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L'informatique libère l'humain.

L'informatique libère l'humain. 1. Du Big Bang à l'Hypermonde. Retour au sommaire Retour à l'Index Retour page d'accueil


Homo sapiens

Développements ultérieurs(en anglais) sur l'humanité, sur les représentations.

L'autonomie de l'homme connaissant

Libéré par l'outil matériel, l'homme s'affranchit aussi par le déve-loppement de ses connaissances. Mieux il connaît son environ-nement, plus il devient capable de le déchiffrer (traces d'animaux), de le prévoir (expérience des saisons), de l'évaluer (connaissance de l'intérêt et des dangers des différentes espèces animales et végétales), plus il économise ses forces et maximise son efficacité. Donc mieux il assure sa survie, sa fécondité, réduit les risques sur son existence et les souffrances qu'il endure, plus il augmente le temps de ses loisirs et la possibilité d'élever son esprit vers toujours plus de complexité.

Le langage

La montée de la connaissance exige bientôt la structuration du savoir. Au-delà de 7 (plus ou moins 2) objets, l'homme ne peut plus appréhender immédiatement leur nombre. Il faut donc inventer la numération. D'abord un peu analogique (avec ses barres pour les unités, son V pour la main, etc.). Puis de plus en plus arbitraire, abstraite, avec le progrès surprenant que représente le zéro, ce signe qui ne représente rien, et pourtant donne des ailes à l'arithmétique.

Pour dépasser les limites de sa mémoire, de sa communication orale, l’homme doit, à un moment de donné (en l'occurrence il y a quelque trois ou quatre mille ans), externaliser, matérialiser son langage, inventer l'écriture. Cette matérialisation libère certes sa mémoire. Mais elle inquiète, déjà : on craint que l'écriture ne fasse perdre aux humains leurs capacités mnémotechniques, faute d'avoir à les exercer. En revanche, elle les oblige à un effort d’abstraction. Le hiéroglyphe et l'idéogramme conservent encore (en principe) quelque analogie entre le concept et le  caractère. Les alphabets occidentaux font un pas de plus dans la digitalisation. Chaque lettre, chaque élément du langage écrit (graphème) n'a plus de signification par lui-même. Tout au plus correspond-il à un son élémentaire (phonème). Les langages formels, celui des mathématiciens en particulier, accentuent la rupture avec le sensible, tout en retrouvant souvent la correspondance directe du signe avec ce qu'il veut dire (+ pour une addition). Ainsi, non seulement la parole se sépare du monde, mais elle s'atomise. Le langage progresse, étoffe son vocabulaire, pour les couleurs, par exemple : les langues primitives ne connaissent que blanc, noir et rouge (où se rangent tous les jaunes et les marrons pas trop foncés ou pas trop clairs). Et la syntaxe se forme elle-même pour exprimer le temps, le mode, les dépendances. Tout enrichissement du langage, hors les pédantismes, marque une meilleure maîtrise de l'univers, un progrès de la liberté humaine.

L'autonomie aussi fait un progrès décisif avec le "je", et les noms de personnes et de peuples. Identifiée par le langage, la personne physique  et  morale  se  distingue  de  son environnement,  se  laisse appréhender par l'autre tout en sauvegardant le mystère de sa liberté. L' "âme" se distingue du corps, affirme sa transcendance. Le langage suggère le dépassement de la finitude, la revendication de l'immortalité. Le langage structuré, formel et donc plus ou moins digital,  libère la pensée de l'émotion toujours incluse dans les formes analogiques, l'onomatopée, le cri, l'idéogramme. Il apporte la froideur, l'externalité, mais aussi la liberté de juger, l'objectivité.

On pourrait aller plus loin. Les traités axiomatiques de mathé-matiques limitent leur jeu à quelques signes élementaires (par exemple quatre signes logiques et les lettres de l'alphabet, qui représentent les variables), autorisant tout de même chaque théorie à se doter de signes spécifiques. Mais c'est pour bientôt convenir de la nécessité de "signes abréviateurs".  Ces quatre signes étaient déjà trop peu pour les hommes. A fortiori, un langage purement binaire ne convient qu'aux machines. En pratique, la formalisation du langage donne lieu à différents types de spécialisation. Et les tâches que nous demandons à l'ordinateur en font ressortir quelques types majeurs, notamment les données et les programmes.

Le langage se libère aussi, mais non sans difficultés, des pouvoirs religieux, politiques et économiques, qui ne cessent pourtant de revendiquer ou de payer (par centaines de millions de dollars parfois) leur autorité ou simplement leur pouvoir en ce domaine. 

Le langage affirme son autonomie par la stabilité de ses structures, qui passent au travers des régimes politiques et même des langues nationales. A peu de chose près, le même alphabet et ses 25 lettres suffisent à toutes les langues occidentales, et les mêmes jeux d'idéogrammes (hélas pour elles !), aux langues chinoise, japonaise et coréenne. Ces optima s'atteignent dans chaque bassin culturel au terme d'évolutions qui s'étendent sur quelques dizaines de siècles après l'invention de l'écriture, et n'ont plus bougé sensiblement depuis des millénaires, au moins pour la langue courante, puisque les scientifiques, et surtout les mathématiciens, recourent à des signes linguistiques d'un autre degré de complexité.

Enfin, la psychanalyse parachève l'oeuvre de libération par le langage en faisant de la parole l'outil même de dépassement par le sujet de ses propres déterminismes fondés sur le refoulement.

On pourrait longuement développer, ici, les relations du langage avec la montée en autonomie et en complexité des groupes humains et des sociétés. Et il faudrait aussi dire un mot des excès de pouvoir attribués au langage : abracadabras des magiciens, formules sacra-mentelles des prêtres, mantras orientaux, encouragements  donnés à ceux qui apprennent le Coran par cœur, même sans en comprendre un seul mot !

Réflexions ultérieures sur le langage, les représentations

L'autonomie de la science objectivée

Ces mots que l'homme crée, ces mots que les groupes échangent, prennent leur consistance propre, s’associent durablement à des ensembles de sons (phonèmes). Ils s’affranchissent de l’émotion pour se concentrer sur leur rôle spécifiquement informationnel : exprimer la réalité dans le dialogue entre humains, voire le dialogue de l’individu avec lui-même. Cette autonomie pose alors la question  redoutable de la correspondance entre les mots et ce qu’ils sont censés représenter, les phrases et ce qu'elles affirment. C’est le problème de la vérité.

L’autonomie du vocabulaire (et de ce que nous lui associons de notre psychologie) n’est-elle pas l’expression d’une autonomie plus radicale, celle des idées pures ? Avec le langage, l'homme consomme en effet une rupture de plus, entre le signe et ce qu'il représente, associée à d'autres ruptures : celle des mots entre eux. Le cri primitif colle encore à la perception, à l'émotion intérieure. En découpant le cri, en articulant le langage, l'homme se rend maître des correspondances entre le mot et ce qu'il représente.

Cette autonomie-là ne fait pas peur. Elle plonge plutôt l’homme dans une certaine humilité, voire une certaine honte de sa matérialité, de sa grossièreté matérielle, de son imperfection face aux idées, face au Verbe, qui est Dieu, qui est près de Dieu, mais que le monde, c’est-à-dire nous, le commun des mortels, ne savons pas recevoir.

Cette autonomie du langage va se confirmer de multiples façons. Le simple fait, déjà, que les mêmes mots puissent représenter les mêmes idées pour tous les humains qui ont appris le même langage, prouve que les idées dépassent nos individualités, notre matérialité même.

Et puis les Grecs, toujours eux, inventent une surprenante machine : la logique, et plus particulièrement le syllogisme. Par un simple jeu formel de langage, on peut, à partir de phrases vraies (ou supposées telles), obtenir d’autres phrases vraies, d’autres connaissances. Le langage, si l’on peut dire, commence à marcher tout seul. Il s'affranchit même du sens : la validité des déductions ne dépend plus de l'interprétation des symboles, mais seulement d'une bonne application des lois qui régissent leurs combinaisons.

Cette autonomie marque une victoire de l’ «esprit humain », d’autant plus que, jusqu'à l’arrivée des ordinateurs et des logiciels de démonstration automatique, seul l’homme est capable de faire tourner  cette  machine,  qui  devient un guide sûr. L’homme, précisément, se définit alors comme l’animal raisonnable, celui qui est capable de raisonner, de faire tourner la machine logique.

Cette machine est tellement autonome qu'on la fait  fonctionner à vide. Les scolastiques du Moyen Age en jouent jusqu'au ridicule. Peu à peu, l’expérience retrouve sa place. On combine la logique avec les sensations, les phénomènes extérieurs. Puis on organise méthodiquement cette recherche des phénomènes extérieurs en explicitant la "science expérimentale".

Parallèlement, la digitalisation, le découpage des problèmes en éléments simples, devient un point essentiel de toute méthode. On espère même tout pouvoir découper suffisamment pour être sûr de ne rien laisser de côté. Au milieu du XIXe siècle, la logique atteint enfin explicitement la digitalisation fondamentale avec l'algèbre binaire. L'an 01, en quelque sorte, du monde digital !

Avec l’axiomatique, la machine logique renforce son autonomie. Les théories n’ont plus désormais besoin de partir d’évidences ou de faits avérés. Il leur suffit d’axiomes. Qu'ils soient ou non conformes à nos intuitions ou à nos expériences, peu importe. Le postulat d’Euclide cesse d’être une évidence pour n’être plus qu’un axiome, pas plus vrai ni plus intéressant que son contraire avec les géométries non euclidiennes, dont la relativité notamment montrera l’intérêt.

L’autonomie de la physique

Les objets mêmes, modélisés par la science, prennent leur auto-nomie par rapport au savant. Ils se dégagent de la magie, de l’animisme, de l’anthropocentrisme ou du théocentrisme. La terre tourne autour du soleil ! Nous ne sommes donc plus le centre du monde. Les Grecs avaient eu aussi l'intuition, sommairement démontrée, que la matière se décompose en atomes. Il faudra deux millénaires et demi pour que la science moderne confirme cette digitalisation naturelle et la poursuive, en dessous de l'atome, par une combinatoire de particules qui ressemble à l'algèbre plus qu'à la physique classique.

La science, non sans mal, échappe peu à peu à la tradition et à l’autorité. Chacun pouvait déjà pratiquer la logique pour son compte. Chacun pourra aussi vérifier expérimentalement les lois de la physique.  Nombre d’entre elles ne nécessitent pas de matériels extraordinaires, et les laboratoires de physique et de chimie de nos lycées sont au service des convictions de tous, au moins de ceux qui accèdent à ce niveau de culture, c’est-à-dire, aujourd’hui encore, une fraction relativement faible de l’humanité.

Corrélativement, le savoir revendique sa liberté par rapport au pouvoir politique. Liberté d’expression, liberté de la recherche, liberté de la presse... cette autonomie du savoir semble aujourd’hui sans problème pour l’habitant d’un pays démocratique. Il a fallu pourtant bien des combats pour y parvenir. Et aujourd’hui même, c’est une liberté que scientifiques, journalistes et honnêtes hommes de tout bord, doivent défendre et développer contre tous les pouvoirs, politiques, économiques, religieux ou sectaires, qui voudraient la borner. Et ne  parlons pas de notre paresse naturelle à tous, qui nous tire constamment vers les ornières des idées reçues et des lieux communs rassurants plutôt que vers la verdeur et la fraîcheur inconfortables des vérités neuves.

Ainsi nous assurons peu à peu notre propre liberté en laissant la vérité s'instaurer, en recherchant infatigablement "l'objectivité", autrement dit en nous libérant de nos partis pris, de nos particularités culturelles et de nos engagements : le savoir d'une part et les objets du savoir d'autre part.

Autonomie du savoir, autonomie de l’homme, les deux vont de pair. La vérité vous libérera, disait déjà Jésus, qui certes ne pensait pas à la physique moderne... La phrase à la mode en 1968 : "Dis nous d'où tu parles" traduit bien ce travail d'autonomie réciproque, en même temps que la reconnaissance de l'impossibilité d'une totale libération. Mais les technologies nous ouvrent ici une autre perspective... la leur.


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