(D'après l'édition des Editions sociales, 1966)
L’imprimerie multiplie indéfiniment, et à peu de frais, les exemplaires d’un même ouvrage. Dès lors, la faculté d’avoir des livres, d’en acquérir suivant son goût et ses besoins, a existé pour tous ceux qui savent lire ; et cette facilité de la lecture a bientôt étendu le désir comme les moyens de l’instruction.
Ces copies multipliées se répandent avec une rapidité plus grande ; non seulement les fiats, les découvertes, acquirent une publicité plus étendue, mais ils l’acquirent avec une plus grande rapidité. Les lumières devenaient en quelque sorte un objet de commerce.
On était obligé de chercher les manuscrits, comme aujourd’hui nous cherchons les ouvrages rares. Ce qui n’était lu que de quelques individus a donc pu l’être d’un peuple entier et frapper presque en même temps tous les hommes qui entendaient la même langue.
On connut le moyen de se faire entendre des nations dispersées. On a vu s’établir une nouvelle espèce de tribune, d’où se communiquaient des impressions moins vives, mais plus profondes ; d’où l’on exerçait un empire moins tyrannique sur les passions, mais en obtenant sur la raison une puissance plus sûre et plus durable ; où tout l’avantage est pour la vérité, puisque l’art n’a perdu sur les moyens de séduire qu’en gagnant sur ceux d’éclairer. Il s’est formé une opinion publique, puissante par le nombre de ceux qui la partagent ; énergique, parce que les motifs qui la déterminaient agissaient à la fois sur tous les esprits. Ainsi, l’on a vu s’élever, en faveur de la raison et de la justice, un tribunal indépendant de toutes les puissances, auquel il était difficile de rien cacher et impossible de se soustraire.
Les méthodes nouvelles, les premiers pas dans la route qui devait conduire à une découverte, les travaux qui la préparaient, les vues qui pouvaient l’indiquer, se répandant avec promptitude, offraient à chaque individu tous les moyens que les efforts de tous auraient pu créer ; et, par ces mutuels secours, le génie avait en quelque sorte plus que doublé ses forces.
Toute erreur nouvelle était combattue dès sa naissance : souvent attaquée avant d’avoir même pu se propager, elle n’avait point le temps de s’enraciner dans les esprits. Celles qui, reçues dès l’enfance s’étaient, en quelque sorte, identifiées avec la raison humaine, que les terreurs ou l’espérance avaient rendues chères aux âmes faibles, furent ébranlées par cela seul qu’il devenait impossible d’en empêcher la discussion, de cacher qu’elles pouvaient être rejetées et combattues, de s’opposer à la propagation des vérités qui, de conséquences en conséquences, devaient à la longue en faire connaître l’absurdité.
C’est à l’imprimerie que l’on doit la possibilité de répandre les ouvrages que sollicitent les circonstances du moment, ou les mouvements passages de l’opinion, et par là d’intéresser à chaque question qui se discute dans un point unique l’universalité des hommes qui parlent une même langue.
Sans le secours de cet art, aurait-on pu multiplier ces livres destinés à chaque classe d’hommes, à chaque degré d’instruction ? Les discussions prolongées, qui seules peuvent porter une lumière sûre dans les questions douteuses, et affermir sur une base inébranlable ces vérités qui, trop abstraites, trop éloignées des préjugés auraient fini par être méconnues et oubliées ; les livres purement élémentaires, les dictionnaires, les ouvrages où l’on rassemble, avec tous leurs détails, une multitude de faits, d’observations, d’expériences, où toute les preuves sont développées, tous les doutes discutés ; ces collections précieuses qui renferment, tantôt tout ce qui a été observé, écrit, pensé sur une partie des sciences, tantôt le résultat des travaux annuels de tous les savants d’un même pays ; ces tables, ces tableaux de toute espèce dont les uns offrent aux yeux des résultats que l’esprit n’aurait saisis qu’avec un travail pénible, les autres montrent à volonté le fait, l’observation, le nombre, la formule, l’objet, qu’on a besoin de connaître, tandis que d’autres enfin présentent, sous une forme commode, dans un ordre méthodique, les matériaux dont le génie doit tirer des vérités nouvelles ; tous ces moyens de rendre la marche de l’esprit humain plus rapide, en la rendant plus facile, sont encore des bienfaits de l’imprimerie.
Nous en montrerons de nouveaux, lorsque nous analyserons les effets de la substitution des langues nationales à l’usage presque exclusif, pour les sciences, d’une langue commune aux savants de tous les pays.
Enfin, l’imprimerie n’a-t-elle pas affranchi l’instruction
des peuples de toutes les haines politiques et religieuses ? En vain l’un
et l’autre despotisme se serait-il emparé de toutes les écoles
; en vain aurait-il,par des instructions sévères, invariablement
fixé de quelles erreurs il ordonnait d’infecter les esprits, quelles
vérités il leur permettait de construire ; en vain des chaires,
consacrées à l’instruction morale du peuple ou à
celle de la jeunesse dans la philosophie et les sciences, seraient-elles condamnées
à ne transmettre jamais qu’une doctrine favorable au maintien de
cette double tyrannie : l’imprimerie peut encore répandre une lumière
indépendante et pure. Cette instruction, que chaque homme peut recevoir
par les livres, dans le silence et la solitude, ne peut être universellement
corrompue : il suffit qu’il existe un coin de terre livre, où la
presse puisse en charger ses feuilles. Comment, dans cette multitude de livres
divers, d’exemplaires d’un même livre, de réimpressions,
qui, en quelques instants le font renaître de ses cendres peut-on fermer
assez exactement toutes les portes par lesquelles la vérité cherche
à s’introduire ? Ce qui était difficile, même lorsqu’il
ne s’agissait que de détruire quelques exemplaires d’un manuscrit
pour l’anéantir sans retour, lorsqu’il suffisait de proscrire
une vérité, une opinion pendant des années, pour la dévouer
à un éternel oubli, n’est-il pas devenu impossible, aujourd’hui
qu’il faudrait une vigilance sans cesse renouvelée, une activité
qui ne se reposerait jamais ? Comment, si même on parvenait à écarter
ces vérités trop palpables qui blessent directement les intérêts
des inquisiteurs, empêcherait-on de pénétrer, celles qui
les contiennent, qui les préparent, qui doivent un jour y conduire ?
Le pourrait-on, sans être forcé de quitter ce masque d’hypocrisie,
dont la chute serait presque aussi funeste que la vérité à
la puissance de l’erreur ? Aussi verrons-nous la raison triompher de ces
vains efforts ; nous la verrons, dans cette guerre, toujours renaissante et
souvent cruelle, triompher de la violence comme de la ruse ; braver les bûchers
et résister à la séduction, écrasant tour à
tour sous sa main toute puissante, et l’hypocrisie fanatique qui exige
pour ses dogmes une adoration sincère,et l’hypocrisie politique
qui conjure à genoux de souffrir qu’elle profite en pais des erreurs
dans lesquelles il est, à l’en croire, aussi utile aux peuples
qu’à elle-même de les laisser plongés.