Manifeste de l'hypermonde (suite)
Depuis une dizaine d'années, le monde
s'est engagé dans une course de plus en plus rapide à la
productivité. Nous savons aujourd'hui produire plus de
nourriture et plus de marchandises industrielles par travailleur
qu'à quelque époque que ce soit dans le passé. Cette course à
la productivité s'appuie d'abord sur un développement sans
précédent des possibilités du commerce, plus rapide, moins
cher et possible partout. Mais elle s'appuie aussi et surtout sur
le développement des échanges d'information: tout se sait,
partout et tout de suite. L'hypermonde est partout présent,
actif et influent.
Déjà, dans notre société occidentale, la majeure partie des
employés administratifs utilisent un ordinateur. Mais, en
informatique plus qu'ailleurs, l'hypermonde transforme le travail
quotidien. Depuis le début des années 90, nous savons de plus
en plus intégrer des applications informatique, même si les
programmes ou leurs données résident dans des ordinateurs
différents. Les ordinateurs sont reliés en réseau, et leurs
applications communiquent pour échanger des services et des
données. Nous sommes arrivés au point où les ressources
informatiques de traitement, de stockage et de communication ne
peuvent plus être localisées dans une machine particulière:
elles sont dans le réseau, qui se comporte comme un fournisseur
global de ces ressources.
La communication entre l'homme et ses ressources informatiques a
elle-même changé. Aujourd'hui, on utilise de plus en plus des
écrans multi-fenêtres de grande taille. Chaque fenêtre permet
de communiquer avec une ressource particulière: programme de
calcul, table de données, texte ou boite aux lettres
électronique. L'homme peut ouvrir plus ou moins de fenêtres,
c'est dire faire plusieurs choses à la fois. Il peut ainsi
accéder à plus d'informations, à plus de ressources de
traitement. Il peut aussi créer des effets de synergie entre ces
informations et ressources, en combinant les données de
plusieurs fenêtres par des opérations appelées
"copier-coller".
Depuis la naissance, le cerveau de l'homme est fait pour
manipuler une quantité d'informations qui correspond à son
champ de vision, soit environ 50 cm de largeur à la distance où
il voit un écran. Aujourd'hui, les écrans de grande taille
permettent enfin de voir suffisamment d'informations à la fois:
l'homme peut faire son travail intellectuel de synthèse mieux
qu'il n'a jamais pu le faire. Et, de plus en plus, la
communication textuelle avec l'ordinateur est complétée par une
communication graphique, voire sonore et vidéo.
En plus des progrès de la communication homme-machine,
l'hypermonde améliore la communication entre les hommes.
Aujourd'hui, les réseaux informatiques offrent des outils de
communication et de travail en groupe permettant de partager des
fichiers et des agendas. Ils permettent aussi de dialoguer en
temps réel, grâce à des mécanismes qui synchronisent
l'affichage du contenu d'une fenêtre qui apparaît sur l'écran
de chaque participant à une conversation: les divers
participants sont sur une même ligne téléphonique, et à un
moment donné l'un deux fait apparaître des informations
(données, texte, image) dans une fenêtre de son écran. Ces
mêmes informations s'affichent alors dans la fenêtre synchrone
de chacun des écrans des participants, qui peuvent suivre le
discours et y répondre, verbalement et en faisant apparaître
des informations à eux dans la fenêtre commune.
La disponibilité de plus d'informations, d'informations plus
intégrées, de moyens plus efficaces de raisonner et de
communiquer permet d'élargir les responsabilités de chaque
poste de travail. L'exemple suivant va le montrer.
Avant l'hypermonde, un premier poste de travail relié à un
ordinateur de gestion commerciale saisissait les commandes le
lundi. Les commandes étaient transmises la nuit suivante à un
ordinateur de gestion de production (relié au premier, mais non
intégré avec lui), dont un second poste de travail effectuait
l'ordonnancement des commandes le mardi. Les résultats
d'ordonnancement étaient transmis la nuit suivante à
l'ordinateur de gestion commerciale, où un troisième poste de
travail s'en servait le mercredi pour créer les confirmations de
commande à envoyer aux clients.
Ce circuit administratif en trois étapes imposait un délai de
deux jours pour traiter une commande. Et encore, lorsqu'il n'y
avait pas de problème: les commandes habituelles étaient mises
de côté jusqu'au vendredi, pour que les trois personnes
concernées puissent discuter de la manière de les saisir, de
les ordonnancer et de répondre au client.
Depuis l'arrivée de l'hypermonde, on a formé certaines
personnes à saisir, ordonnancer et confirmer les commandes, et
on leur a fourni de grands écrans où elles peuvent effectuer
les trois opérations successivement en une demi-heure par
commande. Il a aussi fallu rendre les applications des deux
ordinateurs "interopérables", pour qu'elles se
transmettent instantanément les commandes. Mais le délai
administratif est passé de deux jours à une demi-heure, et la
société a gagné des parts de marché. Elle a aussi pu
économiser des heures de travail, car le temps passé par le
deuxième et le troisième poste de travail à prendre
connaissance de ce qu'avai(en)t fait le ou les poste(s) de
travail précédent(s) n'était plus nécessaire. Une personne
qui ordonnançait ou confirmait une commande venait de la saisir,
l'avait en tête et encore dans une fenêtre sur son écran. A
cette première économie s'en est ajoutée une seconde:
l'économie des réunions du vendredi. En effet une personne qui
avait sur son écran toutes les informations nécessaires pour
décider comment traiter une commande inhabituelle, et
l'autorité pour le faire, n'avait plus besoin d'en discuter avec
les autres. L'hypermonde transforme donc le travail en apportant
la productivité et la réactivité.
Cette transformation a lieu dans un contexte de concurrence
acharnée, de commerce développé et de sur-information sur les
produits et services disponibles. Elle conduit automatiquement à
la suppression des activités routinières de postes de travail
à faible valeur intellectuelle ajoutée, à faible pouvoir de
décision par synthèse. Ce genre d'opération peut être
délocalisé dans un pays à niveau de vie inférieur, qu'il
s'agisse de production industrielle ou de travail à un bureau.
On cite ainsi les économies considérables que réalise Swissair
en délocalisant sa comptabilité aux Indes. On peut dénoncer
les méfaits de la délocalisation, mais la concurrence la rend
inévitable.
En même temps que des emplois sont détruits, d'autres emplois,
hélas moins nombreux, sont créés. Ils exigent plus de
qualification et surtout plus d'initiative, plus de
responsabilité individuelle. Cette création d'emplois primaire
est accompagnée de créations secondaires: il faut plus
d'informaticiens et plus de formateurs qu'avant l'hypermonde.
La transformation permanente des organisations facilité, voire
provoquée, par l'hypermonde, engendre à son tour un climat
d'instabilité dans l'ensemble de la société. Nul n'est plus
sûr de son avenir, parfois même à moyen terme. On ne peut plus
prendre le risque de s'arrêter d'apprendre, de compléter sa
formation pour suivre l'évolution du métier. Malheur aux cadres
déqualifiés, en concurrence avec des gens plus jeunes, à la
compétence plus actuelle... et moins chers. Malheur aux cadres
insuffisamment disponibles pour voyager, pour déménager ou pour
changer de méthodes de travail. Même certains fonctionnaire
sont menacés: de plus en plus, dans l'enseignement supérieur
scientifique ou la recherche, des postes de travail sont pris par
des étrangers venant d'Afrique francophone ou des pays de l'Est,
qui acceptent les salaires offerts, plus facilement que des
Français.
Ainsi va l'hypermonde, créant ici des emplois et en détruisant
là, transformant le travail partout. Rien de sert de refuser
cette réalité, d'en dénoncer les méfaits. Si un pays prend du
retard sur le plan informatique, sa productivité baisse et il
perd encore plus d'emplois. Une statistique récente montre une
forte corrélation entre le taux d'informatisation et la
productivité administrative. C'est ainsi qu'un employé de
banque américain est bien plus productif que son homologue
allemand, mais aussi plus mobile, plus réactif et plus disposé
à s'adapter aux changements.
Cette évolution de l'attitude personnelle vers l'ouverture
s'accompagne d'une évolution des comportements
socioprofessionnels. On est moins syndiqué, plus individualiste,
parfois plus égoïste. Comme l'homme fait de moins en moins
confiance au groupe pour l'aider, il est de plus en plus sûr de
son impuissance devant des phénomènes économiques qui le
dépassent, et sur lesquels nul n'a de prise. De plus en plus de
gens, et singulièrement des jeunes, se sentent rejetés et
laissés pour compte. En tant qu'informaticien depuis 1967, j'ai
constaté au fil des ans, parmi les gens que je rencontre en
travaillant, qu'il y a de plus en plus de gens passionnés par
leur métier et heureux de le pratiquer, même s'il les abrutit
de travail et ne leur laisse jamais de repos. Et j'ai aussi
remarqué de plus en plus de gens qui ont décroché, qui ont
perdu l'espoir de gérer leur carrière, que leur travail
quotidien ennuie ou angoisse. Les premiers sont acteurs de
l'hypermonde, les seconds en sont victimes.