10/10/92 Exposé de Jérôme Ramunni (Histoire des sciences et des techniques)

CNRS Centre Alexandre Koyré

Couffignal et le retard du développement de l'informatique française

JR s'est posé la question suivante : comment se fait-il qu'en France, on ait pris du retard en informatique en faisant confiance à la machine de Couffignal ? Comment a-t-on pris conscience de l'erreur ?

Pour répondre à cette question, JR a étudié deux milieux favorables à Couffignal, à savoir celui des revues "Esprit" (personnalisme de Mounier, cf. en particulier le numéro spécial 1750) et "la Pensée" (1953). En cette période de haute politisation des élites intellectuelles françaises, on réfléchissait beaucoup aux moyens de préserver l'identité de la France (en se préservant notamment de l'influence américaine).

Idées défendues par Esprit

- Distinction nette entre le machine et la philosophie qui l'accompagne,
. danger du prestige conféré à la machine,
. la technocratie américaine est considérée comme le véhicule d'une idéologie qui écrase l'individu ; d'où méfiance à l'égard des Anglo-Saxons.

- La cybernétique est considérée comme un danger,
. elle est une étape dans un projet venant de Leibniz, mais ce n'est pas une étape décisive ; le facteur décisif de son développement fut la guerre ;
. ce qu'apporte la cybernétique, c'est qu'elle nous permet de réfléchir sur la science et la relation entre science et technique.

- La machine est un médiateur qui permet de remettre en valeur certains courants culturels ; accepter une technique, c'est relever ce qui rejoint l'évolution culturelle. L'exposé de Guillebaud sur ce thème passe sans transition à un appui sans critique à la machine de Couffignal.

- Toute nouvelle technique nous offre un choix : il n'y a pas de développement inéluctable d'une technique.

Idées défendues par La Pensée

- Refus de la cybernétique comme science capitaliste :
. "hors des machines, la cybernétique est une vaste entreprise de mystification",
- Couffignal a montré qu'aux USA, les machines souffrent de gigantisme et qu'on peut fabriquer des machines d'une taille plus raisonnable et plus efficaces.

- Refus du courant logiciste. Il faut donc soutenir le calcul analogique, qui a une base physique (ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain), mais s'opposer à la tentative cybernéticienne qui vise à établir la domination américaine sur la culture européenne.


Influence de ces courants dans le temps

Lors du lancement du plan calcul, le discours de l'UDF fut de dire que les Américains avaient refusé à la France un gros ordinateur pour équiper le CEA. En réalité, les deux événements furent rigoureusement indépendants, l'argument servit à légitimer une décision : il s'agissait e faire avaliser par de Gaulle, en période de restriction économique, l'accord CGE-Thomson-SEA.

A plusieurs reprises, en France, on a observé qu'une idéologie anti-anglo-saxonne a freiné l'intégration de nouvelles techniques au profit de tentatives discutables comme celle de Couffignal. En Italie, on observe moins ce phénomène de refus car l'Italie est minoritaire et s'ouvre donc plus volontiers: langue et culture y sont plus récentes. L'informatique a donc pénétré plus facilement.

Quand on n'est pas soi-même générateur d'une technique, celle-ci crée toujours une situation ambiguë : Quand ferme-t-on ?
Quand ouvre-t-on ? Comment reçoit-on ?

Couffignal n'était pas un scientifique, mais un administratif qui s'est trouvé en position de pouvoir. C'était un bricoleur qui savait naviguer entre les différents acteurs et courants. Raymond a jugé sa machine inviable, ce qu'il a publié en 1946 était débile. En fait, il a disparu quand il a commis l'erreur de s'attaquer aux puissants de l'époque : les bourbakistes (de Possel, Coulomb...).

Compte-rendu rédigé par C. Hoffsaes