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L'informatique libère l'humain

3. Vivre la relativité digitale.

L'homme ou le paradigme voulu

Développements ultérieurs (en anglais) sur l'humanité.

Parvenus aux limites de nos possibilités biologiques traditionnelles, défiés par  les progrès rapides de nos technologies sur les terrains mêmes qui faisaient hier notre supériorité incontestée et notre place unique dans la nature, écrasés à la fois par le flux permanent de décisions que l'on nous demande de prendre et par l'impression qu'elles ne font que s'inscrire dans une implacable nécessité, que pouvons-nous, que devons-nous faire ?

Il y a des raisons d’avoir peur, de réels dangers, mais aussi tant de raisons d’espérer et, plus simplement encore, de mettre à profit, sans complexes, les petits et les grands bonheurs que l’hypermonde nous propose! L’Histoire nous dépasse, la montée de l’autonomie nous enveloppe, mais c’est un déterminisme de progrès positif.

La richesse binaire de l'hypermonde, nous sommes appelés à y participer et à décider, dans le paradoxe d'un déterminisme libérant. Nous pouvons (et même nous devons) jouir de l'énorme liberté décisionnelle qui nous est donnée dans une démocratie au niveau de vie élevé, liberté de pensée, de circulation physique, d'achat dans tous les magasins à la fois énormes (hypermarchés) et divers (pen-sons à toutes les boutiques spécialisées de Paris), de création, etc.

Cette situation nous appelle à une certaine modestie et nous rassure en même temps. Nous sommes responsables de l’avenir du monde. Oui. Mais en partie seulement. Son mouvement nous dépasse et a montré au cours de l’histoire qu’il fait son affaire de tirer profit de nos bonnes comme de nos mauvaises intentions. Ne faisons donc pas le « complexe d’Atlas », à la fois terriblement fier et radica-lement écrasé par le poids de la planète sinon de l’univers entier. En montrant le déterminisme de son évolution, le monde nous donne en quelque sorte notre congé. Ils nous rend à notre propre liberté.

Il faut relativiser même les problèmes philosophiques les plus sérieux. L’être, mais aussi les valeurs transcendantales que sont le vrai, le bien et le beau,  ne sont que très partiellement à notre portée. La vérité du monde ne fait pas de doute, en pratique. Peu importe que « le monde existe vraiment », comme pouvaient se le demander les idéalistes ou comme se le demandent les adolescents à un moment de leur vie. Le monde s’impose à nous. Peu importe qu’il soit bon ou mauvais, a fortiori qu’il soit ou non le meilleur des mondes possibles. Il va où il va. Nous pouvons influer sur son mouvement, mais dans des limites bien étroites. Et quant à sa beauté, nous pouvons tour à tour nous émerveiller de l’universalité et de la puissance de l’âme digitale et nous scandaliser de ses chaotiques laideurs.

Même l’existence de Dieu, qui a fait couler tant d’encre, n’a plus grande importance. Nul n’a connu Dieu, et les scolastiques eux-mêmes reconnaissent que nous ne pouvons dire ce qu’il est. Nul ne le rencontre vraiment sans mourir en quelque sorte. Les croyants ont l’impression que son existence, sa volonté expliquent le monde, expliquent par exemple que la Terre existe et puisse accueillir la vie, alors que les lois de la physique rendent son existence hautement improbable. Mais, en pratique, cela n’explique rien. Car nous ne pouvons accéder à ses intentions.

Si Dieu était un homme comme nous, nous pourrions comprendre pourquoi il fait les choses de telle ou telle façon. Mais comme le monde nous reste incompréhensible, les croyants répondent que les voies de Dieu sont insondables, que Dieu écrit droit sur des lignes courbes, qu’il respecte les lois mêmes de la nature qu’il a créée, etc. Cela n’explique rien. La seule chose que la religion change, et qui est parfois utile mais toujours dangereuse, c’est de reconnaître à une autorité, le roi, le pape, d’être le représentant ou le prophète de Dieu et de participer ainsi à son infaillibilité, d’avoir le droit de nous commander sans appel. Cela peut rassurer dans les moments difficiles. Sans plus.

Notre premier, peut-être notre seul devoir, c'est d’exercer notre liberté, de décider, et de décider de mieux en mieux, en écartant les décisions simplistes des extrêmes et en cherchant non pas simple-ment le milieu où se tient la vertu, le courage (in medio stat virtus), mais les positions complexes où nos décisions peuvent se combiner entre elles pour monter toujours plus haut. Tout se ramène à maximiser le nombre et la portée des décisions que nous prenons (voir deuxième partie),

- en décidant en temps réel, c'est-à-dire de plus en plus souvent (réactivité) ;

- en prenant des décisions de plus en plus fines (en nombre de bits), de mieux en mieux informées (partie H de notre fonction L, nombre de bits), de plus en plus indépendantes (H, équiprobabilité) ;

- en nous dotant de moyens puissants qui amplifient le résultat de nos décisions : moyens matériels (leviers, amplificateurs), humains (autorité, pouvoir hiérarchique ou influence morale), financiers (capitaux disponibles) ;

- en augmentant la portée à long terme de nos décisions (quitte à sacrifier du court terme. C'est l'épargne, l’investissement, la formation, la partie P de notre fonction L ) ;

- en remontant dans la pyramide des motivations.

Bref l’instruction "IF... GO TO ..." doit devenir de plus en plus fréquente et en même temps s'enrichir, tant dans le jeu des conditions qui déclenchent l'action que de la complexité même des processus enclenchés (complexité qui, symboliquement, peut s'ex-primer par la longueur de l'adresse de branchement). Pour l'ordinateur, cette fréquence s'accroît par celle des processeurs (plusieurs centaines de millions de fois par seconde aujourd’hui, pour les décisions élémentaires). Pour les hommes, il ne servirait à rien de décider quelque chose chaque seconde. Nous n'aurions pas le temps d'y réfléchir. Il s'agit plutôt d'organiser nos vies à partir de grandes décisions qui orientent les petites et régissent jusqu'à nos réflexes, une fois prises les bonnes habitudes. 

Voir nos réflexions ultérieures sur l'humain, la décision.

Egoïsme, optimum universel ? Deux impossibilités !

Alors, comment, sur quels critères décider ? Il n'existe pas de règle simple. Et nous pouvons choisir entre plusieurs stratégies générales.

On peut se situer entre deux extrêmes : le pur égoïsme et la visée d'un optimum universel, aussi impossibles l'un que l'autre.

Un égoïsme intelligent regarde le long terme et les interactions avec l'ensemble du monde, et peu ou prou tient compte des autres dans son propre intérêt, a fortiori dans notre optique de variété: une variété optimale pour moi passe par un monde varié que je puisse au moins contempler.

Symétriquement, nous ne disposons d'aucun moyen pour évaluer la portée globale d'une de nos décisions. L'idéal serait de l'évaluer de manière totale, absolue, par rapport à l'autonomie de l'ensemble du monde. Nous avons montré, dans la deuxième partie, que l'unité digitale du monde et le progrès des métriques (formule L) apportent des élé-ments de réponse mais posent aussi les limites. En fait, cela supposerait, au moment de la décision, de connaître toutes les actions possibles à ce moment, à cet endroit  et de pouvoir affecter à chacune d’elle une valeur  pour choisir la meilleure.

Mais :
- nous n'avons pas le moyen de le faire, notamment parce que l'univers se décompose en domaines incommensurables, incom-parables ;
- ce serait un cauchemar autant qu'un rêve ; nous ne pouvons pas souhaiter un univers "totalement rationnel" ; ce serait une autre forme de réductionnisme ;
- et, fondamentalement, la relativité digitale dresse un mur d'indéci-dabilité à l'horizon de notre volonté de transparence et de maîtrise de nous-mêmes et du monde.

L'immensité de nos ignorances à long terme est considérable. Combien de temps les machines continueront-elles à doubler de complexité tous les deux ans ? Parviendrons-nous à faire grossir notre cerveau ou celui d'espèces nouvelles supérieures qui nous succéderaient  ? Nous n'en savons rien pour l'instant. 

Entre les deux extrêmes, nous arbitrons : entre des points de vue et des intérêts divergents, entre le court et le long terme, avec desrisques, avec des calculs, difficiles parfois, pour trouver le juste milieu et le dépasser par une innovation opportune. Les modèles de complexité et de liberté que nous avons parcourus dans la deuxième partie nous poussent vers ces zones moyennes propices à des chan-gements de niveau, même si nos systèmes de calcul décisionnel recourent trop souvent à des paramétrages sommaires et implicites (la préférence pour les proches, par exemple).

L'évaluation ne sera jamais tout à fait simple. On ne peut jamais, par exemple, se contenter d'une "moyenne" de risque. Il faut en particulier étudier toute la variété de deux échelles:

 - Echelle de gravité des préjudices. Certains sont tellement grands qu'ils ne peuvent être admis qu'à probabilité infinitésimale, voire pas du tout. D'autres sont suffisamment mineurs pour relever de la liberté individuelle des acteurs.

- Echelle des profils personnels. Le même préjudice peut être mortel pour l'un, jeu pour l'autre. La perte d'un kilo de poids corporel tue un enfant affaibli. Elle fait plutôt du bien à un Américain moyen.

A ces difficultés s’ajoutent une hypocrisie, une difficulté pour tous à accepter de regarder en face certains risques et à prendre délibé-rément les mesures économiques et politiques qui les concernent, en particulier dans tout ce qui touche à la vie. Tantôt on ignore sans complexes les dizaines de milliers de morts annuels par accidents de la route. Tantôt on défend ou promeut avec passion, au nom de valeurs morales profondes ou d'intérêts économiques majeurs, la vie ou simplement la santé d'une personne mise au centre de la scène par les médias.

L'essentiel est de bien construire les processus décisionnels. Mais cette prise de décision bien souvent nous fatigue, nous lasse. Le pire ennemi du vrai développement de la démocratie, c'est la paresse intellectuelle. La gestion d'une entreprise ou d'une commu-nauté locale quelconque passe par des phases méticuleuses et fastidieuses d'étude des dossiers, de recueil des points de vue, d'application de procédures dont l'utilité n'est pas toujours évidente. Elle débouche souvent sur ce qui semble des microdécisions, mais qui en fait prennent  une  grande  importance du fait de l'autorité qui les édicte, de leur durée dans le temps, etc. La décision n'a d'autre but que de maximiser la capacité même de décision. Mais la machine décide de plus en plus. Elle aussi remonte la pyramide des motivations, d'une certaine façon. Elle aussi a de plus en plus de capteurs, d'action-neurs, etc. Nos décisions avancées conduisent toutes à un progrès de collaboration avec les machines, à la construction de l’âme digitale. Le nombre de décisions que nous devons prendre est devenu tel qu’il vaudrait mieux parler de flux décisionnel. Mais décider de quoi ?

Ne rien faire

D'abord, nous devons choisir entre faire quelque chose ou rien. L'inaction ne convient qu'aux déficients mentaux, et même eux ont toujours quelque forme minimale d'action. Impossible pour nous de rien faire. Nous n'avons pas demandé à venir au monde, mais nous ne pouvons y rester sans un minimum d'action. Il faut d'ailleurs une forte capacité décisionnelle pour choisir une forme poussée d'inaction comme la grève de la faim ou la contemplation passive. Le suicide lui-même n'est pas à la portée de n'importe qui.

Ensuite nous pouvons simplement nous laisser vivre, laisser autant que possible l'environnement et le hasard décider pour nous : nos parents, nos maîtres, nos employeurs, nos animateurs de loisirs, pour finir par nos infirmières jusqu'à la phase terminale. Nous pouvons viser le minimum d'efforts pour que la société nous accepte et nous fournisse les moyens de vivre. A vrai dire, la complexité du monde que nous avons décrit comme le déterminisme même de son évolution peut légitimer un découragement qui préfère l'inaction à la prise de risques.

On peut aussi limiter l’activité physique, la réduire au strict minimum, au profit de la méditation, d'une action purement intérieure sur soi-même, sans action sur le monde extérieur, sans développement de nouvelles machines. Handicaps et maladie peuvent contraindre à ce type de vie, de non-activité. Le choix peut aussi être volontaire, avec le cas limite des ermites, des moines contemplatifs, des mystiques.

Il se peut aussi que nous butions sur une limite. Le monde moderne nous demande de prendre trop de décisions, et des décisions trop graves. Hier la mort de l'enfant, du malade, du vieillard, s'imposait en général d'elle-même. Il n'y avait qu'à accepter, qu'à pleurer. Mais les responsabilités étaient ailleurs. Aujourd'hui, il faut constamment décider de la vie et de la mort. Et, si l'on poursuit dans cette voie, toute mort sera finalement décision de la personne elle-même ou de son entourage. C'est lourd, peut-être trop. Alors, nous céderons peut-être la décision à une machine ; tout calculer pour ne pas avoir à réfléchir, et moins encore à s'engager. Tirer à pile ou face, c’est déjà confier son sort à une machine, certes très simple dans son principe.

Une autre raison de ne rien faire, c'est de ne pas trouver d'action qui nous intéresse. C’est un des paradoxes du monde actuel. Nous avons d'immenses possibilités de choix,  mais malgré tout nous sommes pris par les contraintes de la vie courante et les rares plages de décision qui nous restent semblent sans intérêt.

Une solution intermédiaire consiste à remettre son pouvoir à une tierce personne, pape ou monarque, ou à un corps d'experts, à une commission de sages. Le rôle de Dieu, quand on n'a pas l'audace de jouer aux dés, c'est de reporter sur un autre, supposé infiniment puissant et infiniment bon, les décisions qui dépassent nos forces.

Nous opposer, défendre l'humanisme contre la machine

Nous pouvons nous opposer de toutes nos forces à l'évolution, même en sachant que c'est peine perdue, que l'on n'arrête ni le soleil dans sa course, ni la marée qui monte, ni la rivière qui coule, mais en trouvant que la brutalité et l'injustice des promoteurs du progrès ne nous laissent pas d'autre choix honorable que le nihilisme. En matière de protection de la vie privée, par exemple, les grandes entreprises (banques en particulier) et les pouvoirs publics sont constamment tentés d'accroître leurs moyens d'information commerciale ou policière. Il donnent ainsi une légitimé morale, reconnue dans certains pays, aux hackers, ces passionnés qui pratiquent comme un sport intellectuel la tentative de pénétration dans les systèmes informatiques les mieux protégés.

Une partie de nos décisions consiste à défendre et à promouvoir l'humain, l'homme comme réalité spécifique dans le monde. Hier, l'homme devait d'abord prouver qu'il n'était pas une bête. L'édu-cation consistait à dominer les instincts, voire à mortifier la chair, pour libérer la raison grâce à la "rectitude des appétits". Et le corps social s'ingéniait à construire des machines pour contrer les défauts de notre corps, de notre entendement, jusqu'aux ceintures de chasteté, jusqu'au dogme pour nous protéger de l'erreur.

Mais aujourd'hui, puisque la machine devient dominante, c'est contre elle que l'homme doit afficher sa différence. Ne laissons pas réduire l’individu et son cerveau.  Continuons de poser, tant qu’on n’aura pas prouvé le contraire, que l’homme ne peut se ramener à un nombre fini de bits,  ou alors vendons cher notre peau.

Ne laissons pas la machine réduire l’individu à son rôle, à un numéro, à une place, à un bureau entouré de petites cloisons. Revendiquons la participation de tous au plus haut niveau de décision possible, essence de la démocratie. Encourageons les formes souhaitables de résistance, d'anarchie. Ne laissons pas non plus l'humanité se décomposer  en individus.

Ne laissons pas non plus nos décisions se réduire à une suite de bits. Retrouvons la place de l'engagement instinctif, même s'il comporte lui aussi ses dangers (bonapartisme, nazisme).

Nous pouvons nous inquiéter de cette abondance de décisions, mais il est assez facile, en quelques décisions bien charpentées, de délimiter le périmètre de notre champ d'action pour y trouver clairement un sens. Nous pouvons, inversement, nous inquiéter que ce renfermement de l'espace décisionnel se fasse à nos dépens. Comme tout à l'heure, il suffit de 18 bits pour ramener à un choix unique et finalement à pas de liberté du tout. Car nous ne pouvons même pas mourir au moment que nous choisissons. La maladie ou l'autre homme  peuvent longtemps nous faire souffrir ou simplement nous priver de capacité décisionnelle, jusqu'à la mort  libératrice.

Mais les attitudes négatives peuvent se nuancer en s'appuyant sur une meilleure information. L'identification plus précise des risques, l'évaluation des préjudices potentiels et de leur probabilité conduit à des actions différenciées et quantitativement bien construites pour les réduire et les indemniser quand ils se réalisent.

Aucune situation n'est exempte de risques. La protection des libertés, du patrimoine, des valeurs en général, ne peut viser le "risque zéro" sinon au titre de slogan. Elle ne peut non plus s'opposer sans nuances au développement d'une technologie nouvelle sous prétexte qu'elle comporte des risques. Car son non-dévelop-pement a au moins l'inconvénient de faire durer les risques existants.

Promouvoir les "nouvelles technologies"

Et d'abord, le respect ! Non sans raison, les partisans de la technologie font remarquer que nous devons, de plus en plus, la respecter. De même que les syndicats protègent "l'outil de travail", nous devons reconnaître que la machine a pris une importance que nous devons reconnaître et intégrer à toutes nos décisions.

Les choix que font par exemple les parents pour leurs enfants concernent bien plus l’évaluation, la régulation et le pilotage de leurs relations avec le monde des machines qu'avec le monde de la nature et les autres hommes. Il en va de même des enseignants.

Le respect de la "nature" ne s'appliquait hier qu'aux ressources antérieures à l'action humaine. Il doit maintenant s’étendre à l’ensemble du patrimoine, y compris technique et industriel. Cela suppose la reconnaissance de l'immense valeur investie dans nos œuvres, non seulement le patrimoine, au sens des monuments historiques et de la Culture des conservateurs, non seulement l'outil de travail indispensable au niveau de vie, mais l'ensemble des machines conçues comme porteuses de valeur et de sens. Elles nous dépassent, un peu comme nos enfants. Quand ils étaient petits, nous les avons nourris, éduqués, aidés. Maintenant qu'ils deviennent aussi grands que nous, nous pouvons collaborer avec eux. Il se peut que, dans l’avenir, les machines deviennent plus "grandes" que nous. Nous devrons alors assumer les rôles, contraintes et limites d’une dépendance, leur faire confiance. D'une certaine façon, nous retour-nons à une situation "paléolithique", où l'homme est peu de chose dans l'univers, un univers qui assure sa subsistance assez facilement mais qu'il ne faut pas perturber.

La défense, donc, ne se limite pas à une défense du passé. Aux écologistes et aux "amis du vieux" viennent s'ajouter les apôtres du respect de la machine, y compris dans sa dynamique de plus en plus autonome, y compris dans les orientations que son développement impose aux hommes. Ce respect est-il plus choquant que celui de la "nature", dont les formes sentimentalistes de l'écologie veulent toujours oublier la brutalité, la sauvagerie, la bestialité ?

Construire la qualité

Finalement, les actions mêmes de protection contre les dangers de la technologie s'organisent de façon complexe et s'investissent dans des institutions et des structures qui comportent leurs propres risques. Développement et protection ne sont que deux versants de la construction en général,  différenciés principalement par les pré-occupations, le tempérament ou la culture plus que par leurs moda-lités pratiques.

Le développement de la "qualité totale" et de l’assurance qualité" illustre bien ce mouvement. Il s'agit au départ d'entourer le processus des règles et des manuels  qui en garantissent le bon fonctionnement. Ils visent, en principe, le "zéro défaut". Mais, finalement, on en vient à construire un système documentaire et des processus parallèles aux processus principaux. Ils introduisent leurs propres défauts, leur propre "non-qualité", s'intègrent à la construction de l'ensemble avec leurs points faibles aussi bien que leurs points forts, et complètent le personnel de l'entreprise par des consultants et des "assureurs qualité" dont le profil diffère de celui des ingénieurs  de conception  et de fabrication. On a donc ajouté un niveau supplémentaire de complexité. On a aussi franchi un nouveau seuil de dématérialisation (système d'information) et de digitalisation (système abstrait, formel). Ainsi, il n'y a pas d'autre parade aux dangers de la machine que de la perfectionner, tant la machine extérieure en silicium que notre propre machine en carbone, par la correction de nos défauts et l’acquisition de bonnes "habitudes", au prix parfois de brimer ou de briser nos instincts naturels ou nos traditions culturelles.

Ne baissons pas les bras. Nous ne pouvons maîtriser totalement les technologies, mais nous pouvons réellement endiguer certains de leurs débordements. Parfois, le simple fait de gagner quelques années dans l'application d'une technologie dangereuse lui laisse le temps de se perfectionner, nous laisse le temps de mettre en place les nécessaires garde-fous.

Symétriquement, les promoteurs des technologies ne peuvent raisonnablement et honnêtement les vanter, les commercialiser, les mettre en place, sans s'entourer d'un minimum de précautions, ne serait-ce que pour préserver leurs investissements.

L’enthousiasme

Face à tous les défenseurs de ceci ou de cela, nous, les promoteurs des nouvelles technologies, de la digitalisation, nous pouvons nous enthousiasmer pour ces nouvelles machines. N’allons pas, tout de même, jusqu’à la fascination qui en fait une drogue, ou jusqu’à des affirmations dogmatiquement positives, ou exclusivement dictées par des objectifs commerciaux. Nous justifierions par la même des actions de légitime défense.

Viser la synthèse

Il n’y a pas a craindre, pour des années encore, une véritable prise d’indépendance des machines. Rien ne laisse présager à court terme, dans les thèmes explorés par les laboratoires de recherche informatique, qu'il s'agisse du matériel ou du logiciel (intelligence artificielle notamment), une telle évolution. Il n’y a pas non plus, dans les tiroirs, d’innovation radicale. Le calcul quantique semble encore une vue de l’esprit, et surtout ne rien dire de bien net qui lui permettrait de faire encore quelque chose de différent. De même, le calcul par ADN, intéressant pour certaines applications, semble limité et laborieux à mettre en oeuvre pour le reste. 

Nous ne pouvons pas arrêter la rivière, mais nous pouvons naviguer dessus, en régulariser le cours. Les choses intéressantes viendront de la coopération du génie biologique et du génie informatique, de la chimie du carbone et de celle du silicium. A quel niveau ? Au niveau des circuits eux-mêmes, en collant des neurones sur des puces de silicium ou en greffant des chips dans nos corps ? Au niveau des entités de niveau supérieur que sont les êtres vivants avec des ordinateurs évolués ou simplement en prolongeant notre mode de travail actuel répondant à nos sens et à nos modes d’expression corporels par des « combinaisons » de réalité virtuelle toujours plus perfectionnées ?

Respecter: la croissance a sa logique propre. C’est cela « la nature » que nous devons respecter, mais non pas comme quelque chose d’extérieur à nous, à l’humanité, à une Gaïa dont nous ne serions au mieux que des parasites appelés à nous faire discrets. Nous y avons une place, éminente, peut-être appelée à décroître au profit de nos œuvres, mais pas à disparaître. Nous ne devrons accepter notre propre disparition que pour céder la place à plus grand, à meilleur que nous sous tous les rapports, y compris moraux. Cela n'a pas vraiment de sens avant des années, en tout cas pour le niveau supérieur de nos facultés.

Le fait que l'hypermonde ait son propre sens de développement, son propre déterminisme, loin de nous écraser, nous donne un guide important pour l'action, un sens pour notre vie. Les grands versants de son évolution sont comme des axes pour notre action: digitalisation, dématérialisation, montée de l'autonomie.


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