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@SURTITRE:RECHERCHE SOCIOLOGIQUE

@TITRE:L'informatique agricole et ses jeux de pouvoir

@CHAPO:Les chercheurs en sciences humaines peuvent aider à comprendre pourquoi et comment l'informatique réussit, ou piétine, dans tel ou tel domaine. L'agriculture par exemple. Mais ils ne donnent pas les solutions.

@TEXTE:Pourquoi les agriculteurs ne s'équipent-ils pas plus vite de micro-ordinateurs, alors que les observateurs du secteur s'accordaient, il y a une dizaine d'années, à en prévoir une rapide diffusion. Quelques organismes de recherche ont lancé des enquêtes sociologiques pour comprendre les causes de cette déception. La publication de leurs travaux (*) intéressera non seulement les spécialistes du secteur, mais aussi toutes les entreprises qui souhaitent comprendre en profondeur pourquoi telle application réussit ou au contraire bute sur la résistance de ses "bénéficiaires".

Au premier abord, ces chercheurs déroutent l'informaticien qui souhaiterait faire appel à eux. Non pas par des suites d'équations ou d'expressions formalisées comme les chercheurs en informatique fondamentale, comme on en trouve par exemple dans la revue Technique et science informatiques, de l'Afcet. Mais par l'abondance et le style hermétique de leurs considérations méthodologiques. Laurent Hémidy, par exemple, rappelle que "En sciences sociales... la notion de reproductibilité n'a pas de sens... il en est de même pour la notion de séparabilité entre observateur et observé." Taponier et Desjeux distinguent trois échelles de découpage de la réalité sociale: macro-social, micro-sociologique, micro-individuel. Et contestent la perpective "holiste" des "sociologues qui ne font pas d'enquête et qui se sentent plutôt proches de la philosophie".

Ces bases théoriques posées, ils sautent allègrement dans le concret de l'enquête. Avec un surcroît de détails qui fait parfois languir. Mais où le lecteur patient et sensible aux problèmes humains éprouve une réelle jubilation. Voilà enfin des analystes qui prennent le temps d'aller voir de près comment les utilisateurs réagissent au contact de l'ordinateur. On est loin des discours de propagande sur la convivialité des interfaces graphiques! Non que le sociologue soit un pessimiste. Mais la précision de son regard fait apparaître les clivages qui expliquent les difficultés rencontrées. Limitons-nous ici à quelques points relevés par les deux ouvrages.

@INTER:Les motivations de l'agriculteur

@TEXTE:Pour l'agriculteur s'équipe-t-il d'un micro-ordinateur? Ou y renonce? Contrairement à ce que le discours ambiant laisserait penser, la logique économique ne compte que pour une part. D'abord parce que la gestion est "parfois perçue façon négative" (Hémidy). Le succès de l'informatique va de pair avec une évolution des pratiques de gestion (voir figure): de l'administration on passe à la "vigilance", puis à la stratégie. Les logiques changent, et s'appuient sur une gamme toujours plus étoffée d'outils.

Mais ces grandes évolutions peuvent buter sur des difficultés plus prosaïques. Le manque de temps, par exemple. L'efficacité des logiciels exige une saisie régulière des données, difficile en saison après une journée fatigante. "Au delà ce cinq minutes d'enregistrement par jour, les agriculteurs ne le font plus".

De plus l'ordinateur et ses progiciels sont encore loin de la simplicité d'usage souhaitable. La maîtrise de MS/DOS représente un gros effort. Et les résultats, présentés sous forme abstraite, ne convainquent pas toujours. A fortiori s'ils contredisent l'expérience de l'exploitant : "On sait que pour que ça se passe bien, il faut semer tout son blé avant le premier novembre. L'ordinateur peut dire :" vous êtes OK, vous pouvez attendre une semaine", nous on passera quand même". "

L'ordinateur doit aussi prendre sa place dans la sphère familiale. Ce qui peut d'ailleurs pousser son acquisition... "juste avant Noël... en dehors de toute action de promotion des prestataires de service tels que les centres de gestion ou les éditeurs nationaux de logiciels agricoles. L'ordinateur est partagé au niveau familial: il est à la fois l'outil du père ou de la mère et le support de jeux ou de travail scolaire du fils ou de la fille."

@INTER:L'agriculteur et ses conseillers

@TEXTE:Pour la plupart des exploitants agricoles, le contact avec l'informatique passe par un de ses conseillers attitrés, spécialisés par exemple dans les assolements de céréales, ou le contrôle laitier. Or le conseillers ne considère les logiciels que comme un outil parmi d'autres "au service d'un conseil centré sur l'aide à la réflexion". Avec l'intérêt "de permettre davantage de facilité et de sécurité dans le conseil, en apportant une objectivation par le calcul" (Taponier-Desjeux). Il ne souhaite donc pas tellement voir les exploitants s'équiper eux-mêmes et prendre, dans une certaine mesure, leur indépendance.

De même, les centres de gestion comptable "ne voient pas d'un très bon oeil le désir d'autonomie exprimé par cette frange d'agriculteurs équipés ou en voie d'équipement... Autant dire l'aspect conflictuel que peut revêtir telle ou telle expérience d'agriculteur se lançant dans l'informatisation de sa comptabilité". (Hémidy). Ou encore "Aujourd'hui, c'est l'agriculteur qui devient l'expert, le conseiller n'a qu'un outil qu'il met à disposition. Les conseillers ont du mal à se faire à ce passage là" (Taponier-Desjeux).

Dans le Loir-et-Cher, par exemple, "Le centre de gestion... soucieux d'avoir une chaîne homogène de traitement comptable, voyait dans la liberté de choix des logiciels un danger pour son propre fonctionnement. Suite à la pression du terrain, sa stratégie actuelle vise à proposer aux "mordus" de l'informatique un logiciel comptable qui, fort justement, peut être relié directement avec les moyens informatiques du centre". (Hémidy).

Ces recherches sociologiques ont donc le mérite de pousser l'analyse très loin en profondeur. Le secteur agricole facilite peut-être cette pénétration du fait de son éclatement juridique entre de multiples entités. La plupart très petites, et très autonomes. Pourrait-elle s'appliquer aux entreprises commerciales ou aux administrations? A notre connaissance, depuis les célèbres études de Michel Crozier (par exemple, l'Acteur et le Système, Seuil, 1977), les grandes organisations se gardent bien de telles observations.

@INTER:Des logiciels issus des laboratoires

@TEXTE:En dehors des outils comptables, les logiciels naissent dans des laboratoires spécialisés: Cemagref (Centre national du machinisme agricole, du génie rural, des eaux et forêts), Inra (Institut national de la recherche agronomique), ITCF (Institut technique des céréales et fourrages), etc.

Pour passer du laboratoire au terrain, la "valorisation" passe par différentes filières, analysées en détail Taponier-Desjeux. Toutes se heurtent au moins à une double contrainte pour les chercheurs. D'une part la reconnaissance scientifique de leurs travaux, qui s'obtient par les publications et la participation aux congrès spécialisés, selon des critères de solidité et d'originalité scientifiques. D'autre part la reconnaissance de l'utilité de leurs travaux par les agriculteurs.

Le relais passe en général par une "personne mobilisatrice" animant un réseau. Les deux ouvrages analysent des parcours individuels comme des groupes liés par des passions communes ou par des liens de solidarité. Des jeux de pouvoir complexes où informaticiens et les promoteurs des progiciels doivent savoir mener leur partie. La recherche sociologique peut les y aider. Mais sous certaines conditions.

@INTER:La recherche va-t-elle assez vite?

@TEXTE:Une des limites à l'efficacité de ce type de recherche naît de son sérieux même, et donc du temps qu'elle exige. Pour trouver le dialogue avec les utilisateurs, le sociologie doit s'engager avec eux dans des processus de découverte et de maîtrise des outils, puis d'appréciation des résultats, qui s'étalent sur plusieurs années. Après quoi il reste à concevoir de nouvelles stratégies tenant compte de leurs travaux.

Pendant ce temps, l'informatique change. Les entreprises aussi. Tout spécialement en agriculture, pour des raisons techniques et plus encore politiques. Autant dire que le sociologue devra de plus en plus fournir ses résultats en temps réel et entrer dans le jeu de l'"ingénierie concourante" de l'organisation et des progiciels. Ou laisser passer, pour le meilleur et pour le pire, un reengineeing sans état d'âme. @SIGNATURE:PIERRE BERGER

(*)Sophie Taponier et Dominique Desjeux: Informatique, décision et marché de l'information en agriculture. L'Harmattan, 1994.

Laurent Hémidy: La gestion, l'informatique et les champs. L'Harmattan, 1994.

@LEGENDE PHOTO:Les centres de gestion ne voient pas d'un très bon oeil le désir d'autonomie de certains agriculteurs.

/////////////////@ENCADRE TITRE:De nouvelles chances pour les sciences humaines ?

@ENCADRE TEXTE:Florissantes dans les années soixante, les sciences humaines ont presque entièrement disparu de la vie des entreprises.
Ni les psychologues, ni les sociologues n'ont su s'y faire une place reconnue. A l'époque de la guerre froide et des oppositions manichéennes, il leur était difficile de trouver une place équilibrée.
Les uns se voyaient accusés de contribuer à l'aliénation des travailleurs: ils alourdissaient encore le poids du taylorisme en analysant le travail et les comportements.
Les autres étaient rangés dans le camp des contestataires et des fauteurs de troubles.
Aujourd'hui, le mur de Berlin est tombé, les oppositions idéologiques se sont calmées.
Ne serait-il pas temps de relancer les sciences humaines et leurs applications dans les entreprises? Pour faire face à des problèmes nouveaux. La montée de la complexité des tâches, par exemple. La navigation dans les immenses espaces de données que le CD-Rom et demain les autoroutes électroniques vont ouvrir derrière nos petites fenêtres. L'utilisation intelligente et efficace des interfaces graphiques.
La tendance des messageries électroniques à se cantonner dans les petites annonces au lieu de prendre leur dimension opérationnelle. La peur devant le zéro-papier.
Les sciences humaines n'ont pas besoin de super-calculateurs ni cyclotrons coûteux. Elles exigent cependant de vrais budgets, si elles veulent mobiliser de vrais professionnels. Mais le jeu pourrait en valoir la chandelle.
P.B.