Internet, une mutation radicale

Note sur Internet comme rupture au milieud des années 1990.

Cet texte, dans une version légèrement différente, a fait l'objet d'une publication dans Logiciels et Services.

L'arrivée du Web change radicalement la donne, pour des raisons profondes d'un point de vue aussi bien technique qu'idéologique. On peut situer le point de rupture autour de 1995, oùla popularisation du web coïncide avec la relance psychologique américaine.

Une nouvelle technique de réseau

Les protocoles IP (Internet Protocol), et notamment TCP/IP (Transfer Control Protocol) assurent facilement la communication asynchrone entre systèmes distants ou locaux. Il se prêtent à la construction d'architectures souples favorables à la répartition les performances. Bien qu'asynchrones au départ, ils permettent tout de même le temps réel et le synchronisme, là où cela est nécessaire.

Ces outils s'implantent sur les micro-ordinateurs aussi bien que sur les grands systèmes et aux différents niveaux de serveurs et de matériels spécialisés (routeurs...). Ils conviennent aussi bien aux réseaux ouverts au publics(Internet proprement dit) qu'aux réseaux propres à une entreprise (intranet) ou à un groupe d'entreprises partenaires (extranet). Leur simplicité et leur universalité contribuent sensiblement au déclin des standards publics OSI (Open Systems Interconnection) aussi bien que des architectures de réseau propriétaires qui faisaient loi au début des années 80.

De nouveaux matériels, exploités différemment

En lui-même, le phénomène Internet n'est lié à aucun matériel déterminé. Il encourage tout de même la standardisation des fonctions de base et pourrait soutenir le "network computing", qui vise à un allègement non pas tant des ressources hardware proprement dites mais de leur mise en œuvre, avec téléchargement des logiciels, maintenance par prise en mains à distances, et de leur surveillance à partir de serveurs spécialisés, y compris la sauvegarde des fichiers. On peut espérer réduire ainsi sensiblement le TCO (Total Cost of Ownership, dont on sait qu'il atteint des chiffres astronomiques, sans rapport avec le prix du matériel lui-même).

Une nouvel environnement de développement logiciel.

Les nouvelles méthodes sont symbolisées par le langage Java. Elles laissent attendre une approche beaucoup plus modulaire de la conception du logiciel aussi bien que de sa mise en œuvre, les différents modules n'étant localisés et activés qu'en fonction des besoins. On peut y ajouter les techniques d'agents intelligents (automates se chargeant de manière autonome de fonctions d'exploitation ou de recherche d'information).

Une nouvelle manière d'utilisation des applications.

La navigation sur le web fournit un tronc commun à l'ensemble des activités d'utilisation. Elle combine l'utilisation de la souris, de l'hypertexte et de l'accès au réseau d'une manière rapide et naturelle. Elle se complète de plus en plus aisément et économiquement par le son et la vidéo, y compris avec prise de vue locale grâce à la webcam.

Une nouvelle démarche commerciale

Mais le Web, ce n'est pas seulement de la technologie ! Le commerce électronique combine des formes efficaces de présentation des produits en tous genres. Pour les produits matériels (alimentaire, livre), il suppose la mise au point d'une logistique efficace (ce n'est pas facile et c'est coûteux, et l'hypermarché représente un optimum de répartition du travail entre réseau de distribution et client final, qui n'est pas facile à déplacer). Pour les produits immatériels, qu'il s'agisse de texte, de musique de vidéo, de progiciels ou de produits financiers, le réseau suffit aux transferts. Sous réserve de problèmes encore loin d'être complètement résolus, de protection et de sécurité.

Un modèle socio-économique inédit

Internet et le Web, dans leurs origines comme dans une large partie de leur pratique, n'ont rien de commercial. Le Web ne signifie sûrement pas la fin de l'économie de marché, et il ne faut même pas le désirer car le marché a prouvé son extraordinaire puissance de régulation et de stimulation des énergies. Mais il remet les marchands à leur place dans le cadre d'une société d'échanges plus vastes laissant une large place à l'initiative, à la générosité, aux jeux de la puissance et de la séduction. Avec leurs charmes mais aussi leurs dangers.

De ce point de vue, Internet a ouvert une voie de développement qui se prolonge dans Linux, en attendant peut être d'autres volets. Sur ces questions, il est difficile de s'exprimer d'une manière objective, tant les sensibilités politiques sont marquantes. Chacun (et les informaticiens en particulier) se situent plus ou moins entre deux extrêmes.

D'une part ceux qui ne croient qu'à l'économie de marché, et dont la fulgurante croissance de l'économie américaine justifie la confiance. A les en croire, il suffirait d'abaisser les charges sociales et fiscales pour que tous les problèmes se résolvent d'eux mêmes, qu'il s'agisse de l'emploi, des inégalités ou de la violence.

De l'autre, une mouvance (minoritaire) qu'on pourrait qualifier de néo-anarchique, voyant un modèle radicalement nouveau dans le développement du web et du logiciel libre. Christian Huitema parle d'"hyperdémocratie", par exemple dans son livre "Et Dieu créa l'Internet". Et la mise en place d'un ministère de l'économie solidaire au sein du gouvernement Jospin II leur ouvre d'intéressantes perspectives. Ici au contraire, l'essentiel est de briser les monopoles et de laisser faire les communautés naturelles, plus ou moins virtuelles, avec un rôle tout de même plus important des pouvoirs publics. La partie n'est pas jouée, et les problèmes à résoudre bien difficiles, comme le montre l'embarras de la Justice américaine, à la fois convaincue des méfaits de Microsoft et incertaine quant aux sanctions à lui appliquer.

L'espace nouveau de l'hypermonde et du post-humanisme

On peut considérer que l'informatique, jusqu'en 1995, a eu pour rôle d'automatiser et de rationaliser le monde de type industriel que nous connaissions au début du siècle. Il s'agissait de réduire les délais, les volumes, les coûts, les risques. Le retournement, c'est que les nouvelles technologies nous proposent au contraire maintenant de dégager du temps, d'explorer et de créer de nouveaux espaces, d'inventer de nouvelles richesses, de prendre de nouveaux risques.

P.B.