Les paradoxes de la complexité
Il est une notion, essentielle au langage des systèmes, et qui pourtant souffre, dans sa définition même, de contradictions et de paradoxes qui gênent le développement théorique et dont l'approche unitaire pourrait permettre de mieux cerner la valeur. Je veux parler de la complexité.
C'est une notion essentielle
On ne cesse de la rencontrer dans la théorie des systèmes. Par exemple, un comptage rapide dans l'ouvrage "Analyse modulaire des systèmes de gestion, AMS", de Jacques Mélèse, j'ai compté quelque 52 fois le mot "complexité". Et il faudrait y ajouter, pour noter l'importance du concept, le terme inverse de simplicité, plus les différentes périphrases et avatars de la
notion, y compris celui, fort significatif, de variété.
Mais on le rencontre dans bien d'autres domaines. Très fréquemment, bien sûr, chez Teilhard de Chardin. mais aussi bien chez Jacques Monod, qui parle dans son livre "hasard et nécessité" d'un mystérieux "gain de complexité", au moment où les chaînes protéïques s'enroulent sur elles-mêmes.
Elle est fort importante pour l'informatique. Chacun sait que l'on a automatisé d'abord les tâches "simples et répétitives". Dans des perspectives très pragmatiques, une étude sur la notation des programmeurs (Informatique et Gestion no..." notait la nécessité de mesurer la complexité des programmes.
D'ailleurs, on attend beaucoup de l'ordinateur comme "complexoscope". Tout récemment encore, André Danzin (Le Monde du 24-25/9/72) parle de l'informtaique come d' "un magnifique outil pour porter remède à l'oppression de la complexité".
Objectif ou subjectif?
L'ennui, c'est que cette complexité n'est pratiquemnet jamais définie. Ou que les définitions manifestent les paradoxes qu'elle porte. Pour le Petit Larousse, est complexe ce "qui contient plusieurs éléments différents et combinés d'une manière qui n'est pas immédiatement claire pour l'exprit" ou "est difficile à analyser". Il exprime très clairement l'ambivalence du terme: d'abord la pluralité des éléments, caractère objectif; ensuite la difficulté d'analyse, caractère subjectif. On peut compter objectivement le nombre des éléments. Mais ce qui paraîtra simple à l'un apparaîtra complexe à l'autre.
Pour Teilhard de Chardin ou Monod, la complexité se présente surtout comme objective: nombre d'atomes dans une molécule, nombre de cellules dans un organisme. De même, on peut chercher à mesurer la complexité d'un programme en nombre d'instructions, de boucles, etc.
Pour Mélèse, l'aspect subjectif prédomine (p. 51, op. cit.): "La complexité, caractère fondamental, apparaît donc comme l'incapacité de décrire tout le système et de déduire son comportement à partir de la connaissance du comportement de ses parties".
Il y a du vrai dans l'une et l'autre approche.
Positif ou négatif
Une autre contradiction apparaît. La complexité est-elle un bien ou un mal?
Dans l'ensemble, les "subjectivistes" (au sens du paragraphe précédent) voient la complexité comme négative, comme une difficulté ou une impossibilité. On trouverait une masse d'autorités en ce sens: têtes bien faites plutôt que bien pleines, le direct supérieur au "tortueux", et jusqu'à l'Evangiel: "Que votre parole soit oui, oui, non, non; tout le reste vient du Malin". On parle de pollution par la complexité. Le névrosé fait des "complexes".
Le gauchisme, dans une certaine mesure, est une réactiont contre cette complication. On veut revenir à une vie plus simple. C'est, généralement, une des armes favorites des polititicnes que de présenter à leur public des versions adéquatement simplifiées du réel. Comme les foules (et chacun d'entre nous) aime les idées simples, on est trop content de les suivre.
Mais les biologistes verront les choses d'un autre oeil. Pour Prigogine, le rendement s'accroît avec la complexité. Et l'on ne va pas dans la Lune avec un boulier, mais bien avec un des plus vastes "complexes" technologiques jamais réalisés. Et l'Evangile lui-même ne condamne pas l'effort intellectuel. Ne serait-ce que pour donner du pain à ceux qui n'en ont pas, il faut déjà une technologie agricole et boulangère qui n'est pas à la portée de n'importe quel primate. On parlera d'un outil "perfectionné".
Même chez Jacques Mélèse, dont on a vu l'approche très négative, la complexité prend un visage beaucoup plus séduisant quand elle prend le nom de "variété", et le text est là très intéressant, très au coeur du paradoxe.
Pages 66-67: "L'accroissement du contrôle, recherche permanente dans la société industrielle, se heurte donc à la barrière de la variété des systèmes... qui disperse et désagrège les efforts s'ils ne sont pas orientés par une démarche améliorante; aussi la qualification du manager pourrait-elle presque se définir comme celle d'ingénieur en variété".
Mais, page 70: "Pour que l'adaptation puisse apparaître... (il faut notamment)... que la variété du système de contrôle puisse croître... cet accroissement ne peut être obtenu que par branchement du système de contrôle sur des générateurs de variété qui peuvent être soit:
- le système à contrôler lui-même (par feed-back);
- l'environnement;
- une black box;
- des hommes (à la fois environnement et black box)".
M. Mélèse objectera que variété et complexité ne sont pas la même chose. Il en donne pourtant pour définition "le nombre d'états différents que peut présenter le système", ce qui peut être considéréé comme une quantification, à quelques nuances près, de la premièr partie de la définition du Larousse. Mais il faudra préciser.
Le tout et la partie
Qu'est-ce qui est le plus complexe: le tout ou la partie ? Une définition objective, par le nombre d'éléments, conclura à la plus grande complexité du tout, par une sorte d'addition des complexités.
Mais, en réalité, dans les objets hautement organisés notamment, la partie ne se peut comprendre que par le tout. Elle est donc presque plus complexe.
Pour un biologiste, chaque cellule porte tout le potentiel génétique de l'organisme, on pourrait donc poser que la complexité est la même...
Oui, la complexité est bien une notion complexe.
Recherche d'une définition
La première qui vient à l'esprit, c'est de compter le nombre des éléments. Premier pas, non sans intérêt, faut de mieux. Mais cela est insuffisant, car un cristal et un organisme biologique de volume voisin contiennent un nombre de molécules du même ordre de grandeur. L'intuition impose le biologique comme plus complexe.
Il faut donc parler d'élements différents. Approche quiconduit à prendre comme mesure de la complexité le nombre de classes d'éléments différents. La complexité est le cardinal du quotient de l'ensemble des éléments du système par les différentes relations d'équivalence qui peuvent y être définies. (2015. On pourrait y ajouter la hauteur d'étoile, en théorie des automates).
Point fort intéressant ici: la subjectivité intervient plus clairement. Les relations d'équivalence ne sont pas les mêmes pour tous, ni les mêmes pour une même personne selon les moments et les points de vue. En première analyse, toutes les françaises sont rousses. Un examen plus attentif fait découvrir (heureusement) quelques nuances.
Mais, attention! Cette réduction ne peut se faire aussi simplement. Tout organisme biologique peut se ramener aux atomes du tableau de Mendéléieff: quelques dizaines d'éléments différents! L'intuition montre d'ailleurs que, en quelque manière, "25 jetons blancs" est plujs compliqué que 1 jeton blanc".
Il faut aller plus loin, et les relations d'équivalence nousmettent sur la voie: parler de classes, c'est en quelque façon parler d'abstraction, donc de langage. Pour que les classes soient distinctes, il faut pouvoir les identifier, les nommer.
D'où une idée plus satisfaisantes: la complexité d'un objet est la quantité d'information qu'il faut transmettre pour le décrire.
Cette définition a plusieurs avantages:
- elle est quantitative, et comme telle objective;
- elle est subjective (transmission);
- elle se rattache aisément à la variété (d'ailleurs généralemnet exprimée en log à base 2).
Si l'on préfère, la complexité sera la longueur de la description nécessaire. Mais on se heurte immédiatement à des obstacles de taille.
Dans quel langage?
Pour un langage donné, on peut admettre que notre définition donne une mesure de la complexité des objets décrits: il suffit de compter la longueur en signes typographiques de la description ou, plus finement, de compter la quantité d'information transmise.
Mais il peut exister plusieurs langages, et les résultatsobtenus varieront. Dans des cas simples, l'intuition montre même que, si un langage donné permet une classification donnée des complexités, on peut trouver un langage donnant la classification inverse.
Soit par exemple à décrire un long mot binaire. Si l'on observe dns ce mot des plages continues de 0 ou de 1, il paraîtra judicieux, plutôt que de donner une description complète, c'est à dire de recopier le mot, d'indiquer l'abscisse du début de chaque plage, c'est à dire de donner les coordonnées des points où la vleur passe de 0 à 1 et réciproquement.
Dans ces conditions, le mot binaire le plus simple est celui qui est composé entièrement de 0 ou de 1, le plus compliqué est celui qui change de valeur à chaque bit.
(On notera que la méthode choisie, très intéressante s'il y a un petit nombre de grandes plages, est très peu efficace s'il y en a beaucoup de petites. La méthode est donc d'une efficacité équivlente à la méthode de recopie pour un nombre moyen de plages qu'il est assez aisé d'estimer").
(note 92. Il serait peut-être plus intéressant de faire ce calcul que je ne le pensais à 'lépoque)
Si l'on choisit pour méthode d'indiquer l'abscisse de chaque point où la valeur ne change pas, l'objet le plus simple devientcelui qui change de valeur à chaque bit, et le plus compliqu est l'objet entièrement "blanc" ou "noir". CQFD.
En pratique, le langage courant dispose en général de plusieurs moyens de description. On peut donc perfectionner la définition: "la complexité est la quantité d'information minimale nécessaire pour décrire l'objet".
Cela permet, en théorie au moins, de donner une définition satisfaisante pour un sujet donné (la complexité sera pour lui mesurée dans le meilleur des langages qu'il comprend) ou pour un corps social (extension de la définition précédente).
Cependant, le caractère objectif de la complexité disparaît. Sauf à admettre, par exemple, qu'il existe un "langage étalon" dont la définition serait sans doute possible au sein d'une discipline donée.
Objet mathématique, objets "naturels", artefacts
Ce n'est pas par hasard que nous avons choisi un mot binaire comme objet à décrire. La situation est en effet tout à fait différente quand on traite d'objets mathématiques, d'objets naturels, ou d'artefacts, c'est à dire fabriqués par l'homme.
Pour ce qui est des objets naturels: tel caillou, une pomme,le systme solaire, le caractère de mon voisin de palier, cest pratiquement un Credo du monde moderne, de la science et même de l'éthique, qu'aucune définition n'en épuisera jamais la richese. Il est donc impensable d'en envisager une définition "en soi", complètement objective.
La complexité ne peut donc se définir que par rapport à unobjectif. La complexité de tel itinéraire de Paris à Grenoble peut se mesurer, pour un français moyen (qui ne connaît pas sa géographie). C'est le plus petit exposé qui lui permettra effectivemnet de suivre cet itinéraire au volant de sa voiture.
Cette mesure pourrait être pratiquement faite, à partir d'un échantillon approprié de population. elle n'a absolument rien d'objectf. Elle n'est pas sans intérêt.
Parmi les exemples intéressnts, notons la complexité des lois scientifiques. L'objectif sera par exemple de prévoir tel mouvement planétaire. Ici, la notion de complexité est assez clairement définissable dès qu'on s'est fixé un niveau donné de prévision. Elle croîtra rapidemnet dès que l'on voudra une
précision supérieure, avec l'apparition de niveaux où les rapports complexité/efficacité de la prévision seront particulièemnet bons.
Pour les objets mathématiques, dont la nature est supposée toute entière contenue dans leur définition, il semble possible de définir une complexité d'une manière complète. Dans le cadre bourbakien, par exemple, il est posé que tout peut s'exprimer par des lettres, et quatre signes logiques: carré, tau, signe logique ou, signle logique négation, complété par des liaisons entre le tau et le carré. Il serait donc aisé, en théorie du moins, de compter le nombre des singes, et d'en déduire la quantité d'information transmise.
Par exemple, l'ensemble vide s'écrit...
si l'on admet que l'alphabet à utiliser comprte 26 lettre, plus 5 signes logiques, soit 31 signes, et peut être représenté par des mots de 5 bits. Qu'il faut indiquer pour chaque barre de laison son origine et son extrémité soit, our un terme court comme celui-ci, deux fois quatre bits par barre de liaison, on
pourrait dire que la complexité de l'ensemble vide est, dans le langage formalisé de Bourbaki, de 12 caractères de 6 bits, soit 72 bits, plus 3 barres de liaison à 8 bits,soit en tout 96 bits.
Cela n'est sans doute pas sans intérêt théorique. Dans la pratique, il faut une quantité d'information bien supérieure à 96 bits pour faire comprendre la notion d'ensemble vide à quelqu'un qui apprend les mathématiques modernes. Ce qui ne changerait pas la validité d'une complexité objective... s'il n'y a avait une objection plus générale: la description des objets mathémaiques dans un langage formalisé suppose en fait l'emploi d'un méta-langage, non seulement sur le plan pédagogique mais aussi sur le plan de toute communication. Il y a donc ici une complexité implicite, et virtuellement infinie, comme pour les objets naturels. Cependant, est-il exclus de considérer que la complexité ainsi mesurée représente une sorte de limite, atteinte dans la communication entre deux mathématiciens ayant assimilé les mêmes notions au moyen d'un même métalangage?
Ce n'est certainement pas aussi simple, et nous sommes au rouet, car les complexités dépendront du cheminement constructif suivi. Dans une construction axiomatique donnée, les objets les plus simples seront ceux définis directement par les axiomes, la complexité croissant de proche en proche au fur et à mesure de la constructino. Mais une autre axiomatique donnera une autre échelle de complexité. Nous sommes au rouet. A moins de prendre pour définition de la complexité, pour le cas des objets mathématiques, la longueur minimale (en termes de quantité d'inforamtion) du système d'axiomes le plus simple suffisant à les définir.
Je crains que l'on n'en revienne toujours plus ou moins à une situation analogue à celle des objets naturels: la complexité "absoluement objective" est toujours infinie. Mais, ici, la nature des objectifs poursuivis permet assez facilement la mise entre parenthèses du facteur infini et la mesure sur l'autre facteur (Que les mathématiciens me pardonnent un texte probablement assez barbare).
On se trouve dans un troisième cas avec les artefacts. Ici, une description complète est possible: c'est celle qui permet deconstruire un artefact semblable.
En pratique, les choses ne sont pas aussi simples. Existe-t-il deux artefacts semblables ? Chacun sait que, même dans une production à la chaîne, il y a des différences entre les différents "numéros" d'un même modèle.
Pour nombre d'oeuvres, d'ailleurs, il n'existe pas vraiemnt de description suffisante. Au delà du manuel du "parfait petit menuisier", dont la quantité d'information transmise peut bien sûr être mesurée, il existe une transmission d'expériences, de tours de main, qui sont potentiellemne d'une complexité infinie.
Je crois finalement que la meilleure définition possible, pour l'instant, de la complexité d'un objet, c'est "le prix qu'il payer pour le maitriser intellectuellement".
2014. Le prix, au sens monétaire.
2011: Là, je suis vraiment gonflé. Mais ce n'est pas idiot. Après tout, la complexité d'une oeuvre d'art (en comptant tout ce qu'il y a autour), c'est le prix qu'elle peut se vendre sur le marché;
Remarques sur cette définition
- Elle nous ramène bien dans le cadre information/énergie/argent dont nosu avons vu la grande efficacité potentielle
- Elle fait assez bien la synthèse de l'objectif et du subjectifs. Le "riche industriel" maîtrise plus aisément le même objet. Le prix sera le même pour tous, mesuré dans une unité qui reste à définir, mais que, en attendant, on prendra à la théorie de l'information.
Mais ce prix ne représente pas la même chose pour le "pauvre" qui devra payer de longs efforts (par analogie, mettons d'un an de salaire) et pour le "riche" savan qui en fera le tour en deux minutes. Pour Dieu, tout est parfaitement simple.
- Elle fait assez bien la synthèse du positif et du négatif. Un objet complexe, c'est un objet cher. Objet de valeur donc.Objet de prix. Mais, dans un cadre économique, où l'on recherche le meilleur rapport coût/performances, la cherté est un défaut, bien sûr.
- La définition ne sera vraiment satisfaisante que dans le cadre d'une théorie générale unissant vraiment information/énergie/argent et définissant une unité adéquate.
- La définition respecte une différence essentielle pour l'humaniste, entre la personne et la matière. Envers l'objet mtériel, je n'ai d'autre choix pour le maitriser que de payer le prix, de faire l'effort nécessaire. Alors qu'une autre personne peut ou se refuser à moi, et donc faire croitre démesurément sa complexité. On pourrait presque dire que ce refus est la seule chose qui donne au monde, pour Dieu, une certaine complexité. Au point qu'il a accepté de payer sur la croix le prix qu'il fallait pour le reconquérir sans nous détruire.
Mais, à la différence aussi des objets matériels, une personne peut se donner plus ou moins totalemnte, plus ou moins généreusement. Pour deux amoureux, aux heures de grâce, il n'est pas besoin de beaucoup de mots pour s'entendre. Et si Dieu est l'infiniment complexe, car aucun effort intellectuel ne suffira jamais à le maîtriser intelectuellemnet, il est aussi pour le mystique, au bout de la nuit, le parfaitement simple. Et par là l'ineffable.
(* 2011 ? On pourrait voir ici si la monade leibnizienne est un concept approprié)
2014. Non, depuis un bon moment, je pense que le concept de monade convient très mal au digital.