Par Michel Bret (février 2007)
1-1 Dépasser la pensée algorithmique
Je voudrais relativiser la notion même d’algorithme (qui figure pourtant explicitement dans la dénomination de notre groupe « les algoristes ») en m’appuyant sur les travaux d’Antonio Damasio visant à dépasser le dualisme cartésien « raison-émotion », d’un point de vue théorique dans ses livres le sentiment même de soi (Odille Jacob 1999) , l’erreur de Descartes (Odille Jacob 2000) et Spinoza avait raison (Odille Jacob 2003) , et d’un point de vue pratique avec ses expérimentations sur le cerveau humain. Non seulement l’émotion n’entrave pas la raison, mais celle-ci ne saurait exister sans celle là.
1-2 Un exemple
Le philosophe Searl donne l’exemple du martin pêcheur qui sait plonger avec exactitude pour attraper un poisson alors même que l’image qu’il en a est déplacée selon la loi de Snell-Descartes pour la réfraction :
n1 * sin(a1) = n2 * sin(a2)
où a1 est l’angle d’incidence (d’où provient l’image), a2 est l’angle de réfraction (où se trouve effectivement le poisson), et où n1 et n2 sont les indices de réfraction de l’air et de l’eau.
On ne peut évidemment pas soupçonner l’oiseau d’avoir une quelconque connaissance de cette loi, par contre on peut très bien imaginer que ses réseaux neuronaux aient été entraînés, au cours de l’évolution, et se soient configurés de façon à mettre en phase l’action de pêcher et cette perception erronée.
La nature ne procède pas par algorithme, cette forme de pensée n’ayant été finalement retenue par l’évolution qu’en tant que stratégie optimale (c’est à dire favorisant la survie de l’espèce humaine). La logique et, par conséquent, la capacité de raisonner algorithmiquement (qui devait engendrer le numérique) est une conséquence de l’évolution, et non un fondement de la pensée.
1-3 D’autres modèles
L’analyse descendante se définit comme l’approche systématique du général au
particulier et se prête bien à la résolution algorithmique des problèmes. Cependant certains systèmes complexes ont des propriétés (dites émergentes) que n’ont pas ses éléments, on dit que le tout est plus que la somme de ses parties (c’est le cas du cerveau constitué de milliards de neurones). Une analyse descendante ne peut donc pas rendre compte de telles propriétés, et on utilisera plutôt une analyse ascendante. Mais comment écrire un algorithme alors même que l’on ne connaît pas la méthode de résolution ? Eh bien tout simplement en changeant de mode de pensée : au lieu de prendre nos modèles dans les sciences exactes (mathématiques, physique) nous les prendrons dans le vivant (biologie, génétique) en nous inspirant de la nature. Pour ce faire nous utiliserons les techniques dérivées du connexionnisme (réseaux neuronaux) et de l’évolutionnisme (algorithmes et programmation génétiques).
1-4 A propos de l’évaluation des œuvres d’art
Abraham Moles avait, dans son livre art et ordinateur (Casterman 1971), proposé une mesure esthétique en s’appuyant sur la théorie de l’information et sur la première cybernétique. Ors il existe une seconde cybernétique prônée en particulier par von Foerster (1911-2002), qui a contribué à l’étude des systèmes complexes (en créant la cybernétique des systèmes observants) et à la théorie de l'auto- organisation.
Peut-être ne faut-il pas séparer une œuvre de son processus de création (c’est exactement ce que fait l’interactivité) et la considérer plus comme un organisme que comme une production inerte. La " théorie de l’autopoièse " développée par Francisco Varela et Humberto Maturana (voir le livre de Francisco Varela l’inscription corporelle de l’esprit , Seuil 1993) permet de comprendre l’évolution d’un organisme dans son milieu sans passer par la notion de " représentation ", ni par celle de sujet et d’objet. Le concept d’ " énaction ", basé non pas sur la métaphore de l’ordinateur (dans le cognitivisme classique), mais sur celle d’organisme vivant, définit la perception comme action guidée par elle-même et les structures cognitives comme émergentes des schèmes sensori-moteurs permettant à l’action d’être guidée par la perception. C’est un peu ce que dit Alain Berthoz dans son ouvrage le sens du mouvement (Odille Jacob 1997) lorsqu’il considère le mouvement (donc l’action) à la base des comportement cognitifs les plus évolués.
Je propose, non pas d’évaluer numériquement les œuvres, mais d’étudier le comportement adaptatif de populations d’œuvres selon un processus d’évolution-sélection (croisement, mutation et fonction d’adaptation) . L’idéal serait que cette étude soit elle-même adaptative et évolutive …
2-1 Les peintres aujourd’hui
Pierre Berger nous dit que « …les peintres se sont enfermés dans la contestation de l'univers industriel. » C’est très exact, et je pense qu’il faut cesser d’appeler peintre ces gens là. Les peintres aujourd’hui sont tous ces anonymes, jeunes pour la plupart, qui s’expriment sur la toile en dehors des circuits commerciaux. Ce n’est pas à l’art contemporain d’accepter la création numérique (ce qu’il est incapable de faire) mais à celle-ci de refuser une fois pour toute l’escroquerie consistant à faire passer pour révolutionnaire la répétition inlassable du geste d’un Duchamp, geste révolutionnaire en son temps mais qui ne l’est plus dans sa répétition même.
Ces positions archaïques, indûment qualifiées de « contemporaines », sont basées sur le langage et non sur l’action, en totale contradiction avec les plus récents développements des neurosciences.
2-2 La machine autonome
Pierre Berger dit : « Nous proposons pour cela d'explorer une autre piste : celle du pari sur l'autonomie des machines, de la coopération assortie du respect, et pourquoi pas de l'amour ? Si les machines sont dangereuses, c'est parce que nous ne voulons pas les aimer. Ou que nous les aimons toujours comme des hommes. Nous sommes des techno-machistes. C'est pourquoi les bonnes solutions pourraient nous être apportées par des femmes, qui suggèrent d'autres types de relations. »
En tant qu’enseignant je considère qu’une pédagogie réussie est celle qui conduit l’élève à dépasser le maître, à prendre son autonomie. En tant qu’artiste je considère qu’une œuvre réussie est celle qui dépasse son créateur, qui prend son autonomie, ce qui suppose qu’elle est vivante. Et comment faire ? En tant que chercheur je considère que la machine est réussie si elle dépasse ses constructeurs, si elle prend son autonomie, ce qui suppose qu’elle est vivante… Et ce n’est pas facile à faire passer auprès des artistes qui s’agrippent à leurs privilèges démiurgiques pour contrôler leur création.
C’est pourtant en renonçant à de tels privilèges égocentriques que l’humanité a pu évoluer : En nous faisant quitter le centre du monde Copernic nous a permis de le comprendre, en nous faisant abandonner notre nature divine Darwin nous a permis de comprendre la vie. Aujourd’hui, en abandonnant la prétention à être la seule créature intelligente et sensible, nous pourrons peut-être comprendre ce qu’est l’intelligence, l’émotion et la création elle-même.