Les chercheurs en informatique se reconnaissent comme une communaut. Mais leur discipline reste mal dfinie.
Aprs vingt-cinq ans d'existence, l'informatique ne sait toujours pas ce qu'elle est. "La dfinition acadmique de l'informatique comme science du traitement de l'information ne reflte pas les aspects fondamentaux identifis au cours ce cette journe" crit Jean-Louis Durieux dans son compte rendu d'une table ronde tenue le 7 dcembre dernier dans le cadre des Journes recherche du Spcif (organisme de concertation des enseignants et chercheurs en informatique).
C'tait la premire fois que le Spcif tenait de telles assises, et la qualit des changes a surpris les participants eux-mmes. Ils ont pris conscience d'tre une vritable communaut, avec ses problmes d'intendance (budgets, carrires, structures, mais aussi une incertitude partage sur la nature de leur travail, de leur discipline.
La table ronde "Interaction entre fondamental et exprimental en informatique", anime par Bernard Lorho, fut le creuset central de cette rflexion. Sur ce thme difficile et abstrait, les interventions fusrent en tous sens. Malgr les efforts du rapporteur Jean-Louis Durieux, une synthse reste impossible. En revanche, quelques axes majeurs se dgagent.
D'abord un effort, mondial, d'identification. Par les chercheurs et aussi par leurs autorits de tutelle: "En France, l'informatique est l'objet d'une double remise en cause par ses autorits de tutelle: en tant que discipline scientifique, car son utilisation de plus en plus frquente dans des secteurs trs varis abouti une confusion entre l'outil et l'objet de l'tude, et en tant que discipline applique, car ses liens avec le tissu industriel sont mal compris".
La difficult majeure, c'est l'objet mme de la discipline: "L'informatique s'intresse des artefacts dont la difficult de ralisation principale n'est pas de nature matrielle mais rside dans la complexit des enchanements d'oprations et des raisonnements; ce n'est pas parce qu'on a fabriqu quelque chose qu'on le matrise... Quelles sont les limites des formalismes et des machines que nous employons?..."
Ces questions n'ont pas encore de rponses satisfaisantes. Faute se savoir ce qu'elle est, la science informatique n'arrive pas dfinir ses limites avec ses applications. La discipline s'enracine dans le monde commercial. La coupure fondamental/appliqu passe l'intrieur des grandes entreprises, entre les dpartements de recherche et de production, et pas ncessairement entre recherche acadmique et entreprises.
Le pilotage mme de la recherche est loin d'tre rationnel. Tout se mle: "On n'applique pas la connaissance acquise, mais on court derrire. Ce qui entrane une incomprhension de la part de la tutelle. Collectivement, les chercheurs en informatique ne se sentent pas responsables du dficit de Bull".
Quelques points forts d'ancrage pourtant se dgagent. Les systmes d'exploitation apportent le meilleur exemple. Il n'y a pas de thorie formalise, mais "une trs grande solidit des concepts fondamentaux... plus forts que toute thorisation qu'on peut en donner actuellement: aucune thorie formelle ne rend compte fidlement des intuitions des spcialistes du domaine. "
Mais comment s'appuyer sur ces bases pour construire une science?
"L'informatique n'a pas encore dvelopp une vritable approche exprimentale, base sur une interrogation systmatique de la ralit partir des questions que la rflexion thorique permet d'laborer de poser prcisment".
Les journes Spcif auront eu l'avantage de mieux cerner ces questions cls. Plusieurs dfinitions, ou esquisses de dfinitions, ont tent d'y rpondre. Elimine d'emble la trop facile "L'informatique, c'est ce que font les informaticiens".
Rejete aussi la dfinition comme "science du calcul" a t rejete, et mme stigmatise comme dangereuse, le mot "calcul" tant gnralement assimil au calcul numrique. Plus prs du consensus, la proposition: "Science qui a pour objet les langages dans leur fonction de description et de matrialisation". Mais le mot "langage" a une signification trop statique, et masque les aspects dductifs et algorithmiques.
Jean-Louis Durieux, pour faire rebondir le dbat, propose "L'informatique, c'est l'adjonction de la ralisation du formel et de la formalisation du rel".
Sous leur apparence acadmique, ces questions sont perues comme importantes pour l'insertion des chercheurs en informatique dans l'universit et dans les structures de la recherche. Et de l pour la recherche et la rpartition des financements ncessaires.
Christian Carrez, prsident du Specif, conclut: "L'informatique a du mal se faire reconnatre comme une science part entire.
Cela est peut-tre d-... au fait qu'elle ne figure pas dans la classification d'Auguste Comte et qu'elle n'a, par consquent, pas de prix Nobel. Il n'empche que cette runion a montr l'existence d'une communaut franaise de chercheurs en Informatique actifs qui croient fermement en l'existence et en l'avenir leur science". PB.
.... encadr
Vers une thorie de l'informativit restreinte
Les informaticiens ne sont pas les seuls se poser des questions d'identit. Les mathmaticiens aussi se remettent en cause, comme en tmoignent par exemple les travaux de Ren Thom (Institut des hautes tudes scientifiques).
Un point commun ces recherches: les limites de la formalisation, que Kurt Gdel mit brutalement en lumire entre les deux guerres, cassant les espoirs d'une reconstruction totalement logique et mathmatique des savoirs (proclame un peu vite par Hilbert).
Mais ces limites n'ont jamais t prcises. Depuis plusieurs dcennies, le mur de la "complexit" se dresse face aux ambitions des concepteurs. Personne n'a encore cherch en mesurer les positions, la hauteur, la rsistance. Les dbats du Spcif peuvent s'interprter comme une convergence autour de ce point cl. Le coeur de l'informatique future, ce pourrait tre une "thorie de l'informativit restreinte", en paraphrasant Einstein l'aide de Philippe Dreyfus, crateur du mot informativit. Qui trouvera le "e=mc2" de l'informatique?
PIERRE BERGER