Emergence du logiciel, permanence des services
Pierre BERGER. Club de l'Hypermonde, Jeudi 16 mars 2000. Révision octobre 2010. Ce texte n'est pas encore vraiment "finalisé".
1.Pourquoi cette esquise
Montrer que le logiciel émerge naturellement du matériel, et assez progressivement. Cette évolution s'observe par exemple dans celle des tabulatrices et calculatrices (ici, au sens mécanographique du terme). Techniquement, la rupture est moins violente qu'elle n'est vécue au niveau théorique et psychologique, le logiciel (d'abord software) étant perçu (et/ou présenté volontairement) comme une innovation radicale. J'ai personnellement vécu ces évolutions : en effet, j'ai commencé ma vie professionnelle en 1961 dans une petite compagnie d'assurances dont le matériel informatique datait presque d'avant-guerre !
Le recours aux services est une contante dans ce domaine, mais se précise et se formalise un peu avec la montée des cartes perorées. Il ne s'agit en tous cas nullement d'une innovation due à l'ordinateur.
2.La mécanographie à cartes. Première phase (XIXe siècle)
2.1. Le matériel
Les systèmes à séries de cartes perforées évoluent progressivement à partir des métiers Jacquart.
Les systèmes à cames se perfectionnent progressivement aussi (automates de Jacquet-Droz)
Le recensement américain, par Hollerith, fait date par son importance technique et sociale. Le nombre de cartes est considérablement augmentée. Les totalisations sont faites à partir d'un outil de totalisation manié à la main.
2.2. Le logiciel
L'idée même de programme est connue depuis Babbage et Ada Lovelace. Mais elle est sans rapport avec la mécanographie de l'époque.
2.3. Les services
Le recensement américain est déjà fait sur contrat de services (Il serait intéressant de préciser ce point).
3. La mécanographie à cartes, deuxième phase (années 30)
3.1. Le matériel
La tabulatrice est la p remière vraie "machine" à calculer, en ce sens que ce n'est plus simplement un "outil" manié à la main comme les calculatrices mécaniques ou le totalisateur du recensement américain. Ici, les cartes sont présentées par paquets et c'est la machine qui se charge de les introduire l'une après l'autre dans le dispositif de totalisation.
Le mécanisme est relativement simple, comme le montre ce schéma (extrait du numéro spécial de la revue "Banque", voir bibliographie.
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A gauche, photo de la machine, avec les cartes, au milieu le "boitier de connections" qui se relie à la partie imprimante et aux totalisateurs (en haut).
Le schéma montre le mécanisme correspondant à une colonne de la carte, donc un chiffre : le paquet de cartes (fiches) est situé en bas à droite de la machine. Un jeu
de rouleaux en entraîne une jusque au dessus d'une matrice d'aiguilles montées sur ressort. Cette matrice est poussée vers le haut, mais seule peut passer l'aiguille correspondant au trou de la carte dans cette colonne.
Par un jeu de fils souples sous gaine (analogues à ceux des freins de bicyclette), ce déplacement est reporté à un jeu de "stops". La souplesse de ces fils permet de choisir les parties de la cartes que l'on veut traiter, et de les orienter vers la partie de l'imprimé souhaité.
Pour cette colonne, un "secteur" entre alors en rotation jusqu'au moment où un petit taquet vient buter sur le stop. Cela entraîne deux conséquences :
- l'addition du nombre correspondant à des totalisateurs (qui étaient à l'époque le principe de base des machines à additionner),
- le placement en bonne position du caractère à imprimer; il ne reste plus qu'à appuyer sur ce caractère pour imprimer le chiffre sur le papier, qui est présenté à la machine sous forme de rouleau.
La tabulatrice n'est que la machine finale, et "maîtresse" d'un atelier mécanogaphique comportant différents types de machines. Avant de passer dans la tabulatrice, les cartes doivent d'abord être
- créées (perforation et vérification) sur des machines perforatrices, vérificatrices
- triées sur des trieuses
- soumises à un calcul (notamment une multiplication, le produit de deux zones de la carte étant reporté dans une troisième zone), sur ces calculatrices (dans un sens donc ici particulier à la mécanographie)
- éventuellement mélangées (par exemple des cartes d'adresses avec des cartes de montants), sur des interclasseuses,
- éventuellement "interprétées" pour faciliter leur emploi, c'est à dire imprimées,sur le bort haut de la carte, avec le contenu de chaque colonne, sur des interpréteuses.
Voici un exemple de plan pour un service mécanographique d'une cetaine importance.
3.2. Le logiciel
La conception d'une application passe donc par sa décomposition en un certain nombre de phases de travail sur ces différentes machines, comme dans l'exemple suivant :
Une partie importante de cette conception est le montage de l'ensemble de câbles souples qui pilotera le travail de la tabulatrice (et de certaines autres machines). Il y a donc ici une partie "soft", pour faire référence au mot "software", qui ne sera inventé que bien plus tard. Un service de mécanographie a donc en stock un certain nombre de tels tableaux servant aux différentes applications de l'entreprise (les "paquets de nouilles", dans le jargo local). Par la suite, les câbles mécaniques seront remplacés par des câbles électriques, comme celui-ci :
Ces tableaux sont donc les ancêtres des programmes informatiques.
Leur conception et leur développement va de pair avec les progrès, à l'époque, des méthodes d'organisation (Taylor, Fayolle, etc.).
3.3.Les services
La difficulté et la spécialisation nécessaire à ces travaux a exigé, de tous temps, le recours à des prestataires spécialisés :
- cabinets d'organisation pour la conception
- entreprises de travaux à façon pour les opération matérielles, notamment les tâches de perforation (qu'on appellera plus tard "saisie des données).
Les constructeurs de machines sont les premiers à proposer leurs services en ce domaine.
4. La mécanographie à cartes, 3e phase (années 60)
Des années 1930 aux années 1960, l'emploi des cartes perforées se développe rapidement. Loin de freiner le mouvement, la guerre conduit au contraire à des utilisations massives dans tous les pays, y compris fascistes. Les machines se perfectionnent considérablement avec un recours croissant à l'électricité pour les tableaux de connecion mais aussi pour la liaison entre machines. On voit ici une tabulatrice d'après guerre, qui n'a plus grand chose à voir avec son ancêtre que nous avons montré plus haut.
On introduira même un peu d'électronique dans certaines de ces machines. A vrai dire, même, certains des premirs ordinateurs utilisés pour la gestion des entreprises (notamment le Bull Gamma 3, si mes souvenirs sont exacts, ou l'Univac 1001, et même encore l'IBM3 en 1969) étaient essentiellement des tabulatrices très perfectionnées.
Le "logiciel" évolue en conséquence. Après la Libération, le secteur des services se développe de façon importante. En France, apparaissent des firmes qui resteront indépendantes jusque dans les années 1980-90, et seront dans l'ensemble absorbées par les grosses "SSII". Les constructeurs auraient bien aimé continuer à dominer ce marché mais, à cette époque, les Etats-Unis ne plaisantent pas avec les lois anti-trust, et les obligeront à filialiser ces acivités et à s'en séparer (notamment Univac et IBM).
5. L'informatique : continuités et ruptures
Je parle ici pour l'informatique de gestion (on dirait en 2010 : les systèmes d'information).
Dans une large mesure, et jusqu'aux années 1980, l'informatique de gestion continue à se pratique d'une manière très comparable à la mécanographie à cartes perforées. Certes les bandes magnétiques remplacent les cartes, mais les processus ne sont guère changés. On continue à saisir des données, à les trier et à les mélanger, et finalement à fournir des résultats aux utilisateurs sous forme papier (les "listings"). La différence la plus marquante, dans la structure de la salle informatique, c'est que la tabulatrice est déchue de son rôle central au profit de la calculatrice. Elle n'est plus que l'imprimante, périphérique du calculateur, ou plus exactement de l'unité centrale. En quelque sorte, cette informatique reste pré-neumannienne !
Même les "méthodes d'analyse", présentées comme une radicale nouveauté (en particulier par Mallet à la CGI), mise à la sauce "moderne" par un peu de vocabulaire de la théorie des ensembles et de la logique binaire, ne sont guère que des transpositions des schémas d'organisation élaborés dans les années 1930. Il suffit de rapprocher "La méthode informatique" de Mallet et les brochures du Scom pour s'en convaincre.
Ce trait est d'autant plus net que, jusqu'à la fin des années 1970, une grande part des développements informatiques consiste à automatiser des processus existants, "mécanisés" ou non. Tout développement commence par une "analyse de l'existant" !
Dans le même temps, il s'opère une véritable rupture dans le vocabulaire et dans les personnels. Des générations presque entières d'ingénieurs des grandes écoles (principalement Polytechnique et Centrale) s'engouffrent dans ces nouveaux métiers. (Et j'en suis, mais je le fais par le biais particulier du journalisme spécialisé).
Ces hommes nouveaux, les informaticiens, ont d'autant plus tendance à penser que
tout a commencé avec eux que, précisément, on (c'est à dire essentiellement IBM) les mis en place pour se débarasser
des comptables et des organisateurs d'avant et après-guerre, qui avaient deux
défauts :
- ils vieillissaient un peu et n'était pas toujours très
ouverts aux "NTIC" de l'époque
- ils avaient de l'expérience, et savaient résister aux
stratégies commerciales des constructeurs (qui systématiquement, en
particulier, sous-évaluaient les coûts et les difficultés de mise en oeuvre des
nouveaux système).
C'est seulement peu à peu que le nouveau paradigme est devenu une réalité nouvelle. Et la véritable rupture structurelle, dans l'organisation des systèmes informatiques comme de l'organisation des entreprises, est venue avec le passage de la bande perforée aux systèmes transactionnels basés sur les disques et les terminaux. Non qu'on y ait très tôt pensé, dès les années 1960, puisque certaines applications comme la réservation aérienne y sont venues très tôt. Mais les coûts et les performances des matériels n'en permettront pas la réalisation jusqu'aux années 1980. Après quoi est venue la "télématique", minitel, Internet... et ceci est une autre histoire.
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