Jean IZOULET

Le passage-clé de La cité moderne, métaphysique de la sociologie. Félix Alcan, Paris 1898

Note : Le cours Malet-Isaac (André Alba, Jules Isaac et Antoine Bonifacio, Histoire contempoine, 1852-1939.Hachette 1954), où nous avons trouvé mention d'Izoulet, commente ainsi la conclusion de ce texte (l'homme ne doit plus être que l'oeil qui voit, main qui dirige) : : "Cette exigence mùeme paraît à présent parfois supprimée. L'automatisme intégral est réalisé dans les stations de transformateurs électrique ; certaines raffineries de pétrole fonctionnent aux Etats-Unis sous la seule conduite de "robots", "oeils" ou "cerveaux" électroniques.

 

L'homme contemporain, vainqueur de l'espace et de la matière

J'ai rendu hommage à la civilisation industrielle pré-scientifique et à ses promoteurs inconnus. J'arrive à l'industrie scientifique, éclose en ce siècle XIXe .

L'homme avait vaincu la nuit et le froid par la pyrogénie, le temps par la chrono-métrie. Il avait vaincu la mort même, par l'écriture, ou logo-graphie, qui fixe pour la postérité la pensée des aïeux. Il lui restait à vaincre l'espace et la matière. Et c'est ce qu'il a fait depuis à peine cinquante ans.

Vaincre l'espace ! Il s'agissait de relier entre eux tous les humains simultanés, comme l'écriture reliait déjà tous les humains successifs. On sait comment le transport rapide des personnes et des choses, et surtout le transport instantané des idées, ont pour ainsi dire brusquement contracté la planète, et fait tenir la terre comme au creux de la main. La réciproque action des hommes les uns sur les autres s'est trouvée, du coup, plus que centuplée. Et nul ne peut mesurer pleinement d'avance les conséquences inévitables de cette soudaine révolution.

Or, la jeune science ne devait pas modifier seulement le rapport des hommes entre eux, mais ausi et surtout peut-être le rapport de l'homme et de la nature : la science a asservi à l'homme la matière. Et c'est ce qu'on appelle : la découverte de la vapeur, la machine substituée au bras humain, l'ère du machinisme.

Que faut-il inaugurer du machinisme ?

On sait comment ce fait énorme a déjà soulevé autant d'enthousiasmes que d'imprécations ; comment l'économie politique exalte la machine, multiplicatrice de "produtis", et comment certain socialisme maudit la machine, "mangeuse" d'hommes. On ne sait auquel entendre. La vérité pourtant saute aux yeux. Cette révolution industrielle, comme l'autre, la révolution morale et politique, nous doit nécessairement procurer, à travers un mal passager, un bien éternel.

Un bien éternel... En effet, on l'a calculé, le nombre de chevaux-vapeur actuellement posséda par l'industrie équivaut à un milliard d'hommes. C'ets dire que l'humanité a dès maintenant à son service un milliard d'esclaves de fer. Ce simple trait n'est-il pas pou vous, lecteur, une illumination ?

Qu'était-ce que la civilisation antique ? Une poignée d'hommes libres portés sur un monde d'esclaves. L'immense et douloureuse caryatide a fléchi. Tout s'est écroulé.

Aujourd'hui, nous faisons mieux : c'est l'humanité tout entière qui sera la poignée d'hommes libres, et c'est la matière qui sera la multitude d'esclaves.

Grâce aux savants, grâce aux spécialistes de l'intelligence, grâce aux inventeurs enfin, la foule va être rachetée, affranchie, affiliée à l'élite, et remplacée, dans son douloureux rôle d'Atalas portant le ciel, par l'insensible et infatigable armée des forces naturelles.

Ce n'est plus de pauvre chair saignante, mais de métal brut, que seront construits désormais les soubassements de la cité humaine. Ce n'est plus l'humanité désormais qui va fournir les nécessaires porte-faix, si tragiquement nommés hommes de peine. L'homme ne doit plus être que l'oeil qui voit et le doigt qui dirige. La frêle et pensive créature a capté l'ouragan des forces cosmiques, et dressé à son service une armée immense de monstres de fer.