Dans certaines entreprises, l'existant ne pse pas. Ou plutt, ne fait pas figure de poids mort. Une quipe stable, autour d'un systme classique mais rgulirement dcrass. Des applications de base crites dans un bon vieux langage de troisime gnration, voire en assembleur. Autour de ce noyau, une disponibilit la nouveaut technique. Des micros ordinaires ou "notebookds", connects ou pas. Des minitels, des terminaux portatifs. Et parfois des projets intellectuellement ambitieux, en programmation par exemple.
La CNRO, par exemple. Cette grosse caisse de retraite avait publi un livre sur les mthodes de dveloppement... au dbut des annes 70. Dans son parc paisible, sur les hauteurs de Cagnes sur Mer, les hommes se suivent, et les responsables informatiques montent avec rgularit vers les postes dirigeants. Jean-Nol Massot, actuel directeur de l'informatique, a succd Yves Deroual, maintenant dlgu auprs de M. Maman, son prccesseur, devenu directeur gnral adjoint.
Le site central est fidle IBM depuis toujours, quitte s'tre dot d'un SGBD maison aujourd'hui exploit en parallle avec DB2.
Les micros cohabitent sans histoire avec les terminaux 3270. Et disposent d'applications locales quand le dtail de leurs oprations n'intressent pas les applications centrales.
Pour l'avenir, une petite quipe dveloppe un langage objets visant reprendre le vocabulaire mme de l'entreprise. Objectif: faciliter et scuriser la maintenance en s'assurant que tout le monde parle le mme langage.
Mme scnario, ptillant sur une base classique, chez Mot et Chandon. Ou dans une PME comme Antonin Rodet Mercurey.
D'autres au contraire ont dj commenc faire les comptes d'indispensables reprises d'applications majeures. On a cit le chiffres de 60 MF, la division Hlicoptres d'Arospatiale, pour la seule chane de traitement des gammes de fabrication. Le rseau de rservation arienne Amadeus a d- renoncer rcrire le programme de tarification des vols. Malgr une matrise d'oeuvre IBM, une configuration htrogne IBM-Unisys s'est impose pour reprendre le logiciel d'Air France, crit hier sur Univac devenue Sperry puis Unisys. A la DGAC (Direction gnrale de l'aviation civile), le contrle arien a bien du mal passer de Bull chez Data General, comme l'ont prouv les incidents d'Orly au printemps dernier.
Au reste, ce type de problme remonte aux origines de l'informatique. Le passage de la carte perfore mcanographique la bande magntique ne se fit pas sans nuits blanches. Et le dbut des annes 70 vit, la CCMC par exemple, un difficile passage la troisime gnration. Grard Bauvin, encore Cegos Informatique deux ans avant de fonder la Sligos, nous dclarait: "S'il faut rsumer en un mot ce que sera l'informatique en 1971, je dirais que l'on va enfin en avoir termin avec l'hritage de la deuxime gnration, avec l'mulation, avec ces importantes quipes de programmeurs occupes des problmes de reconversion. Les entreprises vont pouvoir reprendre leur marche en avant".
Cinq ans plus tard, la danse continuait, et la revue Informatique et Gestion consacrait une srie d'articles au thme "portabilit, compatibilit, adaptabilit" (septembre 1976)...
Comment donc valuer ce "poids", et comprendre pourquoi il pse plus aux uns qu'aux autres? Une vritable mesure supposerait l'hypothtique mise au point d'une sorte thermodynamique de l'information. Le "poids de l'existant" ne fait en effet que transposer le concept d'inertie d'un corps matriel.
Plus concrtement, l'cole de la rtro-conception (reverse engineering) propose des critres d'valuation. Dale Roof (US Sprint, utilisateur des produits Bachman), en numre cinq: apprciation: apprciation techniques de base (valuation du code et de sa conformit de saines pratiques), analyse fine des dpenses de maintenance, qualit de la documentation, possibilit d'utiliser des outils de re-conception, ampleur straatgique de la reconversion.
Les millions de lignes de "Cobol spaghetti" psent lourd. Et souvent continuent de s'paissir, car les chanes doivent continuer tourner: faute de moyens pour re-concevoir et r-crire, entreprises et administrations ajustent et bricolent.
Faible structuration et absence de documentation srieuse vont de pair.
La gravit du mal empire avec la taille de l'entreprise (comme le montre par exemple une enqute rcente de notre congrre Computer Weekly). Les PME peuvent tirer parti des outils actuels, lancer une application de pointe avec des moyens modestes. Telle petite firme, par exemple, vend aux banques des machines de traitement des chques dont les cartes ont t programmes par quelques tudiants dous. Un distributeur de papeterie comme Brun-Passot Lyon exprime sa crativit par des innovations exploitant, les unes aprs les autres, les technologies dans le vent: minitel, carte mmoire, Numris. IDG Communication (diteur du Monde Informatique) se dote d'une architecture de rseaux locaux qui se paie mme le luxe d'intgrer des services externes sur mainframe IBM et sur DEC.
A l'inverse, une grosse structure centralise comme la CNAVTS (organisme national d'assurance vieillesse), doit raisonner sur le long terme. Et continuer par exemple d'acheter des terminaux passifs jusqu'au milieu de la dcennie 90.
Les constructeurs informatiques ne sont pas les derniers payer le poids du pass. Les grands systmes d'exploitation, MVS en tten prennent des allures de monstres force de respecter la compatibilit avec les strates multiples du pass.
La micro-informatique, ses dbuts, profitait au maximum de sa jeunesse. En 1980, elle n'avait pas encore de pass traner. Ni de cohrence respecter entre de multiples applicatifs relis les uns aux autres. Dix ans plus tard, elle se voit emptre dans les mmes noeuds gordiens que la grande. Ni Windows ni OS/2 ne peuvent plus faire abstraction de MS/DOS. Et la lgret sduisante des dveloppements personnels en Basic a d- cder aux exigences des applications professionnelles: cohrence, communication, fiabilit.
Mais n'accusons pas l'informatique de toutes les lourdeurs. La logique de la rentabilit impose de faire durer dix ou quinze ans les grands quipements industriels. Quitte exploiter la relative souplesse de leur systme de pilotage informatique pour faire voluer les procds chimiques ou les gammes de fabrication mcanique en fonction du march.
La palme revient aux militaires. Un systme d'armes doit tenir 25 ans. Lourde contrainte pour les responsables informatiques, tenus la fois de concevoir des nouveauts comptitives et d'entretenir un parc vieux parfois d'un quart de sicle. Et d'en assurer l'inter-oprabilit.
Tout se conjugue ici pour alourdir le dveloppement et par voie de consquence, ralentir les volutions: produits complexes, fortement optimiss, fiabilit extrme. D'o- la survivance de systmes en complet dcalage avec les applications civiles. En tmoigne la trs vieille informatique des Awacs rcemment achets pour notre dfense arienne ou, dans la Marine, la longue srie des systmes embarqus Snit (Systme d'exploitation naval d'informations tactiques). En revanche, l'informatique a d- s'adatper aux rvisions de budget sur le char Leclerc et surtout sur le porte-avions nuclaires Charles de Gaulle: projets moins ambitieux, recours accru aux standards du march.
La plupart des standards figent des solutions loigns de l'optimum. MS/DOS, Unix, Windows n'offrent pas des modles de rationalit. Pas plus que la srie des processurs Intel 80X86.
Les standards, d'ailleurs, se prsentent souvent comme le remde radical la lourdeur des systmes. Voie oblige du progrs, de l'inter-oprabilit, de la compatibilit, ils font eux-mmes sentir leur poids, tant dans la lenteur de leur mise au point que par l'impossibilit de les faire voluer par la suite. Parmi les plus rsistants, le clavier Querty-Azerty. Invent la fin du XIXeme sicle pour les machines crire barres, la disposition de ses touches visait limiter la vitesse de frappe pour empcher les barres de se coincer. Mais sa diffusion universelle a toujours empch de le modifier depuis, malgr les efforts d'un Claude Marsan, par exemple.
Les structures de données rsistent aussi bien que le logiciel et le matriel aux efforts de rationalisation. Champion de longvit, le numro d'assur social, qui remonte aux recensements d'avant-guerre.
Mais les humains, utilisateurs ou informaticiens, ne sont pas en reste avec les machines pour faire sentir leur inertie et leur rsistance au changement.
Mme avec la meilleure volont, il faut un certain temps, un certain effort pour apprendre un nouveau logiciel, pour se mettre dans les doigts le rle des touches de fonction et plus encore des combinaisons de touches (Ctr/Alt/Del...). Une fois l'effort consenti et les habitudes prises, il est normal que l'individu veuille amortir son investissement et n'affiche pas un enthousiasme excessif quand on lui demande de repartir zro.
Surtout s'il a bti sa carrire, ou au moins sa rputation d'expert, sur des tours de main lis une technologie dfinie. Les pires rsistances au traitemnet de texte sont venues des meilleures dactylos, celles qui frappaient sans faute et savaient mettre en page avec aisance une lettre directoriale aussi bien qu'un tableau compliqu. De mme, les as de la programmation classique, rompus aux finesses et aux astuces d'un bon vieux langages, freinent des quatre fers avant de se laisser harnacher par les contraintes des mthodologies et du gnie logiciel. Ils n'ont d'ailleurs pas de peine trouver des arguments dans les faiblesses des langages et systmes d'exploitation "modernes": Unix, Windows, C et C++ ne prtent que trop le flanc la critique.
Enfin, les grands constructeurs et les SSII ne peuvent abandonner sans reget leurs bases de clientles et leurs rentes de situation lies aux grands systmes propritaires. Mmes leur participation aux organismes promoteurs de "systmes ouverts" cache plus ou moins clairement des arrires penses de freinage. En tmoigne la foire d'empoigne du march Unix pour micros, o- les utilisateurs "devant une telle prolifration de produits, concepts et recomandations, finissent par se demander si les fabricants ne veulent pas, en fait, bloquer la situation..." (LMI 16/9/91).
Malgr tout, au fil des ans, la panoplie des outils et l'ventail des stratgies de changement s'largissent.
Dans les annes 70, le micro-ordinateur pera en cachette, aux cts d'utilisations en "time-sharing" de services externe. Les fanas du micro faisaient progresser une "informatique sauvage" qui faisait lever le sourcil aux professionnels srieux. A un sminaire informatique d'EDF-GDF, par exemple, un intervenant fit sourire en soulevant la question. Mais un tour de table montra que le ver tait dj partout, et que tous les services pouvaient avancer un ou deux exemples d'utilisateur indisciplin.
Faisant la part du feu, les informaticiens (soutenus par IBM notamment) lancrent des "infocentres" qui associaient la cohrence des systmes centraux la souplesse des interrogations la demande. On comptait sur la facilit des L4G pour dcharger les informaticiens de petits dveloppements locaux et sans porte stratgique.
Peu peu, ce contournement s'est complt, puis toff. La plupart des grands comptes ont fait place au poste de travail intelligent, et spar les ennemis d'hier par une couche prophylactique de liaison. L'essentiel du concept Axanet, au groupe Axa, rside dans un ensemble d'API (Application program interfaces) faisant communiquer les micros en rseau local avec les systmes centraux. De mme la Poste, avec ses MOB (micro-ordinateurs de bureau), chez Bouygues (adepte du rseau local avec OS/2 puis Windows depuis plusieurs annes), etc.
L'arrive du (plus ou moins) standard SQL en interface avec les bases de donnes ou le concept "client-serveur" avec sa rpartition des rles sont venus conforter cette orientation vers l'"encapsulation" des grandes chanes traditionnelles. Dsormais, l'essentiel des dveloppements "dans le vent" se fait la priphrie des systmes et non plus au coeur. Interfaces graphiques, gestion lctronique de documents, systmes experts, messageries, EDI (changes de donnes informatiss), bref la "bureautique riche" (une expression de Louis Naugs)... accroissent peu peu l'isolement sinon l'obsolescence des applications sur site central.
Vient cependant le moment o- il faut prendre le taureau par les cornes. Procder un downsizing ou lancer une reprise de fond en comble. Les outils du "reverse enginering" trouvent ici leur application. Coupls au mouvement en avant du "forward engineering", insiste d'ailleurs Charlie Bachman, un des grands vanglistes du mouvement.
Reste convaincre les hommes, moins de pouvoir attendre le dpart la retraite des vieux caciques. Ici encore, les techniques progressent. Michael Cusumano (auteur du livre capital "Japan Software Factories) monter l'importance de modes appropris d'encouragement (incentives).
Solution extrme, le facilities management peut dbloquer des situations apparemment sans issue. Cas d'cole aux Etats Unis: Kodak a transfr toute son informatique centrale IBM, ses rseaux Digital et sa micro-informtaique Computerland, ne gardant qu'une petite quipe de pilotage des systmes d'information.
Le sous-traitant prend en charge l'existant, y compris le personnel et son encadrement. Si l'affaire se ngogie quitablement, tout le monde y trouve son compte. Les personnels "pointus" en particulier, peuvent trouver dans ce nouveau cadre des voies d'panouissement impossibles dans l'environnemnet plus troit de l'entreprise d'origine.
Mme avec une dmarche volontariste, de tels virages se prennent sur des annes. Divers indices permettent de situer autour de 1995 la rupture dfinitive avec l'informatique traditionnelle.
D'ici l , en effet, les noyaux anciens auront tellement vieilli que les entreprises ne pourront plus en tolrer l'inertie. Dans le mme temps, la nouvelle vague du gnie logiciel, des standards, de la programmation objet... aura eu le temps de mettre au point ses outils et de former ses hommes.
Cette date de 1995 n'est qu'une moyenne. Les plus audacieux ont dja franchi le pas: downsizing et plus frquemment non-upsing (c'est le cas d'IDG Communication qui a renonc en 1989 une informatique centrale au profit d'un rseau de micros. Les plus lourds attendront la fin du sicle, par exemple la CNAVTS dont le schma directeur reste classique jusqu' la fin de la dcennie.
La plupart vivront une combinaison plus ou moins harmonieuse entre l'existant et les charmes de l'informatique "clate", comme disent Bernard Sauteur et Jean-Marie Desaintquentin. Mais, d'ici l , tout pourrait tre remis en question par des innovations inattendues. Ou, plus probablement, par une remonte dans les entreprises de postes de travail graphiques mitonns par l'industrie japonaise l'intention du grand public. Alors, mme les champions actuels du progrs, Unix, Windows, SQL et rseaux locaux, tous seront rangs dans le "poids de l'existant" par de nouveaux informaticiens qui auront dcouvert l'informatique aux commandes de leur super-mega-drive Sega ou Nintendo!
PIERRE BERGER