LES BANQUES

MONNAIE UNIQUE, PROBLEMES MULTIPLES

Plus de 35 milliards de francs ! C'est ce qui devrait coûter aux banques européennes l'adaptation de leur système d'information pour le passage à la monnaie unique.

Comme le dit le Livre Vert de la Commission européenne : "En adaptant -tout en modernisant - leurs systèmes informatisés à (l'euro), les banques s'assureront une posotion compétitive avantageuse sur les marchés monétaire, financier et de change en euro dont le potentiel de croissance sera considérable".

Mais ce changement de matière première pour les banques a un prix. Selon la Fédération bancaire de l'Union européenne, l'informatique ne représente encore que 54 % de l'ardoise globale minimum (1) estimée - dans son hypothèse la plus haute - à 66 milliards de F, soit 2 % des frais de fonctionnement annuels des banques pour chacune des trois à quatre années à venir (informatique, marketing, formation ou papeterie compris). La formation prendrait à elle seule 10 %, dont une grande part consacrée aux nouvelles fonctionnalités informatiques dans les agences (voir tableau des coûts). Les banques européennes estiment que 60 % de ce surcoût iront aux systèmes (DAB compris) ou cartes de paiements, 20 % aux produits de prêts ou de dépôts et 20 % aux opérations de change, gestion de trésorerie ou marchés des capitaux.

Bien plus que le passage à la numérotation téléphonique à dix chiffres ou la modification de l'horodatage à l'an 2000, le passage à l'euro constitue sans aucun doute un projet informatique sans précédent. La facture aurait pu être plus élevée si le scénario du "big bang" - avec des risques systémiques associés - avait été retenu. Le Conseil européen, qui s'est réuni à Madrid le 15 décembre dernier, en a décidé autrement en instaurant une certaine porosité entre le 1er janvier 1999 (les marchés financiers) et le 1er janvier 2002 (les entreprises et les particuliers). Cette dualité devrait du coup ménager les budgets, même s'ils grèveront sur plusieurs années le compte de résultat des banques.

Quelques banques françaises se sont déjà livrées à certaines estimations, le plus souvent à la louche. Pour la Société Générale, la facture pourrait s'élever à 2,5 milliards de F, dont un milliard endossé par l'informatique. "Le big bang supposait de faire cohabiter deux systèmes d'information pour passer du jour au lendemain de l'un à l'autre. C'était trop coûteux", estime Charles Sutter à la DSI de la Société Générale. Big bang ou pas, le Crédit Lyonnais table également sur 2,5 milliards de F, dont la moitié pour régler les problèmes techniques. Au Cencep, les 34 Caisses d'Epargne pourraient supporter jusqu'à 3 milliards de F d'investissement mais avec un coût informatique de 36 % seulement. "Si l'on modifie nos systèmes au fil de l'eau, plutôt que de tout faire au dernier moment, le coût pourra être lissé", affirme Bernard Pelourdeau, responsable d'un "pilote national" sur la monnaie unique au Cencep.

@INTERProblème de la double-gestion et du double-affichage

@TEXTE:A la fois juge et partie, la Banque de France ira aussi de sa poche à hauteur de 100 millions de F pour continuer à adapter son système d'information. "C'est moins cher que pour une grande banque à réseau, reconnaît Yves Barroux, directeur à la DIO de la Banque de France. Mais sur les 300 années/homme que nous consacrons chaque année aux développements et à la maintenance, entre 1/3 et 2/3 seront consacrés à la monnaie unique si nous faisons tout avant 1999. Le gouverneur, qui validera le plan de charge au Printemps, s'attend donc à ce que cela représente 120 années/homme (ou au pire 170 années/homme) sur les trois ans à venir, soit 40 % du coût global".

Et encore, les banques raisonnent plutôt en interne à périmètre et effectifs constants. Les prix ne vont-ils pas s'envoler en cas de soustraitance (maintenance, régie, infogérance, formation, etc) ? Qu'en sera-t-il exactement en 1999 ? Les banques craignent en tout cas que la surenchère provienne de sociétés de services (voir encadré 1), même si certaines se défendent d'être "les prédateurs de l'Euro". L'enquête européenne de la Fédération Bancaire a même montré que les banques expriment "des doutes quant à la capacité des fournisseurs à satisfaire la demande du marché aux prix actuels, voire simplement à la satisfaire". A côté, la réforme des déclarations bancaires de janvier 1992 (le fameux BAFI) était un jeu d'enfant ! D'autant qu'une grande banque peut exploiter jusqu'à 50 000 programmes, dont 80 % seront touchés de près ou de loin par l'euro. C'est le cas dans les Caisses d'Epargne qui considèrent que 40 % de ses programmes devront faire l'objet d'une vérification légère, 40 % également nécessiteront une intervention de trois jours/homme, tandis que les 20 % restants demanderont quinze jours/homme.

"Le diable est dans les détails", dit si bien un proverbe allemand. Les équipes vont devoir paramétrer à tour de bras les progiciels. Dans certains cas, il faudra intervenir directement dans le source de certains d'entre eux, en prenant bien garde de ne pas perdre les garanties de l'éditeur du progiciel lui-même. La première complication viendra de la double gestion en euro et en franc, du moins pendant toute la première étape de trois ans (1999-2002). Il faudra même prévoir dans certains cas de paramétrer trois zones d'inscription pour voir figurer le franc, l'euro et une troisième devise éventuelle. La nécessité de conserver les données sous deux formes demandera aussi une attention particulière : faudra-t-il doubler les capacités de stockage ? La technique du double-montant va concerner aussi bien les zones monétaires des bases de données, des affichages écran ou encore des éditions papier. Les banques dotées d'application multidevise s'en sortiront peut-être plus que les autres mais cela ne résoud pas forcément le problème de double-affichage ou de la double-impression.

@INTER:Gestion multidevises et convertisseurs de flux

@TEXTE:C'est l'avis de la Banque de France qui, depuis près de trois ans, a redéveloppé un tiers de ses applications en y intégrant la gestion multidevise. "Notre nouvelle comptabilité interne sous Unix et Oracle a démarrée en janvier et prévoit l'euro", précise Yves Barroux. Au Cencep, ce sont 20 % des programmes qui sont passés au crible tous les ans pour des raisons x ou y : l'euro sera une raison supplémentaire pour les 14 CTIR, les centres informatiques des Caisses d'Epargne. "Si la gestion du double-montant est acquise, dit Charles Sutter à la Société Générale, la technique du double-affichage pour le client relève d'une décision du ministère des Finances. Va-t-on jouer sur les deux monnaie (Euro/FF) au risque de voir s'installer une confusion persistante dans les esprits comme lors du passage de l'Ancien au Nouveau francs ?". La Société Générale considère que c'est bien sûr aux informaticiens de faire l'inventaire de toutes les applications déjà multidevises ou celles susceptibles de l'être.

Mais paramétrer ne suffira pas. Les informaticiens devront mettre en place des règles de conversion des flux entre les différentes applications. La Société Générale, par la voix de son directeur des moyens de paiement, a été la première banque à présenter à la Commission européenne, le principe du convertisseur. Il s'agit d'une "boîte de conversion" dotée d'un algorithme portable donnant en entrée et en sortie la monnaie souhaitée et évitant de perdre des décimales, donc des centimes, à cause du problème des règles d'arrondi après la virgule notamment. Entre l'euro à 4 chiffres après la virgule, le franc avec 2 chiffres et la lire italienne sans virgule, que faire ? Le passage à l'euro posera aussi le problème des seuils et des plafonds à convertir, ainsi que la continuité des contrats (prêts en tête) dont le terme se situe après 2002. "Aucun logiciel (algorithmes différents), ni matériel (processeur mathématique différents) n'a le même niveau d'imprécision. Mais si un label européen pouvait être adopté en faveur, par exemple, d'un algorithme de convertisseur et validé par le Comité français d'organisation et de normalisation bancaire (CFONB), cela serait plus rassurant pour tout le monde", indique Charles Sutter à la Société Générale.

Mais le convertisseur est loin d'être la panacée et il est hors de question pour les directions informatiques de passer des automates de conversion sur 800 000 lignes de code ! "Il faudra tester les convertisseurs durant quatre ans, à commencer par un prototype dès 1997, car l'idée d'une simple moulinette automatique est une fantastique supercherie", affirme Charles Sutter. Au-delà de ce problème algébrique, le convertisseur devra permettre aux banques de basculer progressivement et à leur rythme du tout franc au tout euro.

@INTER;Informatique : 1996, réflexions ; 1997, actions

@TEXTE:Cette porosité permettrait à la Société Générale, par exemple, de continuer à gérer en francs sa comptabilité générale, qui ne justifie pas d'une double-gestion, tandis que les valeurs mobilières et les échanges interbancaires passeront en euro. Cette marge de manoeuvre (encore la porosité) est telle que les relations banques-entreprises pourraient se faire en euro dès 1999 pour peu que le progiciel de trésorerie soit estampillé "euro inside"...

Rectifier les applications, convertir les flux, réhabiller les écrans, modifier le spooler d'édition... Pour être fin prêts pour la première échéance du 1er janvier 1999, les informaticiens s'attaquent à partir de cette année aux systèmes liés aux marchés interbancaire, monétaire et de capitaux (voir encadré 2).

Avant que les banques aient un rôle éducatif à l'égard du public (avant 2002), il revient d'abord aux directions informatiques de préparer leur direction générale (avant 1999). Hervé Hannoun, sous-gouverneur de la Banque de France - autorité de tutelle s'il en est - anime depuis fin décembre au sein du Cigref (Club informatique des grandes entreprises françaises) un club de réflexions où près d'une dizaine de banques sont représentées par leur directeur informatique. Comme le fait remarquer Bernard Pelourdeau au Cencep : "Les informaticiens sont plus sensibilisés que le directoire des Caisses d'Epargne lui-même et mesurent plus l'ampleur du projet monnaie unique". Que cela soit un "pilote national" comme au Cencep ou un "comité de coordination" comme à la Société Générale ou encore "cellule d'échange" comme au Crédit Lyonnais, les groupes d'étude se forment autour des directions informatiques. Exemple d'action concrète : la DSI de la Société Générale a créé une lettre mensuelle d'information, baptisée "Les cahiers de la monnaie unique" et destinée aux informaticiens et aux directions. "Les réflexion ne sont pas dirigées par les informaticiens", tient cependant à préciser Bernard Laffineur du Crédit Lyonnais, qui a pris l'initiative en tant que directeur des marchés de paiements et services, première activité à être concernée au premier chef par 1999. Car beaucoup de banques considèrent que, contrairement au passage à l'an 2000 relevant directement de la direction informatique, le passage à l'euro devrait être piloté par les directions opérationnelles.

Quoi qu'il en soit, cette marche forcée vers le 3e millénaire doit se faire sans aucun dysfonctionnement dans les systèmes bancaires, ni pertubation dans les contrats en cours, afin que le grand public continue d'accorder sa confiance à ses banquiers. Et à partir de 2002, les applications comptes-clients et leurs déclinaisons télématiques (minitel, internet, vocal, logiciel de gestion personnelle, etc), ainsi que les guichets automatiques de banque, devront à leur tour se convertir sans heurt à l'euro.@SIGNATURE:CHARLES DE LAUBIER

(1) Ces 66 milliards de F ne prend pas en compte, selon la Fédération bancaire, les coûts dus aux éventuelles pertes concurrentielles et commerciales, ni des surcoûts liés à une double comptabilité...

(ENCADRE 1 de 2000 signes)

MONNAIE UNIQUE : PASSAGE LUCRATIF POUR LES SSII

SG2, filiale de la Société Générale, a signé dès octobre dernier un accord de partenariat avec l'un des Big Six, KPMG Peat Marwick. Cela devrait se traduire par une démarche commune européenne qui s'appuiera sur un outil de conversion - Euroflux - que SG2 a déjà développé pour une grande banque étrangère il y a 3 ans. "Entre la problématique de l'an 2000 et celle de l'euro, nous profiterons de l'occasion pour aider les banques à passer à l'industrialisation de leurs développements applicatifs et leur maintenance", indique Gérald Hervier, directeur de la maintenance applicative chez SG2.

Sligos estime pour sa part que c'est "trop tôt et trop risqué" pour offrir un convertisseur à ses clients sans en connaître d'ailleurs le cahier des charges précis. La filiale du Crédit Lyonnais préfère présenter une approche globale - Euronaute - composée d'un automate de diagnostic d'impact, lequel vient d'être testé dans une banque dont la chaîne de gestion de moyen de paiement sur mainframe IBM compte une centaine de millier de ligne Cobol. "Cet outil de diagnostic, qui sera issu d'un partenariat avec un éditeur en tierce maintenance, et l'audit d'impact sont proposés (sans modification) à 600 KF pour 120 jours/homme. Suivra une assistance à l'appropriation correspondant à 3 séances de travail sur un mois, moyennant 5000 F par personnes dans la salle", estime Alain Delest, consultant chez Sligos.

Même prudence d'Hervé Sitruk, directeur général de la société de conseil Mansit, à l'égard d'un quelconque boîtier de conversion : "Il y a aura des risques de chevauchements, prévient-il, car le problème hiérarchique des applications se posera d'autant plus pour les banques qu'elles sont presque toutes passées d'un site central à une architecture client-serveur. En tout cas s'il y a convertisseur, il doit régler les échanges dans les deux sens pour éviter l'irréversibilité". Pour Alain Chalard, directeur marketing et stratégie de Sopra, les investissements ne commenceront qu'en 1997, cette année étant vouée à l'étude et à la conception. "Nos progiciels ont beau être plus ou moins paramétrables et multidevises comme Joker 400 (intégré bancaire à la BIMP, par exemple) ou Tokos-prêts (pour le crédit au CCF, par exemple), il faudra dans certains cas intervenir en Cobol ou en AGL". Reste que les SSII devront se contenter, selon Alain Chalard, de 30 % des dépenses informatiques des banques pour la monnaie unique dans la mesure où une grande part sera assurée en interne.

C2L

(ENCADRE 2 de 1400 signes)

DEMATERIALISER LA 'MASSE CRITIQUE' DES 1997

Les marchés des changes entre les monnaies nationales commenceront à disparaître à partir du moment où le Système européen de banques centrales (SEBC), l'organe exécutif de la future Banque centrale européenne (BCE) à naître le 1er juillet 1998, entrera en vigueur. Cette première activité - dite de "masse critique" - se fera désormais en euro au sein de Target, un système de paiement de gros montants que l'Institut monétaire européen (bientôt rebaptisée BCE) s'est engagé à rendre opérationnel d'ici la fin de l'année. En France, les banques préparent la dématérialisation de leurs échanges interbancaires pour le 1er janvier 1997. A cette date, tous les établissements bancaires et la Banque de France devront emprunter deux nouveaux systèmes informatique : le Système net protégé (SNP) pour les virements et le Transfert Banque de France (TBF) pour les échanges en espèces. L'accès à ces deux systèmes de règlement automatique - des gros montants d'au moins 5 millions de F ou, à partir de 1999, d'environ 750 kilo-euros - se fera au travers d'une plateforme commune administrée par la Centrale des règlements interbancaire (CRI). Les autres systèmes de règlement ou de télécompensation (SIT, Relit, Saturne, Sicovam...) devront également évoluer en parallèle d'ici trois ans. Mais l'absence de scénario de place, que la direction du Trésor ou que le ministère des Finances est supposé préciser (avant ou après le prochain Conseil européen de juin prochain ?), a de quoi freiner l'élan des informaticiens.

C2L

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