que fut ordonné Talleyrand... entre autres souvenirs.

Pas loin, les Lazaristes, l'église paroissiale où nous participons à l'animation liturgique. En particulier, chaque dimanche, par la préparation d'un "panneau"..

Certes spartiate et sans eau courant. Il fauta ller à l'étage pour vider son seau tous esls matins.

En son centre, le bâtiment des philo enchâsse  une petite et ancienne (XVIIIe ? ) reconstitution de la chapelle « de Lorette ». Sombre, sentant la bougie, couverte de bas en haut d'ex-votos, ou plus précisément de petits coeurs dorés où les anciens avaient l'habitude de déposer leurs noms au moment du sacerdoce. Cette tradition est abandonnée en 1956, mais il reste comme un frisson d'initiation catacombesque dans cette petite pièce à forte ambiance, encadrée par deux vastes salles, l'une pour les cours, avec une chaire où le professeur monte par deux escaliers de quelques marches, l'autre par une chapelle basse de plafond.

Sous la chapelle de Lorette, renforçant encore l'enracinement sépulcral, une petite crypte où sont conservée les restes d'Olier (ou Bérulle), mais les « chairs » seules, car les os ont été séparés, il y a longtemps, pour être l'apanage des Oratoriens. A l'époque où ils ont été faits (XVIIIe je pense) ces charcutages posthumes ne choquaient pas.

Au-dessus de ces locaux collectifs, quatre étages de chambres, pour les séminaristes et les directeurs de philosophie (c'est à dire les deux premières années de séminaire.

Au rez-de-chaussée, la chapelle est encadrée par deux vastes salles, l'une pour les cours, avec une chaire où le professeur monte par deux escaliers de quelques marches, l'autre par une chapelle basse de plafond. Au-dessus de ces locaux collectifs, quatre étages de chambres, pour les séminaristes et les directeurs de philosophie (c'est à dire les deux premièrs années de séminaire).

Une joyeuse rentrée !

Nous sommes cent élèves en première année, dont les deux tiers pour le diocèse de Paris, le reste se partageant entre des diocèces de province et l'étranger (une douzaine de britanniques, un ou deux irakiens, un danois...).

La vaste troupe des philosophes s'affaire joyeusement à organiser son hébergement. Chacun sa chambre individuelle, mais toilettes et douches communes à l'étage. C'est donc le ballet des seaux de toilette et autres équipements de base. Un petit reportage photographique réalisé, je crois, l'année qui précéda mon arrivée, et distribué aux nouveaux, en donne bien le ton.

En première année, des jeunes, de 18 à 20 ans, pour la plupart sortant du bac, et plutôt de sections littéraires. Et quelques vocations tardives : un médecin, un grand-père retraité, et ceux qui viennent de Morsang, structure de recyclage pour ceux qui viennent du monde ouvrier.

Une joyeuse rentrée

Beaucoup de générosité, sans doute un peu de naïveté, mais pas autant que voudrait le faire croire cette histoire classique (mais un peu dépassée tout de même en 1956) :
Le nouveau : heu... Je voudrais ... où son les toilettes
L'ancien : pardon ?
Le nouveau, enfin les cabinets
L'ancien, après un silence : Il faudrait savoir si tu as la vocation ou pa.

Les seaux de toilette s'entrechoquent, les cahiers s'achètent à la procure, ainsi que le gros missel "800", nécessaire pour les Offices, avec ses textes et surtout ses partitions de chant en notation grégorienne. Tout peu à peu, prend place. Mais le soir vient, les bruits s'étouffent. Une grande paix s'installe enfin. Je suis seul, dans ma chambre. Plus de trajets, plus d'autres soucis à se faire que de se donner à Dieu. Que la vie est simple !

Le séminaire est un lieu total. Clos, avec son cadre imposant, sa clôture, ses horaires. Un peu moins que le monastère. On est proche de la ville et on sort toutes les semaines (le jeudi, je crois ; il y avait une règle : sortir à deux, mais je sais plus si elle était appliquée lors de mon passage).

Une Eglise encore puissante, mais qui se fissure

Au moment où j'y rentre, l'Eglise est encore en pleine puissance. Malgré quelques lézardes, le projet catholique a encore toute sa grandeur. Il a su faire oublier ses compromissions vichystes, il soutient l'Action Catholique, mouvement puissant, dynamique, diversifié selon les milieux, riche déjà de plusieurs décennies de traditions. Il laisse espérer une grande synthèse, sinon teilhardienne (interdit à Saint Sulpice), du moins à la Teilhard de Chardin (voire à la Pauwels/Bergier dans "Le matin des magiciens") et une évolution de l'Eglise, sinon vers une démocratie, du moins vers un partage mieux équilibré des pouvoirs, entre prêtres et laïcs, entre hommes et femmes. En face, pour ceux qui veulent ouvrir les yeux, le communisme de l'URSS s'est bien éloigné des rêves de Marx

On commence à sentir la coupure entre droite et gauche, traditionalistes et progressistes. Par exemple, à la messe du dimanche, un des séminaristes viennent bleu de chauffe (« Jésus est le frère des ouvriers ») et un autre en chemise blanche et noeud papillon (« il faut se montrer digne du Seigneur »).

De même, entre les professeurs, l’écart est considéable entre une aile progressiste (Père … en morale et surtout le Père Ayfre, spécialiste du cinéma).

On espère qu'à l'avenir tout s'arrangera. Le concile Vatican 2 a renforcé ces espoirs de synthèse. Assez à la manière de Teilhard, qu'on nous cachait comme le fruit défendu.

Par la suite,
- la coupure progressiste traditionaliste s'accentuera (schisme de Monseigneur Lefebre)
- les traditionalistes vont largement l'emporter
- la grande masse "progressiste" (j'en fais partie) quitte l'Eglise ; on m'a dit qu'aucun des séminaristes de ma proportion n'étaient restés dans le clergé (non vérifié)
- l'Eglise revient vers la tradition mais surtout devient une forme de psychologie positive, très éloignée du corps doctrinal imposant et autoritaire, voire terrorisant (l'enfer) qui était encore de règle au début des année 1950.

Mon mental

Pour moi, paradoxalement peut-être, cette rentrée est une sorte de libération. Bien sûr c'est le retour au pensionnat, avec ses murs, ses cloches, ses heures inflexbiles, son rythme hebdomadaire. C'est même, par certains côtés, une régression, car ces pensionnaires (et cela me scandalise un peu, sans doute à tort, et comme autrefois à la PQV ma lettre), que de futurs prêtres retrouvent des comportements aussi "collégiens", que les professeurs traitent comme tels...  On parlait d'une histoire de crêpes pour la Chandeleur, quelques séminaristes auraient fait une soirée dans la chambre de l'un deux. Sanction, trois jours d'exclusion ! (Ceux qui l'auraient voulu auraient d'ailleurs pu "faire le mur" sans problème...

Surprenant peut-être, mais cette entrée en pension est une sorte de libération. Bien sûr c'est le retour au pensionnat, avec ses cloches, ses heures inflexiles, son rythme hebdomadaire. C'est même, par certains côtés, une régression, car ces pensionnaires (et cela me scandalise un peu, sans doute à tort, et comme autrefois à la PQV ma lettre), que de futurs prêtres retrouvent des cmportmetn aussi "collégiens", et les professeurs eux-mêmes... On parlait d'une histoire de crêpes pour la Chandeleur, quelques séminaristes auraient fait une soirée dans la chambre de l'un deux. Sanction, trois jours d'exclusion..

Chacun sa chambre, un luxe !

Chaque séminariste a un directeur de conscience. Sur le conseil de l'oncle Antoine, je demande a avoir Monsieur Coulombeix. En principe, les séminaristes n'ont pas le choix, mais on me l'accorde quadn même. Un bon choix, certes : centralien, de bon sens, attentif. Je suis bien tombé, je crois. D'autres directeurs ont des personnalités moins plaisantes, moins cultivées ou un peu bizarres. Le père Grison, par exemple, polytechnicien et saint homme, mais facilement dans les nuages. Il est chargé du cours de théodicée (l'étude de Dieu par les moyens de la seule raison, à la différence de la théologie proprement dite, basée sur la révélation) ainsi que du cours de sciences. On raconte qu'un jour, faisant un cours sur l'hérédité, il dit que l'enfant de deux aveugles nés est lui même un aveugle né. Un élève conteste : Père, je connais un cas où les deux parents le sont, mais l'enfant est normal. Le père Grison lève les bras au ciel et conclut : "Eh bien, tant mieux !". On dit aussi, comme le tilleul qui pousse sous sa fenêtre est en particulière bonne santé, que c'est dû aux urines du saint homme qui l'arrose toutes les nuits...

En pratique, la liberté. D'autant plus grande, je m'en aperçois assez vite, que mon niveau intellectuel est plutôt au-dessus de la moyenne de mes camarades, et que le travail nécessaire pour avoir des notes correctes aux contrôles (on dit ici "mercuriales) me laisse passablement de temps pour mes recherches personnelles et par exemple pour explorer la bibliothèque Louis-Marie Grignon de Montfort (apôtre de la Vendée, fondateur de la Congrégation de Marie, il vient d'être canonisé). Je suis mon inspiration plus qu'une démarche méthodique. Ma mère avait raison : je n'apprendrai jamais à travailler. Et mes professeurs, en y réfléchissant des années plus tard, auraient peut-être dû s'en occuper.

Mes lectures en bibliothèque me permettent (sans le vouloir) d'étonner la galerie. Je lis par exemple l'histoire de Gilgamesh, et au moment voulu pose une question à Monsieur Tamisier, professeur d'écriture sainte. On se demande un peu d'où je sors pour avoir entendu parler de cet important (mais tout de même obscur de nos jours) héros mythologique.

La bride sur le cou, je prends mes notes en latin, n'écris qu'à la plume de ronde, surcharge mes cahiers de dessins, pastel voire aquarelle, et rends une de mes premières dissertations ornées d'aquarelles (fort médiocres). Le professeur , Monsieur Tamisier (on dit Monsieur à un sulpicien, pas Mon Père) ne s'en offusque pas. Mes dissertaions déconcertent un peu les professeurs, en particulier ma dissertation sur "Le mal", que père Grison me rend et commente oralement : "Je vous ai mis 6/10 parce que je ne sais pas quoi vous mettre".

Je continue à peindre un peu. Crayons à la cire et aquarelle. Quelques sculptures aussi. Un crucifix fait d'un tuyau de cuivre enroulé sur un bout de guidon de patinette (un peu dans l'esprit de la selle de vélo de Picasso ?). Et la crèche de Noël pour le choeur dans la chapelle (assez réussie et originale, dans mon souvenir). On ne me propose pas la chorale (je suis un peu vexé).

En fin de deuxième trimestre, je fais une forte hépatite, je rentre à la maison pour trois semaines. Mon père m’offre une boite de 60 crayons de couleur. Mais je ne persévérerai pas avec cette technique.

Insomnies régulières vers 2h du matin. Mais pas très dérangeantes.

Mes idées, lectures

C’est à cette époque que je commence à lire beaucoup. J’ai à ma disposition la Bibliothèque Grignon de Monfort, limitée aux thèmes religieux, mais déjà riche pour un début.
J’y découvre par exemple une « concordances » de la bible, c’est-à-dire un index.

Il y a aussi des livres d’occasion à la Procure.
Et je commence à en acheter, par exemple le livre du père de Lubac.
Et je commence une lecture complète de la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse. Je m’offre une édition très « de poche » de la Bible de Jérusalem, qui restera dans la poche de mon treillis pendant toutes mes « classes » militaires.

 

Epistémologie. Et, en début de théologie, le cours du père Giraud "les trois sources".

Intellectuellement, je le comprends peu à peu, c'est aussi un choc. Venant de Saint-Louis et d'un monde de taupins (prépas) où domine le rationalisme, où tout doit se prouver par le raisonnement ou par l'expérience, je me retrouve dans un environnement intellectuel "littéraire". D'autant moins évident à comprendre que nous avons deux professeurs de philosophie radicalement différents :
- le père Harang, traditionaliste, enseigne un thomisme pur et dur (cela irait assez dans mon sens),
- le père Ayfre, expert en cinéma notamment, nous parle de Proust et d'Ionesco (c'est plus étonnant pour moi).
Sans parler des univers intellectuels particuliers que sont la théologie proprement dite, l'Ecriture Sainte et l'histoire de l'Eglise..

Une chose est sûre : à partir de cette date, je me sentirai toujours décalé, atypique. Trop scientifique pour ne pas voir la gratuité, l'absence de preuves et de précision du "baratin" des littéraires. Trop littéraire pour ne pas remettre à leur place les certitudes tranquilles des scientifiques (qui, à l'époque, à ce niveau, n'ont ni Heisenberg ni Gödel sur leur table de chevet).  Je serai toujours rop, ou si l'on préfère, trop peu de l'un et de l'autre pour devenir un "grand" dans aucun des deux domaines.

Alors, question qui peut paraître bien orgueilleuse, mais qui a ses raisons : suis-je un génie, ou un médiocre ? Je me rappelle d'un chanoine de l'université de Louvain (je crois), rencontré à Bruxelles chez les Van Turenhout, qui avait fait des remarques très élogieuses sur quelque chose que j'avais lancé dans la conversation. Avec un vague sentiment de tricherie, un peu comme ma réponse à l'évêque pour la confirmation à la Pierre-qui-Vire, où, après tout, je ne faisais que répéter le cours.

La réponse n'est pas évidente. Tantôt j'ai des intuitions originales, comme des éclairs, des vues sur l'avenir qui se vérifieront souvent (pas toujours, certes), bien que mon entourage sur le moment n'en voie pas la portée. Tantôt j'échoue lamentablement, que soit en math-sup ou, en fin de deuxième année de séminaire, au "baccalauréat scolastique" : tout le monde s'attend à me le voir passer sans problème... et je suis désarçonné par une question sur le libre arbitre, thème qui n'avait pas été traité en cours et que je n'avais pas eu l'idée d'aller étudier.

La question précise est "ubi est intellectus, ibi est liberum arbitrium", qu'on pourrait tradurie librement : "tout être doté d'intelligence est libre". N'ayant rien à dire sur le sujet, je botte en touche et me lance dans une dissertation en latin, en prenant le thème à la manière de Descartes : je prends les différents types d'êtres intelligents (Dieu, les anges, les hommes), examine s'ils sont libres, et conclus je ne sais plus quoi. Peut-être même, à cette époque, pensé-je à l'intelligence artificielle. J'en doute, mais cette formule latine reviendra par la suite souvent dans mes réflexions sur l'informatique et la robotique.

Je me poserai encore la même question du "génie", dans les années 1990, au moment de finir mon livre "L'informatique libère l'humain", pour conclure que mon cerveau a en quelque sorte une géométrie non standard, avec ses faiblesses aussi grandes que ses forces. J'aurais peut-être fait un bon chercheur, mais dans quelle discipline ? Et mon expérience, par la suite, avec les milieux universitaires, ne me fait pas trop regretter finalement mes choix de vie.

D'autant que j'alterne en permanence des intuitions peut-être géniales, ou visionnaires, avec des insuffisances parfois rédhibitoires, comme mon échec au Baccalauréat de philosophie scolastique (que tous les professeurs me voyaient passer sans problème). Ou comme le commentaire du père Grison en me rendant ma dissertatinon sur "Le mal" "Je vous ai mis 6/10 parce que je ne sais pas quoi vous mettre".

D'où : montée du scepticisme. J'écris beaucoup de notes en ce sens.

Jusqu'à l'arrivée à Saint-Sulpice, je n'ai pas souvenir d'avoir vraiment développé une conception personnelle du monde. Je cherche plutôt à trouver ma voie au milieu des différentes opinions qui m'entourent. Tout en étant, non sans vanité, absolument préoccuppé d'avoir des idées originales sur tout. A relire mes premières dissertations à Saint-Sulpice, c'est surtout ma naïveté et mon manque de culture qui me frappe aujourd'hui. Je m'embarque sans complexes sur le thème "Valeur et limites de l'explication scientifique" en ignorant absolument l'énormité de la littérature parue sur un tel sujet !

Pendant ces années de séminaire, et pendant le service militaire, je vais continuer à écrire beaucoup sur les thèmes fondamentaux ("Vrai, mal, dialectique"), qui n'ont a posteriori plus aucun intérêt, mais qui soutiennent mon effort de réflexion. Que pouvais-je d'ailleurs faire d'autre dans l'univers intellectuellement raréfié d'une caserne au bout du monde, et à peine quelques relations en ville qui ne pouvaient être des guides de réflexion philosophique. Même à l'Evêché de Pointe-Noire, où je suis reçu le plus gentiment du monde, les conversations ne dépassent jamais le bon sens colonial et la doctrine chrétienne basique.

C'est à Saint-Sulpice que mes interrogations commencent à prendre de l'importance. Malgré les attitudes évidemment très croyantes de l'environnement, du corps professoral et des autres élèves (Jean de Bonald excepté, peut-être), le doute commence à s'infiltrer sérieusement dans ma conscience, comme en témoigne principalement ma dissertation de deuxième année sur le problème du mal et mes abondantes notes personnelles sur le scepticisme. Mais des questions se posent aussi (comme à Renan, un siècle plutôt et dans ce même séminaire), sur l'écriture sainte. Nos professeurs réussissent assez bien à faire une présentation rationnelle et cohérente de la Bible, mais le simple fait de passer d'une adhésion révérencieuse à une attitude critique ouvre la voie aux interrogations impertinentes.

La Somme Théologique, dont j’acquiers (peut-être au retour du service) un exemplaire, est pour moi une sorte de grandiose synthèse, qui pourrait servir de modèle pour l’ensemble des connaissances. Je lis Maritain, Les degrés du savoir, avec une certaine admiration. Le Père Coulombeix me dit « C’est un brique »… Vers 2015, je le relis, et finalement le trouve plutôt léger.

 

Ma passion pour les machines

Liturgie et même théologie sont des formes de machinerie, depuis qu'Aristote a inventé le syllogisme. En l'occurrence, la démarche scolastique est bien plus machinique que les commentaires de Proust (encore que...). Malgré les mises en garde du père Leclerc, je suis évidemment très attiré par la dialectique hegelienne, cette "machine à vapeur" du développement de l'esprit. Et par la logique formelle de Carnap.

Les armes

Pour le reste, le séminaire n'est pas un haut lieu de technologie, on s'en doute. L'orgue de la chapelle, peut-être... Et, comme à la Pierre-qui-Vire, la machinerie des émotions, le lieu total d'instruction et de formation spirituelle et morale. Certes moins structurée que dans un monastère. Il en aurait été tout autrement si je m'étais adressé directement à un ordre religieux. J'en parle à mon directeur : dominicains, jésuites... il n'est pas chaud. En particulier pour les Jésuites : "leur méthode consiste à taper sur le novice jusqu'à ce qu'il prenne la bonne forme ; vous n'êtes pas fait de cette pierre-là, ils vous casseraient".

Tout en culpabilisant un peu, je me passionne tout à coup pour le fonctionnement des armes automatiques (je commence à penser au service militaire). Comment, sans moteur, peut-on obtenir un mécanisme à répétition ? La réponse n'est pas triviale, et les solutions très simples de la "mitraillette" ont été précédées par les solutions complexes, à base de canons multiples rotatifs (Gatling, et les modèles présentés au musée de St Germain). Le FM 24/29 a besoin d'une prise de gaz en bout du canon. J'ai compris peu à peu que l'on pouvait utiliser le recul sans mettre en péril l'étanchéité de la chambre au départ du coup.

L’informatique

C'est à peu près à ce moment que je commence à entendre parler de l'informatique. Par la presse, par ce que m'en dit mon ami Jean-Louis Greffe, qui fait Normale Sup Saint Cloud. Il est frappé du fait que les bonnes méthodes de calcul numérique, par exemple l'inversion de matrices, n'onttrien à voir avec celles que nous avions apprises sur le papier. "A la main", on visait toujours la réduction des opérations au prix de multiples astuces. Avec l'ordinateur, il valait mieux des méthodes plus brutales, ou plus directes, mais plus simples à programmer".

Mon cousin Vincent Meissonnier travaille plusieurs années au laboratoire de traduction automatique de Grenoble (professeur Vauquois), et je me rappelle d'un été où il me dit "Pour traduire le russe en anglais, nous y sommes presque. Il manque encore quelques mots, mais à Noël la question sera résolue". Du moins est-ce ainsi que je me le rappelle, mais trente ans plus tard, on est toujours bien loin de toute traduction automatique vraiment satisfaisante. Vincent me procure aussi quelques documents suggestifs, notamment une thèse de doctorat qui comparait quatre langages de programmation (je pense qu'il s'agissait de Fortran, Cobol, Jovial et Snobol).

Plus modestement, je prends (presque) tout sur papier au format commercial (le 21x27, (ici encore, hommage à ma mère, qui attachait beaucoup d'importance à ce format normalisé) qui sera supplanté assez vite par l'A4 (21x29,7). Et je perfore pour utiliser le genre de grosses reliures qu'utilisent les entreprises pour stocker des factures et autres papiers comptables. Cela prend beaucoup de place. Pour faire des économies, je récupère dans une cave du séminaire toutes sortes de vieux papiers, que je recoupe éventuellement au bon format.

Pendant mon service, je remplace reliures à clapet et feuilles perforées par un collage sur le dos, notamment avec la colle de relieur Flexiplé, que j’utilise encore aujourd’hui.

Au retour, pour m’intéresser aux humains et pas seulement aux machines, j’utilise la ronéo du séminaire pour me faire des fiches standard.

Bricolage

Je perfectionne aussi mes compétences de bricoleur en participant à l’action municipale d’amélioration de l’habitat. Il s’agit essentiellement de se rendre à des adresses indiquées par la Mairie (en général des personnes seules et âgées) et de repeindre ou pose du papier peint (fournitures payées par la Mairie).

Et j’essaie de réaliser, pour les Editions de l’Olivier, une machine à assortir les images. Projet irréalisable avec les moyens dont je dispose (Meccano), mais que mon père prend suffisamment au sérieux pour que cela inquiète le personnel qui s’en chargeait.

Moniteur de colonie

Enfin, aux étés 1956, 1957 et 1958 je suis moniteur à la colonie de vacances de la paroisse Saint-Pierre-Saint-Paul de Clamart, avec l’abbé Baudry. Et je passe mon diplôme de moniteur de colonies de vacances. Les deux premières à  Saint-Sever, dans les locaux de l’ancienne abbaye. La troisième dans une ferme en Vendée, reconvertie pour les colonies. Cette fois, l’abbé me confie le groupe des « volants », qui couchent sous tente et font un grand camp volant, depuis la colonie jusqu’à l’île de Noirmoutier. Je ne pense pas qu’en 2020 on aurait l’autorisation d’un tel bricolage, avec de longues étapes en groupe le long de petites routes sinueuses, avec une remorque pour le matériel

En général, décalé : autodidacte, deux trains d'avance, mais pour autant marche pas

 

 

Le départ

Apparemment, tout va bien. Je suis un séminariste heureux de vivre, bien noté, ponctuel et pieux. Si les professeurs se posent des questions à mon égard, ils n'en laissent rien paraître. Ma famille non plus, d'ailleurs.

Mais, au bout de deux ans, je me pose, et je pose à mon directeur, bien des questions.
- Ai-je vraiment la vocation ? Pas si sûr, quoique j'en pense. Un ami, François Colas, me dira plus tard "On avait le sentiment que tu n'avais pas encore choisi".
- Intellectuellement, le scepticisme ne me lâche pas, et j'en discute avec un ancien collègue qui, lui, a quitté le séminaire, Jean de Bonald.
- Ne suis-je pas plutôt un artiste ? Je fais assez régulièrement de l'aquarelle, du pastel gras (Néocolor), et même un peu de "sculpture", par exemple un cruxifix fait d'un vieux guidon de patinette avec le corps de Jésus représenté par un tuyau de cuivre mis en forme (j'en fais cadeau à un ami, qui le trouve assez réussi).

Enfin, le sexe m'intéresse un peu trop pour un futur prêtre. Et mon directeur me conseille : "Vous avez vingt ans maintenant, allez faire votre service militaire, nous verrons bien au retour. ".

D’où la décision de renoncer à mon sursis et de faire mon service militaire  27 mois, dont 18 au Congo (voir l’article consacré à cette partie de ma vie).

Mais au retour, les questions n’ont pas disparu. Mon directeur m’envoie demander avis au D Eck, psychanalyste. Il commence une thérapie et conseille un départ du séminaire.  Je pars en pleurant, avec encore l’idée de revenir peut-être. Ce qu’espère mon directeur, bien entendu.

Et donc je cherche du travail. Pas évident sans diplôme. Mais je suis embauché par mon parrain à la Foncière, compagnie d’assurances. Et, après une retraite l’été suivant, je décide de ne plus revenir. A la fois un besoin de certitudes psychologiques plus faciles à trouver dans le monde séculier et des doutes théoriques et pratiques sur ma vocation.

 

Notes


[1] Une bonne partie à l’Ouest du parc, a été cédé à la Mairie qui en a fait un jardin public. Le bâtiment de philosophie a été cédé à l’Institut catholique de Paris, qui l’a complètement réaménagé pou y installe l’Isep (Institut supérieur d’électronique de Paris). Le bâtiment principal est loué à différentes structures commerciales ou autres. On ne peut plus visiter mais, en rappelant mon passé ici, on m’a laissé aller jusqu’à la chapelle. L’extérieur a été ravalé aux frais de la Mairie. L’intérieur est dans l’état où je l’ai connu. Comme séminariste.

La chapelle de Lorette a été conservée, mais complètement dissimulée derrière des cloisons unies. Le cimetière des Sulpiciens, situé derrière, a conservé le petit cloïtre couvert qui l’entoure, avec les places « Hic jacet… ». Mais la partie centrale avec les tombes a été masquée.

[2] Professeurs et camarades :

Supérieurs

- Dornier en philosophie, Ancien adjudant
- Enne (hépatique en théologie, ou directeur de l'ensemble, apprécié par mon collègue Jean De Bonald, pour des remarques comme "Quand vous vous sentez bien à la méditation, c'est surtout que votre foie va bien".

Directeurs (professeurs) :

-  Ayfre (Amédée) . philsophie, psychologie genre phénoménologie, spécialiste du cinéma, hémophile
- Bouchaud, morale
- Grison. Sciences et théologie naturelle. Polytechnicien âgé un peu ridicule.
- Harang. Epistémologie. Traditionaliste. Ca me plaît beaucoup au début, car cela ressemble un peu à des maths.
- Leclère, Ontologie. Eveille mon intérêt pour Hegel.
-  Leclerc (2eme année) Histoire de l'église, diapos
- Coulombeix, apologétique. Centralien. Soporifique. Mon directeur de conscience.
- Tamisier, Ecriture sainte en philo. L'ancien testament. Solide et non sans humou
- Trinquet/ Ecriture sainte en théologie. Le nouveau testament. Il introduisait l'année en posant une bible sur son bureau, en cassant bien la reliure, pour montrer sa fermeté critique.
- Giraud, en théologie de première année de théologie
- X. droit canon (avec son chien, son livre)
- Un père âgé, mais très à gauche « Il faut casser les carreaux pour que souffle l’Esprit »

Collègues
une centaine en première année
- Maurice de Viguerie, avec qui nous resterons amis jusqu'à son décès vers 1990. Il m’influence dans le sens extrême-droite.
- Un positiviste, vocation tardive  de Morsang
- Un « aristo », qui met un neoud  papillon pour la messe du dimanche
- Jean-Paul Gauthier, animateur des équipes, de type JEC
- Un médecin, vocation très tardive
- François Colas. Restera ami de la famille. Décès prématuré sur Alzheimer.
- Un danois (épistémologie par majorité des compétences)
- des Irakiens( discussion sur l'Algérie)
- des passionistes et lazaristes
- les anglais. Jouent au hockey ; ils ont du mal à s’intégrer… et les autres du mal à faire l’effort culturel pour les accueilli
-  Jean de Bonald, avec qui nous parlerons longtemps, et qui me poussera à l’athéïsme
- Un  philosophe très fort, admiré de J de Bonald (Sanguetti ?).