@SURTITRE:JEAN FAVIER, PRESIDENT DE LA BIBLIOTHEQUE NATIONALE DE FRANCE

@TITRE:"Ouvrir d'autres possibilités, d'autres espaces, avec d'autres ressources"

@CHAPO:A la fin de 1996, un système d'information entièrement nouveau, sous Unix, offrira ses services au public et aux chercheurs. Par son échelle comme par sa nature, il pose des problèmes nouveaux et ne peut se concevoir comme un simple prolongement du passé(*).

@INTERVIEW QUESTION:Vous avez récemment pris en main un projet aussi grandiose que difficile, dont l'informatique a subi des retards. Pourrez-vous ouvrir à la date prévue, fin 1996?

@INTERVIEW QUESTION:JEAN FAVIER. Laissez-moi d'abord exprimer ma confiance: voilà une maison qui, depuis des années, dans des conditions difficiles, a réussi à entrer dans l'époque informatique tout en restant dans son cadre ancien (rue de Richelieu), ce qui ne facilitait rien. Cette maison voit s'ouvrir à elle d'autres possibilités, d'autres espaces, de nouvelles ressources humaines. Et, il faut le dire, d'autres ressources budgétaires: si nous avions pas un budget supérieur à celui d'il y a vingt ans, nous ne pourrions pas nous lancer dans de telles aventure. Je tiens à rendre hommage au travail qui a déjà été fait. Tout ne part pas du lancement du chantier de Tolbiac. Nous avions déjà un énorme acquis de méthodes, de réflexion, de compétence professionnelle.

On ne crée pas un tel système informatique sans savoir en profondeur ce qu'est une bibliothèque, et l'informatique d'une bibliothèque. Cela ne s'apprend pas en quelques heures. Seuls les imbéciles savent tout le premier jour. Aujourd'hui, nous voyons où nous allons. Nous ne savons pas dans tous les cas comment nous irons, mais nous connaissons nos cibles:

- faire fonctionner une énorme machine, dont le format interdit qu'elle fonctionne avec les systèmes traditionnels, même éprouvés; rien que pour notre installation, il n'y a pas au monde d'exemple comparable, de projet qui fait déménager à la fois autant de livres, autant de personnels, autant de problèmes;

- ouvrir cette très grande bibliothèque sur les nouvelles technologies de transmission de la pensée, de transmission de la connaissance et, par voie de conséquence, aux nouvelles technologies d'aide à la création de connaissance; il ne s'agit pas simplement de transmettre ce qui s'est fait hier, mais d'aider à naître ce qui se fera demain;

- maîtriser les perspectives de communication, à long ou moyen rayon, par des méthodes nouvelles; en sachant bien, et je mets mon expériences professionnelle en jeu, que nous ne savons pas de quoi sera fait demain.

Dans les domaines de la télécommunication et de la télématique, quelque chose de vraiment nouveau apparaîtra un jour. Mais nous savons que tout ce qui sera inventé désormais sera soit vecteur de la connaissance, soit moyen de l'analyse, et par conséquent de la réflexion et de la décision. Et donc aboutira chez nous.

@INTERVIEW QUESTION:N'avez-vous pas quelques inquiétudes?

@INTERVIEW REPONSE:J.F. Plus l'informatique nous aide à régler les problèmes, plus elle en crée d'autres. Il faut le savoir. Autrement dit lutter contre le sentiment, répandu dans le public, que maintenant tous les problèmes sont résolus.

La conservation à long terme fait partie des missions spécifiques d'une bibliothèque nationale. Or nous savons qu'une publication réalisée selon les nouvelles technologies a neuf chances sur dix d'être illisible dans vingt ans. Nous n'avions pas ce problème avec le livre classique: une fois rangé sur un rayon, il y reste des siècles sans s'abîmer beaucoup.

Comme l'informatique se construit en dehors de nous, nous n'obtiendrons jamais de l'industrie des infrastructures adaptées à cette fonction de conservation. Ces machines coûtent trop cher. Il y a quelques années, par exemple, je n'ai pas réussi à obtenir que l'on continue à fabriquer quelques machines à calculer anglaises, qui calculaient en système 20/12 (penny/shilling/livre), pourtant fort utiles aux historiens de l'ancien régime qui doivent calculer des prix avec douze deniers au sou et vingt sous la livre.

Pensez aussi à la musique sur ordinateur, exécutable seulement sur l'ordinateur lui-même. Quand ce type de machine aura changé, comment pourra-t-on l'écouter à nouveau? Bach, s'il n'avait pas d'orgue sous la main, pouvait toujours jouer sa partition sur une flûte.

Nous devons donc créer la machine de notre propre travail informatique. Une épicerie peut trouver un logiciel de comptabilité adapté. Nous, non. D'où une plus grande complexité, un coût supplémentaire. Nous ne pouvons pas gérer notre bibliothèque comme le Bazar de l'Hôtel de Ville ou la Samaritaine gèrent leurs stocks.

@INTERVIEW QUESTION:Concrètement, quels outils offrirez vous à vos visiteurs, le jour de l'ouverture en 1996?

@INTERVIEW REPONSE:Nous avons fait le choix de disposer à ce moment de tout ce qui est nécessaire au public pour son accès aux ouvrages et à l'information bibliographique. Nous avons remis aux mois suivants un certain nombre de fonctions de gestion matérielle et intellectuelle.

Le jour de l'ouverture, la chaîne de communication sera totalement opérationnelle, avec ses trois fonctions majeures: consultation du catalogue, gestion du magasinage avec les services associés, prélèvement des ouvrages (la "transitique" matérielle est de toutes façons livrée avec le bâtiment lui-même).

Six mois plus tard, ces services deviendront accessibles à distance, par le réseau Renater et donc par Internet. Notamment le catalogue et les 100 000 documents numérisés, soit 30 millions de pages. Il s'agit d'un fonds cohérent scientifiquement constitué, une véritable encyclopédie de référence. Il permettra au chercheur d'avoir sous la main, et dans une seule séquence de recherche, l'ensemble des instruments dont il a besoin pour faire son étude. De plus, le chercheur dispose d'un service de conservation dans notre système. Nous lui fournissons un contenant, et il y engrange ses données pendant les sessions de travail qu'il effectue chez nous.

@INTERVIEW QUESTION:Comment s'organisera techniquement le système d'information?

@INTERVEW REPONSE:J.F. Notre projet vise à créer un produit nouveau, complet, qui réponde à l'ensemble des missions et des fonctions que nous avons décrites comme nécessaires au fonctionnement. Il se déploiera sur de nouveaux équipements, selon une architecture Unix avec liaisons en technologie ATM, avec réécriture complète de la plus grande partie du système d'information, et le recours au progiciel pour quelques fonctions standard. Le marché de réalisation a été confié à Cap-Sesa (avec IBM comme sous-traitant principal). Sa première tâche consiste à décrire complètement l'architecture. Un appel d'offres sera alors lancé (février-mars 1995), avec un choix dans le courant de l'été. Cet équipement sera déployé au printemps 1996, les données portées sur le nouveau système. Et l'ouverture sera donc assurée pour la fin de 1996. @SIGNATURE:Propos recueillis par PIERRE BERGER

@LEGENDE PHOTO:Jean Favier: "Nous avions déjà un énorme acquis de méthodes, de réflexion, de compétence professionnelle"

@NOTE:(*)Pour l'interview, Jean Favier était assisté de Marcelle Beaudiquez, directeur du développement scientifique et des réseaux et Serge Salomon, responsable de la maîtrise d'ouvrage du futur système d'information.

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Questions complémentaires. Que probablement nous n'aurons pas la place de passer.

@INTERVIEW QUESTION:Coopérez-vous avec les autres grandes bibliothèques?

@INTERVIEW REPONSE:J.F. Nous participons aux réunions internationales. Il s'agit notamment de faire progresser la normalisation (normes Z39.50) pour permettre la consultation de catalogues entre bibliothèques. Le chercheur peut alors, de chez lui et au niveau international, accéder à l'information, fusionner des extraits de catalogues, se constituer une bibliographie.

La coopération porte aussi sur les solutions d'avenir en matière de dépôt légal. Faut-il s'orienter vers la fourniture, par les éditeurs, des bandes de photocomposition et de tout ce qui constitue le point de départ de l'ouvrage. Les bibliothèques nationales deviennent alors des lieux de conservation de productions électroniques. Faut-il, au contraire, les considérer seulement comme des points d'accès privilégiés? Sur ce genre de questions, la France bénéficie d'une législation avancée (loi de décembre 1992 sur le dépôt légal et décret d'application de décembre 1993). Les autres bibliothèques se posent des questions, mais ne disposent pas de législations aussi positives.

@INTERVIEW QUESTION:Outre la communication aux visiteurs de Tolbiac, vous rendez-vous accessibles par les nouveaux médias de communication?

@INTERVIEW REPONSE:J.F. Nous sommes dès aujourd'hui accessibles par Renater et Internet. Quant au CD-Rom, nous avons réaliser le premier en 1988, avec la Bibliographie nationale, qui reflète l'édition française liée au dépôt légal. Il s'agit sans doute du best-seller des CD-Rom bibliographique, avec 100 000 exemplaires déjà vendus à travers le monde. En 1995, notre gamme permettra d'accéder à la quasi-totalité de nos catalogues.

@INTERVIEW QUESTION:Risquons-nous alors une implosion générale de l'économie, du fait de la gratuite des consultations?

@INTERVIEW REPONSE:J.F. On risque au contraire de voir se créer des monopoles industriels. Ils feront en sorte de capter les fonds pour les revendre ensuite. Les fabricants de magnétoscopes achètent les fonds cinématographiques. Demain, ne pourrons-nous plus voir les films qu'à travers les équipements de Sony, et les bibliothèques à travers les matériels de Microsoft?

Que se passera-t-il le jour où la totalité des ouvrages, la totalité des 12 millions de livres de la BNF, sera disponible en ligne, par plusieurs personnes différentes, en des lieux différents? Certes, on aura fait des économies. Un pour tous, tous pour un. Mais les éditeurs n'éditeront plus de livres, puisqu'ils ne pourront pas en vendre un seule exemplaire... Cela pose un problème matériel et juridique.

D'autre part, d'un point de vue moral et philosophique, le chercheur de l'an 2000 ne quittera plus son clavier... le jour où il pourra aussi faire venir ses boissons sans aller les chercher, ce sera la fin du monde!

Mais il faut aussi tenir compte de la résistance au changement. Quand le microfilm a été introduit aux Archives, l'on a expliqué qu'il serait responsable de générations entières de personnes qui perdraient la vue. Mais bizarrement, cela ne faisait jamais problème quand le microfilm permettait à un parisien de consulter un document anglais sans prendre l'avion pour Londres. Autrement dit, ce n'est pas demain que les lecteurs préféreront l'écran au livre. Encore que l'ordinateur apporte des fonctions annexes qu'apprécient le lecteur subtil, celui qui vient là pour travailler. Je pense en particulier aux fonctions de recherche, qui permettent de retrouver tel mot dans un livre même s'il n'a pas fait l'objet d'une indexation.