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L'informatique libère l'humain

La relativité digitale

Voir réflexions ultérieures sur la ce sujet.

Il faut renoncer à l'idée d'un homme, d'une humanité raisonnante et raisonnable, à l'utopie d'une cité parfaite aussi bien qu'à un "pur esprit" dont les belles intentions contrasteraient avec les lourdeurs de  la  matière,  les faiblesses de la chair. Il n'existe pas de troisième

voie entre l'esprit pur (mais stérile) et la chair féconde (mais impure). Du moins cette troisième voie n'existe que comme une limite, toujours suggérée à l'horizon de nos calculs, toujours désirée aux levers et aux couchers de la chair, mais aussi impossible à vivre qu'à dire.

Le péché originel de la raison

La raison et les automates finis qui expriment des comportements rationnels butent sur des limites, même en restant à l’intérieur de leur conception théorique et indépendamment de toute « réali-sation », notamment matérielle. Ce domaine n'a pas encore été vraiment exploré, et surtout pas sous l'angle quantitatif. Montrons quelques pistes qui en permettraient la modélisation.

Dès le temps des Grecs, les logiciens se sont aperçus que la raison bute sur des paradoxes, souvent impossibles à dénouer sans le recours à des raisonnements assez complexes sur le discours lui-même, sans recourir à un métadiscours, autrement dit en ajoutant un niveau au langage, comme les molécules ajoutent un niveau aux atomes.

A partir des Grecs, aussi, les mathématiciens ont buté sur les limites du rationnel. L'école pythagoricienne voit son ciel sali par la découverte de l'horrible irrationalité de la diagonale du carré. Depuis, ils tendent toujours à traiter ces difficultés comme des accidents regrettables plutôt que comme une possibilité de rebond vers des modèles plus intéressants, jusqu'au XVIIIe siècle, où des êtres étranges comme les nombre imaginaires (faisant intervenir la racine de moins un) ont prouvé leur efficacité théorique, et par la suite pratique,  pour traiter par exemple les problèmes des courants électriques alternatifs, jusqu'au XIXe siècle surtout, où les géométries non-euclidiennes ont montré leur fertilité et où le champ mathématique s'est considérablement élargi, et digitalisé, bien sûr.

Au début de ce siècle, les espoirs de  parachever l'édifice rationnel des mathématiques se sont vu donner une terrible réponse, que l'on peut résumer ainsi  : dès qu'une théorie mathématique dépasse une certaine ampleur (en particulier lorsqu'elle inclut l'arithmétique), il est impossible de l'exprimer complètement de manière axiomatique. Mais, au lieu de faire comme les physiciens et de rebondir sur cette impossibilité pour construire une version "logique" de la théorie de la vérité, les mathématiciens préfèrent en général  faire comme les pythagoriciens avec la diagonale du carré. Tantôt ils se désolent de ces horreurs. Tantôt ils les contournent en prolongeant un peu la logique tradi-tionnelle. Tantôt ils s'en détournent pour se consacrer aux immenses domaines mathématiques où ces précipices ne menacent pas. Quand on pense aux résultats extraordinaires (pas toujours positifs hélas ! pour le bonheur de l’homme) apportés par la relativité en physique, on espère qu'un jour un nouveau chercheur saura rebondir  pour fonder une sorte de "relativité digitale", dont l'ensemble de ce livre ne montre que des promesses. 

Une cause structurelle, le bouclage

La première difficulté, la plus fondamentale peut-être puisque la plus pure théoriquement, c'est le bouclage, et sa forme logique sophistiquée, la récursivité.  Un mot peut parler de lui-même. Une zone binaire peut pointer sur elle-même. Un ensemble de pointeurs, de déductions, peut ramener au départ.

Ces bouclages, dans leur zone de validité, sont un des grands outils qui permettent à la raison d'opérer. Itération, récurrence, récursivité, que ferions-nous sans vous, en mathématiques comme en informa-tique ? La boucle est aussi indispensable au fonctionnement de la logique que la roue à celui des machines mécaniques. Tout automate tourne autour de sa roue fondamentale, l'horloge. Même en électro-nique classique (analogique), le bouclage joue un rôle essentiel avec la contre-réaction. Et la cybernétique a fait de la rétroaction le cœur même de sa théorie comme de ses réalisations.

Mais la circularité est porteuse de maux comme de biens. On passe vite du "ça tourne rond" satisfait  au "ça tourne en rond" critique. La contre-réaction électronique "accroche" (effet Larsen), l'automa-

tisme "pompe". Et la logique, plus encore, déteste les circularités. Ou elles se ramènent à une tautologie (puisque je suis blanc, je suis blanc), ou elles masquent des erreurs faciles à corriger, ou elles défient la raison. Les paradoxes fonctionnent de cette manière: le Crétois qui affirme "tous les Crétois sont des menteurs", l'existence impossible d'un ensemble de tous les ensembles…

Pour les machines logiques, les problèmes du bouclage restent fondamentalement non résolus, ou résolus par la négative, par exemple la question classique du :  "peut-on savoir si un programme va finir par s'arrêter de lui-même ?". Dans la plupart des cas, cela ne fait pas difficulté. Mais on peut construire des programmes pour lesquels on ne peut donner la réponse, en les construisant justement sur des systèmes de boucles renvoyant à elles-mêmes.

Mieux, les virus informatiques prouvent par leur existence même (et les désagréments bien réels qu'ils nous procurent), la puissance des systèmes de bouclage.  Un virus est en effet un pro-gramme capable de se reproduire. Il se colle au début d'un programme quelconque et, à chaque fois que ce programme est lancé,  recherche un autre programme disponible et s'y installe, puis laisse continuer son  hôte comme si de rien n'était, pour faire des dégâts à son heure. Ces programmes ne sont même pas difficiles à écrire.

Mais les virus sont un défi radical à la puissance des ingénieurs, sinon à la logique même. Car on peut démontrer qu'il n'existe pas d'anti-virus universel, et même qu'il existe des programmes dont on ne peut pas déterminer indiscutablement s'ils sont, ou non, des virus. Ici encore, le principe même du mal vient d'une auto-référence.

A la limite, la logique du bouclage pousse à se mettre à genoux devant la transcendance. C'est le cas des preuves traditionnelles de l'existence de Dieu : puisque toute chose à une cause, on peut remonter indéfiniment la chaîne des causalités. Mais il faut bien s'arrêter, donc trouver un être assez puissant pour être cause de lui-même. La religion l'appelle Dieu.

Bref, d'une manière ou de l'autre, au bout "d'un certain temps", d'un "certain nombre" d'itérations logiques, la raison doit boucler sur elle-même. Est-ce parce que nous, les hommes, avons une durée de vie finie, une rationalité limitée ? Ne soyons pas si anthropo-centristes. L'univers dans son ensemble a ses limites, et la raison, si elle y existe, doit bien s'arrêter avec lui. Et, plus profondément, on peut penser qu'il y a quelque part une limite quantitative à l'existence de la raison elle-même, une limite que l'on pourrait mesurer en nombre de bits. Le premier qui trouvera cet équivalent logique de la formule e = mc2 aura gagné.

Une première piste, purement structurelle, pourrait se dégager du modèle même du monde des automates que nous avons proposé. En se reproduisant d'un cycle à l'autre, le monde en général et chaque automate en particulier accomplissent un certain nombre de cycles qui doivent s'emboîter les uns dans les autres. Ces emboîtements ont des conséquences quantitatives. Il y a des complexités minimales, des valeurs minimales des paramètres E, I et O pour que le tout puisse fonctionner.

On pourrait alors déboucher sur une sorte d'équivalent purement logique de la limitation absolue de la vitesse de la lumière. Dès qu'un automate ou un monde d'automates devient assez grand, la transmission d'information d'un automate à un autre prend un certain temps, un certain nombre de cycles. Il faut donc soit attendre que tous les bits soient transmis, soit accepter qu'il y ait des bits perdus quelque part entre les O de certains automates et les I d'autres automates censés les recevoir.

Par là émerge le caractère inéluctable de la mort. Le processus même de reproduction du système inclut des erreurs qui ne peuvent pas toutes êtres corrigées, qui atteignent jusqu'à sa racine. Vient un moment où le cœur même est tellement atteint que le système ne peut plus se reproduire dans le temps. La mort serait ainsi un trait non seulement des êtres vivants, non seulement des civilisations, mais des systèmes logiques eux-mêmes.

Pour mieux exprimer ces questions, élargissons le modèle des automates finis à un modèle plus général, probabiliste, que nous appellerons automate émergent.

L'automate émergent

Un automate émergent diffère d'un automate fini en ce que  O, I et E comportent un nombre infini de bits. Mais une partie seulement de ceux-ci peuvent être considérés comme "sûrs",  "significatifs" et accessibles dans un temps bref (voire "immédiatement", c'est-à-dire dans le cycle même du processeur, sans avoir à attendre).

Des calculs probabilistes donnent des équivalents quantitatifs de O, I et E en termes d'automates finis. Il s'agit, en simplifiant, d'attri-buer aux différents bits un poids plus ou moins grand et de faire la somme des valeurs pondérées. Un automate émergent ne progresse donc pas à proprement parler en augmentant le nombre de bits de E, mais en augmentant le poids d'une partie de ses bits. Cela peut se faire de différentes façons. Nous pouvons par exemple nous appuyer sur notre présentation graphique de L.

Pour les bits de gauche, exprimant les "réalités fondamentales", l'émergence consiste à expliciter la nature du processeur lui-même, à intégrer autant que possible la fonction S dans E. Il doit y avoir une limite théorique, où le système serait totalement "conscient" de lui-même, totalement auto-référent. Par ailleurs, c'est dans cette partie que nous situerons les bits "abstraits", la modélisation, alors que le concret sera plutôt à droite.

Pour les bits de droite, l'émergence traduit l'extraction de nouveaux bits d'information à partir du bruit. Les capteurs et les actionneurs se perfectionnent.  Peu à peu l'analogique s'explicite dans le digital. Le nombre des bits augmente. Pour les capteurs, on pourrait repren-dre les caractéristiques traditionnelles des instruments de mesure : sensibilité, précision, fidélité, etc.

Quant aux bits du centre, constituant l'espace de "conscience" et d'action volontaire, l'émergence est la capacité croissante du système à expliciter ses composants, les grands processeurs qui le compo-sent en commençant par les plus "extérieurs", comme, par analogie, un ordinateur devient de mieux en mieux capable de connaître explicitement ses périphériques, ou qu'un être humain prend conscience de ses pieds, de ses mains et que, peu à peu, on remonte vers les parties "centrales" du système: le processeur, le cerveau.

Tout ce que nous avons dit sur la structuration de E se transpose ici, en particulier le système des valeurs et du sens. Plus un processeur progresse, plus il explicite sa fonction L, plus il peut mesurer la longueur de son E (en valeur pondérée), non seulement actuelle mais dans sa probabilité de durée dans le temps.

De là peuvent naître des fonctions de valeur pour les objets perçus comme externes et peut apparaître la compétition pour le contrôle d'objets externes, valorisés en termes de L, donc, notamment, le concept de marché.

Dans la partie centrale, comme dans la fovea de l'œil, se situent les phénomènes courants et importants de l'action et de la conscience. Les automates émergents nous permettent de la considérer comme la partie qui se dégage d'un magma "analogique" et  chaotique. Cela ne suffit pas tout de même pour rendre compte de ce qui fait le propre de notre conscience humaine, son immédiateté à la fois radicale et limitée.

La forme et le fond

A partir du moment où la partie "dure" des objets émerge de manière indistincte du reste des bits, on peut aussi bien les considérer comme des "formes" émergeant du fond. Et cela a des conséquences quantitatives. Pour que la forme se différencie du fond, il faut qu'elle présente des caractéristiques structurelles, une texture par exemple, qui la distingue bien. Ces caractéristiques structurelles ont besoin de suffisamment de bits pour bien s'implanter sur le fond.

De même, pour que les différents objets se différencient bien les uns des autres, il faut une certaine quantité de fond entre eux. Il en va de même pour les hiérarchisations de processeurs.

Formes mères et formes filles

Les formes mères, celles qui sont les plus proches de l'immédiateté et de l'indifférenciation, les formes embryonnaires, en quelque sorte, ont toujours des structures moins transparentes, moins réductibles, ou absolument pas réductibles à la logique.

Cela s'observe, historiquement, dans l'Antiquité, dans la différence structurelle entre le cœur des métropoles (Athènes, Rome), compliquées et "biologiques", et la rationalité des quadrillages de leurs colonies. Mais les colonies prennent leur indépendance:
- parce que les grandes structures cristallines sont fragiles, donc s'abîment, elle sont donc "indociles" ;
- parce que ce serait trop de travail de les utiliser directement ;
- parce qu'il y en a plusieurs et qu'il faut les coordonner.

La colonie se constitue en processeur autonome, et pour cela accepte les changements de structures nécessaires, notamment la pureté de sa forme cristalline. L'innocence est stérile. Des consi-dérations analogues pourraient s'appliquer aux formes centrales et périphériques d'un système informatique.

Le monde, une nécessité pour le Logos

Donc, au bout d'un moment, le processeur a l'impression de perdre le contrôle et resserre les boulons. Et cette contraction creuse à nouveau l'écart avec ses périphériques qui, de leur côté, ont pris une plus grande autonomie. On peut envisager de retrouver sous cet angle la pulsation centralisation/décentralisation qui caractérise les entreprises et les organisations en général et qui s'applique tout autant aux structures purement logiques dans leur développement.

On peut aussi transposer aux structures logiques la dynamique même du Salut décrit par l'Evangile. Le quadrillage transparent de la colonie est stérile, comme celle du Paradis Terrestre quadrillé par le Créateur.  Pour arriver à l'âge adule, l'enfant doit pécher. Et l'on retrouve ici les thèmes clés de l'auto-reproduction et de la circularité. L'Adam logique, comme l'Adam de la Bible, doit dire Non à son créateur. L'Esprit doit se dire non à lui-même. Le Verbe doit venir dans le Monde…


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