Pour le plaisir, pour la réflexion, pour une nouvelle conception de la peinture et de l'art.
par Pierre Berger
Cet article est initialement paru dans le numéro 3, 3eme trimestre 1982, de Libre réflexion, organe de l'Arepas (Association de réflexion en économie, politique et applications des sciences, qui a aujourd'hui cessé ses activités). Nous le reproduisons ici avec l'aimable autorisation de son rédacteur-en-chef, Bertand Lemaire.
Construire un logiciel capable de peindre seul, de produire des oeuvres qui plaisent sans intervention aucune d'un être humain dans le processus de production, n'est-ce pas une idée saugrenue, et même déplaisante. D'emblée, elle heurte ceux qui pensent que "l'art est en son essence l'expression d'une individualité géniale servie par une compétence artisanale d'élite" (1). Pour eux, ce que fait un ordinateur ne peut être de l'art. Même si ses oeuvres sont agréables à regarder, même si elles évoquent chez lui des images agréables et intéressantes. Quelques artistes y voient même une menace : "Vous allez nous mettre au chômage, avec votre machine". Enfin, les moins sceptiques s'inquiètent, redisant après Leroi-Gourhan (2) "On peut se demander ce qui restera de l'homme après que l'homme aura tout imité en mieux".
Ce projet dormait depuis longtemps dans la tête de son auteur. Le besoin de passer à l'acte l'a emporté au printemps 2001, un jour où il a eu l'imprudence de ré-ouvrir son outil de développement logiciel, Borland C++ Builder. Cédant à la tentation d'écrire quelques lignes pour se rappeler des expériences passées, une fois le doigt dans l'engrenage du clavier, tout le bras y est passé... et une grande partie des vacances d'été.
A la rentrée, après des phases de doute, où son épouse se moquait gentiment des graffitis chaotiques qui s'affichaient à l'écran, mais qui heureusement amusaient un des petits-fils... à la rentrée il y avait quelques oeuvres présentables, et l'outil pour en générer, en théorie, une infinité d'autres, toutes différentes. En fin d'année 2001, une galerie du Vexin consentait à ouvrir ses cimaises à ces objets visuels non identifiés(3).
En août 2002, au moment d'envoyer ces lignes à "Libre réflexion", le programme a rencontré un succès d'estime, bénéficié de plusieurs articles positifs dans la presse locale... mais attend encore un succès commercial. Ce qui conduit son auteur à viser des oeuvres plus figuratives, à partir de photographies. En attendant, quand il en aura les moyens, de mettre des roulettes à l'ordinateur et de le doter d'une caméra pour l'envoyer travailler tout seul "sur le motif", comme un "vrai" peintre.Comment fonctionne le logiciel ? Il choisit et développe, progressivement, une suite de formes. Des traits ou des surfaces: une ligne droite, un triangle, un rectangle, cercle ou ellipse, une zone entière en bas ou en haut ou sur un côté de l'œuvre. Dans la version "figurative" en cours de développement, cette phase de génération est liée à une phase d'analyse de la photographie, pour en dégager les éléments pertinents. Si l'écran de l'ordinateur est allumé, on peut voir peu à peu la peinture se construire et s'affiner, jusqu'au moment où le programme considère que le tableau est fini. Alors il sauvegarde sur disque et passe à l'œuvre suivante.
Chacune de ces formes est d'abord définie par une série de caractéristiques : position sur l'œuvre, taille plus ou moins grande, proportion plus ou moins verticale ou horizontale, épaisseur du trait... et surtout "style", c'est-à-dire, en tous cas dans la version actuelle, essentiellement une façon de tirer les traits d'un point à un autre. C'est là, tout particulièrement, que le hasard et la règle se marient pour chercher le meilleur entre deux extrêmes, la pure courbe mathématique ou un parcours aléatoire dont, à la limite, on n'est même pas sûr qu'une fois parti d'un point il rejoindra l'autre. Il faut, en quelque sorte, doser l'ivresse pour avoir les meilleures chances de surprendre. Quelquefois pour le pire, au point de "planter" le programme. Souvent pour le médiocre, et l'œuvre n'a aucun intérêt. Parfois pour le meilleur, la joie du programmeur et, on l'espère, du public. Finalement, c'est l'auteur du programme qui se charge de trier le travail accompli en son absence, pendant la nuit le plus souvent (une vingtaine de tableaux en moyenne par nuit, dans l'état actuel du logiciel). Une bonne partie des oeuvres va directement à la "corbeille" de Windows. Quelques unes des survivantes sont alors imprimées, parfois avec des corrections globales minimes pour tenir compte des limites ou des caractéristiques particulières de l'imprimante. Les meilleures montent sur le podium, c'est à dire sont montrées aux amateurs.Si Roxame trouve un public, son existence se justifiera par le plaisir qu'elle donne aux acheteurs de ses oeuvres, et le cas échéant par les revenus qu'elle procurera à son auteur. En art comme ailleurs, la sanction du marché n'est-elle pas la forme la plus objective de la "reconnaissance" ? Mais ce logiciel est aussi un intéressant support pour la réflexion philosophique. Qu'est-ce que le style, le réalisme, le beau, l'original ... ? Sur ces thèmes rebattus, le développement progressif d'un logiciel apporte des idées nouvelles.
Et, plus directement, qu'est-ce que la peinture ? De ce point de vue, Roxame jette aux peintres un défi comparable (excusez-la du peu) à celui de la photographie. N'étant pas humaine, elle ne peut peindre comme un humain. Mais, plus elle progresse, plus elle oblige l'artiste à dépasser ses routines, ses automatismes. Elle lui dit comme Musset (4): "Ah! frappe-toi le coeur, c'est là qu'est le génie". A lui de prouver qu'ils n'a pas un robot à la place du coeur.Pierre Berger pmberger@noos.fr
(1) Jean-François Lyotard : Le postmoderne expliqué aux enfants. Editions
Galilée 1988
(2) André Leroi-Gourhan : Le geste et la parole. Albin Michel 1965.
Cité par Jean-Michel Truong in Totalement inhumaine, Les empêcheurs
de penser en rond, 2001.
(3) La maison d'art, à Us (Val d'Oise) lamaisondart@wanadoo.fr.
(4) Alfred de Musset - A Édouard Bocher - 1832.