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Suis-je un algoriste ?
Am I an algorist ?

Christian de Cambiaire

Depuis 1989, j’utilise des procédures algorithmiques pour la création des mes œuvres. Mais, peu à peu, je découvre grâce à vous & grâce au site des Algoristes, une frange de créateurs dont je ne sais pas encore (je posais la question à la fin de Bye Bye Dada, mais je soupçonne qu’il ne peut y avoir de réponse claire) s’il faut les classer parmi les artistes, & en particulier les artistes de ce qu’on appelle l’ « l’art contemporain », ou si eux-mêmes préfèrent exister en dehors de toute catégorisation culturelle pour s’affirmer en tant que scientifiques, informaticiens, souvent de haut niveau, dont les expérimentations & recherches pourraient être saisies, à l’occasion, en tant qu’ œuvres d’art.

Pour moi cela a une certaine importance, car, compris dans ce second groupe, je me sentirais mal à l’aise & un peu complexé, n’appartenant pas moi-même à la mouvance scientifique. Comme je vous l’avais dit, pour la création de mes trois art software (Voyager, 1990 Explorer, 2002 & Permutor, 2003) j’ai dû faire appel à des programmeurs professionnels ou à des universitaires, la collaboration entre les deux univers scientifiques & artistiques s’étant révélée, dans les faits, très difficile & problématique.

Les statuts de votre association précisent que les algoristes sont des « artistes utilisant pour leur art des algorithmes développés par eux-mêmes ». Or j’ai fourni, pour chacun de ces logiciels, des descriptions & des prescriptions aussi détaillées que possible en terme de langage vernaculaire, à charge pour les programmeurs de les traduire en terme de langage informatique. J’estime ainsi, l’ayant conçu, avoir la propriété intellectuelle du logiciel, mais qui est le développeur, moi ou le programmeur ?

Pourriez-vous, sur ce point précis, me donner votre avis & donc me dire, avant d’aller plus loin, si j’ai, de votre point de vue, les qualités requises pour être qualifié « d’ algoriste » ?

L’éloignement du sujet

Pour ce que je peux en dire pour l’instant (mais je peux évoluer), ce qu’il y a en commun chez les artistes qualifiés d’« algoristes, » c’est qu’ils interposent entre eux-mêmes & leurs œuvres des systèmes. Les systèmes complexes qu’ils ont créés génèrent à leur tour des propositions plastiques expérimentales dont ils ne peuvent prévoir avec précision le résultat. Il y a là le primat du procédé constructif sur l’imagination subjective, de sorte que leur démarche s’éloigne plus ou moins de la démarche classique traditionnelle, dite heuristique. Dans cette dernière les résultats sont trouvés pas à pas, en termes de décisions individuelles, arbitraires & intuitives. A l’inverse, les algoristes  adoptent un processus où les solutions formelles apparaissent après un nombre fini d’enchaînements sur des objets, c'est-à-dire une pratique, en effet, typiquement algorithmique. Cela est fondamental. Par cette mise à distance du sujet-artiste prométhéen, la démarche algoristique contrevient à la doxa de l’artistiquement correct de notre présent, avec toutes les conséquences négatives imaginables quant à sa visibilité sur le plan culturel en particulier muséal.

Quelle hérésie ! en effet, pour une société où l’exaltation de l’individu est portée à son comble & où, dans sa réception critique, l’œuvre a tendance à s’effacer devant l’artiste, (Ben ne s’est-il pas exposé lui-même dans une vitrine ?) pour nous donner le spectacle d’un narcissisme effréné : l’artiste & sa biographie,  l’artiste & son sexe,  l’artiste & ses opinions sur les grands problèmes du monde contemporain, l’artiste & sa vie privée, en un mot, l’artiste & son expérience vécue. (Ce n’est pas pour rien que Duchamp disait « Aussi bête qu’un artiste »). Comme si l’origine de l’art était dans l’artiste ! Pourtant, Heidegger nous l’a appris, je l’ai cité en début de ma biographie, dans mon site web : « l'artiste reste, par rapport à l'œuvre, quelque chose d'indifférent, à peu près comme s'il était un passage pour la naissance de l'œuvre, qui s'anéantirait lui-même dans la création. »


 L’art algorithmique comme alternative ?

Cette sorte d’auto-naissance de l’œuvre est à rapprocher de la notion d’autopoièse & d’autonomie de certains algorithmes, quand ils sont à un niveau ad hoc de programmation  & que leur application est prise en charge par ces machines hyper complexes que sont les ordinateurs, lesquels transcendent & font voler en éclats le concept même de machine : au 19 me siècle, les machines ne pouvaient que répéter toujours la même chose.

Par la répétition, non plus du Même, mais de différences toujours différemment paramétrées, surgit un mode insigne d’apparition des formes doté de quelque chose qui fait penser à une vie organique. Il me semble que là un seuil axiologique décisif a été franchi, qui nous rapproche de la conception idéale de l’œuvre dans son rapport avec le mode de faire de la nature, telle que l’avait pensée, là aussi, Heidegger : « ce qui entre en présence en se développant par soi même ». Sous ce rapport, l’acte artistique vaudrait par son apparaître, par le dynamisme de son entrée en présence sans cesse aboli & renouvelé, c'est-à-dire qu’il s’instaurerait dans une relation avec un mouvement dans le temps & non plus seulement par sa présence stable telle que le tableau nous en donne le modèle classique.

A cet égard, la pièce d’Harold Cohen, Aaron, nous donne à réfléchir. Je suppose qu’elle est un peu un paradigme de l’art algoriste. (Mais est-ce bien exact ?) Prises individuellement les images peintes constituées d’un à trois personnages accompagnés ou non d’un décor floral n’ont guère d’intérêt sur le plan artistique. Mais dès que le système se met en route pour générer sans cesse la combinatoire de ces éléments de base & produire ainsi toujours la même différente image, cela devient parfaitement fascinant. Les propriétés distinctives de cette œuvre ne se situent donc que dans son déroulement temporel, & ce qui nous attire là n’est que le concept d’infini et non pas l’apparence plastique des images produites. Ce caractère restrictif est un point négatif très important. Où est alors le lieu de l’œuvre ? Dans son déroulement ou dans sa présence ? Si, pour les œuvres algoristes il est dans les deux, encore faut-il que sa présence soit capable d’ouvrir le rayon dans lequel elle trouve lieu & place.

Les possibilités propres à l’art algorithmique permettent d’actualiser ce que la philosophie n’avait pu que penser. Dans son rapport à un art déjà advenu & à une politique culturelle qui impose durement son régime esthétique, il peut être un facteur du renouvellement des formes artistiques : des formes enfin  libérées de leur soumission à l’expression de la vie humaine ; une alternative spirituelle au monde.

Christian de Cambiaire
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