L'informatique libère l'humain
L'histoire a un sens
Voir des réflexions ultérieures sur l'histoire
L'histoire a un sens : la liberté, montée de l'âme digitale, celle des hommes et celle des machines, se soutenant l'une l'autre. Et cette montée passe par plusieurs versants : complexité, dématérialisation, digitalisation.
L'histoire
a un sens. Son déterminisme s'impose à nous. Mais, en même temps, il nous
libère. Ce paradoxe nous enferme entre deux peurs :
- le
déterminisme nous écrase, fait perdre toute signification, toute importance à
notre action ;
- la
surabondance de liberté nous place face
à des responsabilités trop lourdes pour nous.
Autant de raisons pour ne rien faire, ou plutôt pour nous aban-donner à un autre déterminisme: celui de nos plaisirs et de nos pas-sions : paresse, luxure, orgueil, pour reprendre les vieux mots de la morale, mais bonne raison aussi pour nous saisir de ce mouvement vers la liberté, pour nous laisser émerveiller par sa puissance et pour nous atteler nous aussi à la tâche.
Et pour bien comprendre le sens de l'histoire, reprenons-la aussi loin que possible. Partons de cette origine absolue qui fait actuellement l'unanimité du monde scientifique, le "big bang". Et suivons la montée de la liberté jusqu'à nos jours. Dans une deuxième partie, nous montrerons comment cette progression pourrait se mettre en formules, sinon en équations. Dans la troisième, nous verrons comment l'exercer.
Pré-homo : de l’atome au paléolithique
La Bible s'ouvre sur de grandes séparations, de grands découpages binaires : "La Terre était informe et vide, les ténèbres recouvraient l'abîme, l'esprit de Dieu planait sur les eaux." Face à face, deux énergies, l'une matérielle, chaotique, passive, l’autre spirituelle et dominante, mais inaccessible à notre entendement. Même pas le Dieu aux limites de la Raison, aux limites du complexe. Rien que l'esprit, le souffle, le vent, dont on ne sait ni d'où il vient, ni où il va, et qui pourtant peut porter le sens.
Dieu dit : "Que la lumière soit !" et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière des ténèbres... Dieu fit le firmament, qui sépara les eaux... ". Les coupures s'enchaînent, structurent peu à peu l'univers, y réservent un espace vivable, un jardin donné à l'homme pour le cultiver.
Après quelque trois millénaires, puisque ce récit biblique a été écrit un peu moins de mille ans avant notre ère, la science rejoint l'intuition de nos pères.
Le big bang et les particules
Au commencement, il y a 15 milliards d'années, le big bang. Quel-ques milliardièmes de secondes après l'explosion du chaos originel, l'univers a déjà commencé à se structurer. Quarks, atomes, étoiles, molécules, planètes...
Au fil des millénaires, ou plutôt des millions et des milliards d'années, l'univers s'organise en masses de plus en plus grandes. Quand elles atteignent une certaine dimension, les lois qui ont présidé à leur construction ne fonctionnent plus ; il faut trouver d'autres modes de groupement. Par exemple, au-delà d'un certain poids atomique, les atomes deviennent instables. Cristaux et molécules prennent le relais de l'ascension. Les couplages forts laissent la place aux couplages faibles. Complexité, dématériali-sation, digitalisation. Autonomie des entités nouvelles.
Y a-t-il une limite absolue, une sorte de sommet (ou de puits) où il ne serait plus possible de construire de nouvelles structures, plus complexes ? Le monde aurait atteint la digitalisation totale, se réduirait à un nombre fini de bits (10 puissance 30, ou 50 ...). La
question reste ouverte. Car après tout, on dit que l'histoire accélère, mais on a l'impression qu'elle s'est bien ralentie, depuis ces premières fractions de seconde où le plasma se structurait dans l'explosion originelle.
La vie
Quand les molécules deviennent très grosses, apparaît la vie, d'abord avec de tout petits organismes, les bactéries, puis avec des plantes et des animaux de plus en plus grands, jusqu'à dépasser, sans doute, la limite, puisque les dinosaures disparaissent. Il est vrai que nous ne savons pas trop pourquoi, et qu'ils ont occupé bien plus longtemps que nous la surface de la terre.
Etant donné le niveau élevé de complexité qu'elle exige de chaque être vivant, la vie semble apparaître bien tôt dans l'histoire du monde. Il y a plus de quatre milliards d'années, c'est-à-dire aux deux tiers de la totalité de l'Histoire. Et encore, il s'agit des plus anciennes traces de vie qui soient parvenues jusqu'à nous, mais la vie a dû exister bien avant, bien que les violents soubresauts de l'écorce terrestre en aient fait disparaître les traces.
Pas plus que les atomes, la vie ne s'organise en bits (mots binaires), au sens formel. Mais elle se construit déjà autour d'un langage, d'un code : l'ADN. Le génome, par lui-même, occupe peu de matière. Pourtant il porte l'essentiel des structures biologiques. L'émergence de la vie est donc un pas important de la dématérialisation des structures. Et l'on peut admirer la pérennité des codes génétiques malgré la fragilité de leurs supports, qui donnent un démenti, au fil des milliards d'années, à ceux qui pensent que complexité implique fragilité.
Peu à peu, l'ADN augmente sa longueur, sa complexité et son autonomie. A partir des bactéries totalement insérées dans leur milieu et dépendantes de lui (mais pourtant très adaptables), la vie se donne des structures plus dures, d'abord extérieures, puis intérieures (vertébrés). Les êtres vivants échappent à l'eau et colonisent la surface terrestre, où ils s'adaptent à des conditions variées, de l'équateur au cercle polaire.
La montée vers le plus grand cerveau
La complexité progresse alors sur deux voies: le plus grand cerveau et l'organisation des groupes sociaux. La croissance du cerveau montre que le sens de l'histoire se dessine en nombre de bits (neurones) par organisme. Il en va de même pour les groupes sociaux, qui permettent la coopération de plusieurs cerveaux. Les deux vont de pair : des êtres intelligents peuvent construire des coopérations plus riches que des êtres frustes.
Pendant longtemps, cette coopération reste limitée. Plus les orga-nismes progressent en complexité, plus les populations coordonnées se réduisent. Les colonies de bactéries comptent des milliards d'organismes, les ruminants des centaines, les félins et les primates dépassent peu la dizaine. Mais les formes de coordination évoluent. Abeilles et fourmis se passent de l'individualité. Les mammifères supérieurs ont des formes élaborées de vie en groupe... Pour aller plus loin, il faut inventer autre chose.
Homo faber
Autonomie de l'homme par l'outil
Butant sur les limites de sa complexité interne, individuelle ou col-lective, la vie enrichit celle de son biotope, d'abord par quelques aménagements de l'environnement (le nid, le barrage des castors), puis radicalement, par l'invention de l'outil, un des traits caractéristiques et fondateurs de l'humanité. La diversification et le perfectionnement de l'outil augmentent, à chaque invention, l'autonomie de l'homme. En s'armant mieux, il se défend plus efficacement contre ses prédateurs, devient lui-même prédateur des races physiquement les plus puissantes. Grâce au feu, il économise les heures perdues à mastiquer la viande crue. Plus important encore, il dégage sa boite crânienne. La mâchoire n'a plus besoin de muscles aussi puissants, le cerveau peut croître encore.
Au fil des millénaires, chaque kilo de silex fournit de plus en plus de mètres de tranchant. Ce rendement suit une belle courbe exponentielle (une forme qui se retrouve régulièrement dans la montée du digital). Ce gain très matériel s'obtient par une montée en complexité : le nombre de coups de taille nécessaire pour obtenir un outil plus perfectionné et plus léger. Il a une conséquence des plus pratiques: l'homme peut s'éloigner des carrières de silex. Il conquiert ainsi toute la surface terrestre. Son autonomie n'a plus d'autres limites que celle des continents.
Mais cette autonomie inquiète. Prométhée, Caïn, sinon Adam lui-même, sont de dangereux aventuriers, sévèrement punis. Et la liberté n'est pas assez prônée comme valeur universelle pour que l'on supprime l'esclavage, ce qui freine le développement des machines.
Puissance accrue du groupe
L'outil joue aussi un rôle clé dans l'organisation des groupes humains. La famille, la tribu, se rassemblent autour du feu, de l'atelier de taille des silex. Réciproquement, le groupe accroît ses performances techniques par la spécialisation des métiers, puis par un aménagement radical de l'espace: agriculture, ville.
Autonomie de chaque machine
L'outil n'opère qu'au bout du bras de son utilisateur, au mieux, d'un groupe organisé. A technologie égale, pour augmenter ses possi-bilités, ses fonctions (on pourrait dire sa complexité fonctionnelle), vient le moment où il faut faire un nouveau saut: passer de l'outil à la machine, c'est-à-dire à un ensemble de différentes pièces, mobiles les unes par rapport aux autres, et non plus porté, mais reposant sur le sol. Gain d'autonomie pour elle comme pour l'humain, allégé d'autant. Puis, la machine se déplace toute seule, d'abord à partir de la nature locale : l'eau de la rivière, le vent, puis en transportant sa propre énergie (charbon, essence, piles), même si, parfois, une régression vers l'alimentation extérieure (caténaire des tramways et des trains électriques) s'avère intéressante. Elle ne perd pas pour autant l'essentiel : son moteur, puis ses multiples moteurs, car ce dispositif se miniaturise et il devient plus avantageux de le multiplier que d'entraver la machine par les transmissions mécaniques d'énergie.
Mais même le pilotage des machines est astreignant. C'est bien ce que pensait, en 1760, le jeune Humphrey Potter, qui avait envie d'aller jouer plutôt que de tourner les robinets d'une machine à vapeur, et qui eut l'idée aussi simple que révolutionnaire de relier les robinets au balancier de la machine par deux bouts de ficelle. Et son employeur James Watt inventa, parmi bien d'autres dispositifs, le régulateur à boules pour stabiliser la vitesse de fonctionnement.
La montée en complexité pose le même problème que l'augmentation de poids et appelle la même solution : l'autonomie réciproque. Plus nous perfectionnons une machine, plus nous enrichissons la gamme des fonctions qu'elle peut nous proposer. On finit par atteindre des niveaux de fonctionnalité qui la réservent aux professionnels, puis les dépassent eux-mêmes. Faut-il se résigner à limiter les fonctions ou épuiser l'opérateur sous la charge mentale? La solution est plutôt d'augmenter l'autonomie de la machine pour qu'elle assume sa propre complexité, la "masque" sous différentes couches d'automatismes, se fasse "transparente".
La cybernétique (dans les années 60) met ce processus d'auto-pilotage au centre de son discours, le pousse à un très haut point avec les satellites automatiques, les missiles de croisière hélas !... La machine, entrée par là dans le domaine de l'information, se digitalise, en particulier par la réduction de son moteur à un dispositif fondamental, l'horloge, simple circuit oscillant qui entraîne toutes les autres fonctions de la machine digitale. On n'arrive pas au mouvement perpétuel, mais presque. Les calculettes se contentent de la lumière du soleil, ou de la lumière artificielle si les pièces sont suffisamment éclairées.
Autonomie de l'évolution des machines
Plus impressionnante, plus inquiétante aussi que l'autonomie de chaque machine, s’affirme l'évolution globale des machines au fil du temps. Ce sont pourtant bien nous, les humains, qui les construisons, qui les concevons. Mais elles évoluent selon leur logique propre autant et plus que selon nos besoins, nos rêves. Elles vont à leur manière, en groupe, comme une population animale dans sa dynamique évolutionniste, vers leur plus grande complexité, digitalisation et dématérialisation, vers leur autonomie non seulement comme machines individuelles mais comme population.
On observe, par exemple, une loi de "concrétisation" des machines, c'est-à-dire d'intégration de leurs différentes parties. Elle s'observe par exemple dans l'évolution des moteurs de motocyclette aussi bien que dans celle des tubes électroniques à vide ("lampes radio"). Elle s'oppose à la digitalisation généralisée, ou plus généralement à la décomposition à l'infini des machines en pièces standard (Meccano). Entre l'autonomie et la digitalisation, il faut parfois choisir. Et il y a là de quoi s'inquiéter, d'autant plus que les machines, comme les êtres vivants, ne restent pas isolées.
Unification de l'univers des machines
Les machines tendent aussi à se relier entre elles. L'usine du XIXe siècle en donnait une première image, avec sa machine à vapeur unique, faisant tourner les machines de tous les ateliers par l’intermédiaire d’un ensemble d'axes, de courroies, de poulies et d’engrenages. Dès cette époque, certains imaginent une économie automatisée et intégrée dans une machine globale : "Il ne reste plus qu'à désirer que le Roi, demeuré tout seul en l'île, en tournant constamment une manivelle, fasse accomplir par des automates tout l'ouvrage de l'Angleterre" (Sismondi).
La coopération des machines est facilitée par leur standardisation, qui se fait par différentes voies. C’est tantôt par la loi du plus fort : l'acteur dominant impose sa solution, son standard de fait, celui que les Américains privilégient par tempérament. C’est tantôt par accord des intéressés dans les processus de normalisation ("public standard" en américain), avec le soutien plus ou moins dominant de l'Etat. En proclamant le système métrique, la démocratie française fut une des grandes initiatrices du mouvement.
1. Du big bang à l'hypermonde
Différenciation et personnalisation des machines
Cette standardisation n'est pas contradictoire, bien au contraire, avec la diversification des machines, de même que l'utilisation par tout l'univers d'un ensemble fini d'atomes, ou l'adoption par la vie d'un système unique de codification génétique, ne fait que supporter une variété toujours plus grande de molécules et d'êtres vivants. Les fournisseurs de machines complexes les adaptent à leurs clients. Et les opérateurs, à force de réglages, les mettent "à leur main". Les dactylos d'hier n'aimaient pas que l'on touche à leur machine à écrire, parce que l'on changeait toujours quelque chose : position des marges et tabulateurs, pression du rouleau...
La mondialisation de l'économie et des cultures n'efface que des différences anecdotiques. Elle fait disparaître l'exotisme de pacotille, qui poussait le touriste à rapporter fièrement d'Amérique, d'Afrique ou d'Asie de curieux objets qui ne serviraient bientôt qu'à encombrer sa cave ou son grenier. Mais elle offre aux cultures comme aux amateurs la possibilité de se différencier sur le fond, d'atteindre aux valeurs de l'universel en créant leur propre univers.
Le win win des deux évolutions
L'autonomie des machines s'avère la condition indispensable, le pen-dant nécessaire de la montée de la liberté humaine. Mais cette montée corrélative des deux autonomies ne va pas de soi. Si nous laissons les machines à elles-mêmes par paresse (comme l'apprenti sorcier), par fatigue (comme le meunier qui dort), par ignorance ou par dégoût, la machine devient folle ou, plus souvent encore, s'arrête ou se met en panne. Elle ne se révolte pas à proprement parler,
sinon dans les romans de science-fiction. Elle n'a qu'à laisser faire l'inconscient collectif et la démission de l'homme, voire sa dévotion à "la main invisible" de l'économie. L'automobile peut se permettre de tuer dix mille personnes par an, en France seulement, depuis des décennies, car la société dans son ensemble considère ce moyen de transport comme un progrès fondamental, sinon le symbole même du progrès, social aussi bien que technique et économique.
L'homme peut aussi asservir ses semblables à la machine, en faire "une mule aux yeux crevés pour tourner sa meule". Esclave, puis serf attaché à sa terre, l'homme devient l'ouvrier exploité du monde industriel, puis digitalisé lui aussi par l'organisation scientifique, qui conduit au "travail en miettes". Les images de Metropolis ou des Temps Modernes n'ont pas perdu toute actualité.
Pour que l'évolution soit profitable à l'homme comme à la machine, il faut donc que l'homme se batte, non pas en détruisant les machines (car c'est peu efficace : une fois conçues, elles coûtent relativement peu cher à reconstruire), mais en s'opposant à l'autre homme qui en abuse, ou aux imperfections de la machine sociale, mal conçue ou mal adaptée.